Tableau original : Mary Cassatt — The Child’s Bath

L’espace mental de la mère artiste — ou la symphonie fantastique

Héloïse Simon
Bidonnes

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Peut-on être artiste quand on a que quinze minutes par jour pour soi ?

Je me demande depuis longtemps pourquoi ces deux aspects d’une vie, maternité et travail artistique, sont si difficiles à concilier ou sont perçus comme incompatibles, au point que certaines femmes choisissent de ne pas avoir d’enfants pour préserver leur carrière artistique — les hommes artistes, eux, ne semblant jamais être confrontés à ce choix.

J’ai compris un jour qu’être mère, c’était avoir en moi une partition symphonique, autant de lignes parallèles d’une vie compliquée et trépidante. Le travail alimentaire (rares sont les artistes qui vivent de leur art), les enfants, les comptes, les courses, les rendez-vous chez le dentiste, de multiples portées qui avancent les unes en dessous des autres, comme les bois, les cuivres, les percussions, chaque groupe d’instruments se divisant en parties individuelles qui jouent à leur rythme, toutes en même temps et, le plus souvent, sans harmonie. Car cet orchestre qui joue dans ma tête n’est pas une symphonie de Mozart. C’est la cacophonie constante de ma vie complètement morcelée.

Alors dans ce bruit, dans cette symphonie folle que souvent la cheffe d’orchestre elle-même n’arrive pas à suivre, comment créer?

Car le travail artistique n’est pas un travail ordinaire. Créer n’est pas une suite de tâches qu’on peut accomplir au rythme où on l’a décidé. Je ne peux pas écrire un roman comme un email, pendant que mes enfants jouent aux petites voitures, entre deux rendez-vous chez le pédiatre, à vingt-deux heures quand les enfants sont couchés. On ne se met pas au travail à 8 heures 30, avec une to-do list, écrire le chapitre un, trouver l’idée de mon prochain roman, terminer ma toile, composer trois morceaux. Une œuvre grandit en soi, se nourrit de la vie quotidienne mais aussi s’en éloigne. Un projet artistique peut avancer en deux semaines autant qu’en deux ans, il va dans une direction qu’on n’avait pas envisagé. Il a une vie propre.

Quand on est artiste, on a besoin de solitude, d’air, de temps et d’une grande liberté dans la tête : on a besoin d’espace mental, ce qui ne fait pas bon ménage avec la vie de ménage, précisément. Aux mères, solitude, air, temps et liberté, sont le plus souvent tout ce qui manque. L’espace mental nécessaire à la création peut disparaître très vite, mangé par une vie de famille dans une société où c’est la mère qui porte l’essentiel de cette charge.

Pour moi, il s’agit d’entretenir cet espace mental, au sens où on dit entretenir un foyer : le nourrir quotidiennement ou presque, même un tout petit peu, pour que les braises ne s’éteignent pas. Penser à son tableau quand on est au square, travailler pendant les siestes, récupérer les enfants un peu plus tard de la crèche sans culpabiliser parce qu’on a besoin de finir cette page, raconter à ses enfants la pièce qu’on est en train d’écrire. Je travaille cinq minutes, dix minutes, trois lignes, quinze mots, parce que les deux heures que je vais avoir cette semaine, seule, libre, avec de l’air et de la liberté, je vais les mettre à profit.

Pour reprendre la métaphore musicale, mon travail artistique est toujours en sourdine, quelque part au milieu de tous les bruits de ma vie commune.

Attention ! Loin de moi l’idée d’encenser les mères qui arrivent à tout faire en même temps, puisque cette manière de créer, au milieu des tâches et des obligations, est une injustice fondamentale. Les mères artistes doivent aménager leur temps, s’organiser à la minute, développer des stratégies intérieures bien plus complexes que les pères, pour trouver un espace mental à soi, sans lequel on ne peut pas créer. On a besoin, comme dit Virginia Woolf, d’une chambre à soi — même si on écrit sur la table du salon.

Je veux souligner qu’il n’y a aucune incompatibilité fondamentale à être maman et créatrice. Pour l’art comme pour tous les autres aspects de sa vie, quand on a des enfants, on se débrouille.

J’irai plus loin : il y a pour moi une proximité entre la maternité et la création artistique, il existe des ponts entre ces deux pans d’une vie que la plupart du temps les femmes ne veulent pas mettre en avant, par peur d’être reléguées au rang de pseudo-artiste sentimentale, parce que l’image de l’artiste, libre, mettant son art au-dessus de tout, ne s’accorde pas bien avec une peintre disant qu’elle ne peut pas venir au vernissage à vingt-et-une heures parce qu’elle doit tirer son lait.

Maman et créatrice s’associent très bien. Mais être artiste, ce n’est pas seulement créer. C’est aussi diffuser son travail. Faire connaître ses œuvres prend un temps fou et représente une grande part de la vie d’artiste, qu’on a du mal à s’imaginer. Ce sont des heures passées à chercher des éditeurs. Des heures à écrire des emails pour nouer des contacts, ou proposer une collaboration. Des jours et des semaines à monter le dossier d’un projet qui ne sera pas forcément retenu. Des mois à candidater à des festivals, à chercher des financements pour réaliser son long-métrage.

Alors, quand la journée d’une mère, tâches, impondérables, imprévus, se démultiplie, celle-ci, sur son temps à elle qui s’est considérablement réduit, finit par choisir entre ces deux aspects si complémentaires de son travail : créer ou diffuser. Et c’est dans cette alternative que s’assoient les inégalités hommes-femmes, mères-pères puisque ces deux pans de la création se nourrissent l’un de l’autre.

En diffusant son travail, on fait naître des opportunités professionnelles, pour créer mieux, pour créer davantage, comme dans n’importe quel métier. Quand l’art devient une carrière, qui ne se joue plus dans l’espace mental, dans l’organisation de son temps à soi seule, mais dans la société, alors il est difficile de trouver une parade aux inégalités de genre. Et ces conditions de diffusion des œuvres peuvent rapidement décourager les mères artistes et leur imposer ce qui est présenté comme un choix, mais qui est en réalité un renoncement.

La double, triple, quadruple vie de la mère artiste est éreintante. Mais c’est une course folle que je n’abandonnerai pas. Créer fait partie de moi. Être maman aussi. Ces deux lignes de ma symphonie fantastique se parlent et se répondent. Elles me frustrent autant qu’elles me comblent. La satisfaction d’une belle après-midi avec mes enfants rattrape la fatigue lancinante qui fait partie de ma vie de famille. La frustration d’avoir l’impression de n’arriver nulle part dans mon travail artistique se rachète lorsqu’un jour, enfin, les efforts paient — le morceau est terminé, le roman est publié, l’article est partagé. Et je trouve que ça en vaut la peine.

Musique.

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