Lettre à cette amie féministe tannée de voir des photos de bébés

Elisabeth Meur-Poniris
Bidonnes
Published in
4 min readMay 31, 2019

Chère amie féministe,

Il y a quelques temps, tu exprimais sur Twitter ton mécontentement à voir fleurir sur les murs de tes amies des photos de bébés : bébés-petite-purée, bébés-premier-bain, bébés-mignons, bébés-contents, bébé-ouin-ouin. Tu en parlais comme d’une source d’ennui, voire d’une agression, un rappel aux injonctions que la société t’adresse régulièrement quant à l’usage de ton utérus.

Je suis maman depuis un peu plus d’un an maintenant et même si j’ai fait le choix d’avoir un enfant, je n’ai pas l’impression d’être montée en grade. Ne le sais-tu pas ? Quoi qu’une femme décide de faire de sa vie ou de son corps, elle ne sera jamais tout à fait gagnante.

“Je ne savais pas”. Cette phrase, je l’ai entendue dans la bouche de toutes les mères que je connais. Et moi non plus je ne savais pas, à quel point ce serait dur. Je n’imaginais pas la fatigue, le dépassement de soi, la sensation de flotter à longueur de journée au-dessus de son propre corps. Ce corps qui a explosé après avoir été déformé, à qui on n’a pas laissé le temps de se reposer, de récupérer. Ce corps qui nourrit nuit et jour et surtout la nuit, qui réconforte et qui n’est plus vraiment le mien désormais.

“Fais ta sieste en même temps que lui !”, “Bois beaucoup d’eau”, autant de conseils qui sont à première vue bienveillants mais qui soulignent une fois de plus l’évidence : ma présence est désormais utile. On ne se rend pas compte, avant d’avoir un enfant, à quel point il est libérateur d’être dispensable. Du luxe de pouvoir envisager de disparaître du jour au lendemain, de tout abandonner, de tout recommencer. L’enfant marque ce point de non-retour : désormais il faudra toujours composer avec lui, il existera toujours quelque part et nos vies seront à jamais liées.

La maternité est aujourd’hui vécue par beaucoup comme une expérience de la solitude mais je suis convaincue qu’il pourrait en être autrement. Ce qui heurte, ce n’est pas d’être mère mais la manière dont la société nous oblige à vivre notre parentalité. On dit qu’il faut un village pour élever un enfant, seulement nous vivons dans une société éclatée, où l’on ne sait finalement rien de ce qu’il se passe dans les foyers de chacun. C’est souvent une bonne chose mais cela peut se révéler fatal dans un contexte où seul le bonheur est autorisé à être exprimé. Les peurs, les frustrations, elles sont indicibles.

Dehors, les enfants ne sont pas les bienvenus : il existe très peu de lieux adaptés aux enfants qui ne leur soient pas non plus exclusivement consacrés, où il nous serait permis de côtoyer d’autres adultes à un moment où ne leur demande pas de performer leur rôle de bon parent. Les déplacements sont compliqués : je ne compte plus le nombre de fois où je me suis retrouvée bloquée avec ma poussette aux pieds d’un escalator en panne. L’accès à la garde d’enfants reste une épreuve : les listes d’attente pour les crèches communales sont interminables, quant aux crèches privées, elles sont hors de prix. Le travail manque trop souvent de flexibilité et l’on peine à s’adapter aux innombrables inattendus qui ponctuent la vie d’un jeune enfant : petites maladies, mauvaises nuits.

Enfin et c’est sans doute l’un des éléments les plus décisifs, la société laisse croire aux hommes que leur présence est optionnelle et ce dès l’hôpital, où on leur demandera de rentrer chez eux le soir venu ou de payer s’ils désirent rester au chevet de leur compagne. Dix jours plus tard, le congé paternel s’achève : il est de temps de retourner au travail. On ne devient pas parent du jour au lendemain. Les premiers jours, les premiers mois, parfois même tout le reste de notre vie, on a l’impression de marcher avec des chaussures trop grandes pour nous. Les pères n’ont même pas l’occasion d’user leurs semelles, ils vivent leur parentalité en points de suspension, ils en ont un aperçu, des échos. Ils ne se représentent pas le temps qui s’écoule à l’intérieur de la maison, au ralenti. La situation est la même dans les couples homoparentaux mais ce constat s’inscrit sur le terrain bien établi d’une représentation de la masculinité qui appartient au dehors. La place des femmes, elle, est dedans.

Enfermée dans sa propre existence, dans son corps, dans sa propre maison, la mère regarde l’enfant barbouillé-de-petite-purée, le prend en photo et la poste sur ses réseaux sociaux. Elle existe encore, elle a tenu bon jusqu’ici, elle a fait le job et elle l’affirme. De l’autre côté de son écran, son amie féministe lui rappelle que sa maigre satisfaction n’est satisfaisante qu’à ses yeux. Ses yeux de mère dont la vie est ponctuée d’événements qui n’intéresse personne. Oui, ça vaut le coup de lui rappeler.

De la même manière, tu lèveras les yeux au ciel quand mon fils pleurera dans le bus ou tu souffleras quand il fera tomber ses couverts au restaurant. Pourtant, je ne resterai pas chez moi et je n’hésiterai pas à parler de ma vie et de ce bébé qui en fait désormais partie. Je refuse de nous effacer de l’espace public, qu’il soit physique ou virtuel. Ça ferait bien trop plaisir au patriarcat.

Si je me permets de t’écrire cette lettre, c’est parce que je pense que toi non plus, tu ne sais pas. Parce que si nous nous sommes battues pour avoir le droit ou non d’enfanter, c’est pour que chacune puisse avoir le choix et qu’aucun de ces choix de ne devrait nous exclure de cette sororité que nous cultivons. Parce qu’elle est essentielle à notre survie, en tous milieux, en tout temps et qu’il n’existe aucune femme qui puisse s’en passer.

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Elisabeth Meur-Poniris
Bidonnes

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