Maman-bonheur— Une histoire de privilèges ?

Elisabeth Meur-Poniris
Bidonnes
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8 min readSep 2, 2021

En 1975, le collectif Les Chimères écrivait : « La seule attitude
cohérente quand on a réellement pris conscience de ce que la société a fait de la maternité est de la refuser. » Un acte politique, donc, animé par le rejet d’une maternité aliénante, « esclave ». Mais la parentalité pèse différemment sur les femmes selon leur classe sociale, leur orientation sexuelle ou leur couleur de peau.

Dans le même texte, les Chimères soulignaient toutefois que la stérilité comprise comme acte politique n’était pas forcément facile à vivre : « Les choses sont loin d’être simples, parce que l’on se refuse alors à une expérience humaine importante. » Si, pour certaines, l’absence de désir les conforte dans leur souhait d’une vie sans enfant, pour d’autres, cela représente moins un choix qu’un renoncement. Les crises écologiques, économiques et politiques que nous subissons sont loin de constituer « les conditions idéales » pour fonder une famille. Les pays du sud de l’Europe connaissent une baisse de la fertilité alarmante depuis la crise économique de 2008 : en Grèce, en Italie et en Espagne, le taux de natalité n’a jamais été aussi bas depuis la Première Guerre mondiale ; et la situation ne risque pas de s’améliorer, étant donné l’immigration massive des jeunes vers des pays à l’économie plus prospère. Craignant l’insécurité et ne pouvant bénéficier des services d’accueil à la petite enfance, sapés par les coupes budgétaires, les potentiel·le·s futur·e·s parents ne peuvent même plus compter sur le traditionnel soutien de leur famille proche puisque la pension des personnes âgées ne leur permet que la survie.

Lorsqu’on bénéficie de revenus confortables, la parentalité est plus douce : on peut avoir recours à des aides ménagères, une nounou et quand cela ne suffit pas à l’entente au sein du couple, divorcer sans craindre la précarité […]

Il est certain que lorsqu’on bénéficie de revenus confortables, la parentalité est plus douce : on peut avoir recours à des aides ménagères, une nounou et quand cela ne suffit pas à l’entente au sein du couple, divorcer sans craindre la précarité. « Si tu as des sous, tu parles d’une manière différente avec ton mari. Il te fait chier, tu fous le camp, tu prends tes gosses, ou tu partages les enfants, tu les coupes en six ou n’importe quoi, mais tu penseras à ta vie d’une manière différente » raconte Faousia, ouvrière et mère de huit enfants, interrogée quant à l’intérêt du revenu garanti universel [Témoignage extrait de l’essai Chez soi de Mona Chollet]. On peut alors envisager l’avenir de ses enfants avec sérénité, les confier sans crainte à des enseignants qui pourront leur accorder toute l’attention nécessaire, les divertir du marasme ambiant et enfin se rassurer à l’idée que leur école « alternative » (privée) possède son propre potager.

Présentation du livre “Pregnant then screwed” (enceinte donc foutue) par son auteure Joeli Brearley, décrivant les discriminations spécifiques dont sont victimes les mères au Royaume-Uni

L’argument financier intervient avant même la grossesse : la solution de congélation des ovocytes peut par exemple permettre à celles qui souhaitent investir dans leur carrière de figer leur fertilité avant qu’il ne soit trop tard. Un soulagement pour lequel il faudra compter environ 3 500 euros pour les traitements hormonaux et les frais de laboratoire de deux cycles, auxquels s’ajouteront les échographies, les prises de sang et les procédures de prélèvement. En France, avant le vote de la loi autorisant la PMA pour toutes (ou presque) les couples lesbiens qui souhaitaient avoir recours à la PMA devaient se rendre dans un pays qui l’autorisait pour un coût pouvant aller jusqu’à 11 000 euros, auxquels s’ajoutaient les jours d’arrêt de travail, les déplacements et séjours, les traitements et examens non remboursés hors parcours de soin (stimulation ovarienne, diagnostic préimplantatoire, échographies…). L’argent donne également accès à des soins de qualité : préparation à la naissance personnalisée auprès d’une sage-femme qui pourra être présente durant l’accouchement, tout comme le ou la gynécologue de son choix ; chambre individuelle, possibilité pour le ou la co-parent·e de dormir sur place moyennant payement, suivi psychologique en cas de dépression post-partum, congés parentaux pour les deux parents sans craindre l’effondrement du budget familial.

La justice reproductive : des naissances respectées pour toutes les communautés

Ce que l’on nomme la justice reproductive est conceptualisé dans les années 1990 au sein de communautés de femmes racisées états-uniennes. Elle affirme le principe de base selon lequel le droit de refuser des grossesses non désirées est tout aussi fondamental que le droit des femmes d’avoir les enfants qu’elles veulent dans les meilleures conditions possibles. Ce combat rejoint l’approche du féminisme intersectionnel dans la mesure où il décrit la parentalité non pas seulement comme la résultante d’un choix individuel, mais comme une décision qui dépend également de la place de l’individu au sein de la société. Dans cette mesure, la parentalité est politique. Il ne s’agit plus d’établir le constat que la maternité, en l’état, est aliénante, mais de lutter contre cette aliénation, en tenant compte du fait que celle-ci se conjugue avec des discriminations sexistes, raciales, économiques, de classe. Ces enjeux devraient concerner toutes les femmes et non pas seulement celles qui veulent procréer : comme il n’y a pas besoin de subir soi-même des discriminations pour s’envisager comme un·e allié·e de l’anti-sexisme ou de l’antiracisme, il n’y a pas besoin de vouloir des enfants pour reconnaître que les injustices sociales peuvent constituer un obstacle à une maternité épanouissante et s’engager à changer la donne. Dans cette perspective, le soin — care — est envisagé comme « une forme potentiellement radicale d’activisme» écrit Alana Apfel dans son livre Donner naissance — Doulas, sages-femmes et justice reproductive. C’est un retournement de stigmate : les infirmières, les sages-femmes, mais aussi les puéricultrices, les auxiliaires de vie, les femmes de ménage ne sont plus considérées comme des femmes invisibles accomplissant des tâches ingrates, mais comme des membres essentiels au bien-être de leur communauté.

Il s’agit également de reconnaître que les femmes racisées ou que les personnes queer ne bénéficient pas du même accueil ni des mêmes soins auprès des institutions hospitalières : qu’il est donc nécessaire qu’elles soient accompagnées par des personnes partageant leurs vécus. Il est constaté que les personnes noires sont souvent négligées, ceci s’expliquant par un grand nombre de préjugés. On va plus souvent supposer des grossesses à haut risque ou certaines maladies qui vont justifier que l’on prenne des décisions sans les consulter, une moins bonne maîtrise de la langue va conduire au fait que l’on s’adresse à elles en criant, on va également leur demander plus fréquemment de « baisser le ton » (en partant du principe qu’elles exagèrent l’expression de leur douleur), etc. Au reste, les configurations familiales non conventionnelles ne sont pas toujours bien accueillies et les personnes transgenres sont traitées avec « moins de dignité et de respect » explique Alana Apfel.

Récit des violences obstétricales et racistes subies par Fatoumata, rapporté par le Bondy Blog

Jodi Koumouitzes-Douvia, une doula exerçant dans la région de San Francisco, explique ceci par le fait que « la majorité des doulas sont blanches et hétérosexuelles. Et le fait est que ces personnes ne sont sans doute pas les mieux placées pour offrir un accompagnement aux autres communautés que la leur. […] Nous devons prendre de la distance avec un certain discours des femmes blanches venues “sauver” les personnes racisées. […] on se doit de laisser les autres communautés faire les choses par elles-mêmes.»

Faire renaître la société tout entière

Le travail de ces accompagnantes à la naissance est révolutionnaire parce qu’il propose d’attaquer le mal à la racine, de mettre un terme à la transmission des traumas en redonnant du pouvoir aux mères et en (re)
faisant de l’accouchement une expérience transformatrice. « Dans notre société, nous sommes confrontées à un patriarcat qui bride la capacité des personnes enceintes à s’exprimer », explique Laili Falatoonzadeh du collectif Birth Justice Project, qui accompagne les détenues de la région de San Francisco. Or, « si le corps des personnes qui donnent naissance est affaibli, c’est le tissu même de notre société que nous menaçons » ; mais « [si] elles savent qu’elles ont du pouvoir, du mérite et de la puissance […] cela peut avoir des répercussions sur le reste de leur vie. » Au fil de l’histoire, le patriarcat a dépossédé les femmes des savoirs liés à la naissance. Des remèdes et des pratiques transmises de génération en génération, acquis à force d’observations et d’expériences, ont été confisqués ou détruits. C’est à partir du XVIIe siècle que celles qui aidaient auparavant les autres à accoucher, mais aussi à avorter, ont été petit à petit écartées, décrédibilisées, diabolisées. La gynécologie et la médecine obstétricale sont devenues une affaire d’hommes faisant des corps des femmes leurs terrains d’expérimentation. La pathologisation à outrance de la grossesse et de l’accouchement ont conduit à une infantilisation des futures mères et à des abus de pouvoir menant parfois à des traumatismes durables.

« Que signifie le fait de naître au milieu d’une pareille terreur ou, pour le corps de femme, de traverser une pareille terreur ? Qu’est-ce que cela implique pour notre société ? Dans quelle mesure cette empreinte a-t-elle entravé notre capacité à nous réaliser pleinement en tant qu’êtres humain·e·s ?

Molly Arthur citée dans Donner naissance — Doulas, sages-femmes et justice reproductive

Il faut dès lors se réjouir que la vague post-MeToo ait également conduit
à une plus grande visibilité des récits de violences obstétricales. « Nous
avons été formé·e·s à croire que les médecins ont une autorité absolue
sur nos corps, qu’ils ont toujours les bonnes réponses et qu’ils ne nuiront
jamais », explique Laili Falatoonzadeh. Elle poursuit : « Quand je me de-
mande comment “désapprendre” cette croyance, je me dis que les femmes doivent commencer par se réapproprier leur corps. » Or, pour cela, il faut commencer par se réunir : faire renaître ces groupes de femmes que l’on s’est évertué à faire disparaître, partager nos expériences, reconstituer les savoirs. Internet joue un rôle majeur : place publique accessible depuis nos lieux les plus intimes, il permet un regard tourné à la fois vers l’intérieur et vers l’extérieur, vers soi et vers l’autre. De son côté, le personnel médical dénonce le manque de moyens des services hospitaliers. Le rythme que subissent les médecins et les sages-femmes en sous-effectif les conduirait de manière presque fatale à des négligences et à des maltraitances. Cela devrait nous forcer à nous questionner sur les conséquences de ce désinvestissement financier. Plus généralement, « que signifie le fait de naître au milieu d’une pareille terreur ou, pour le corps de femme, de traverser une pareille terreur ? », s’interroge l’activiste Molly Arthur : « Qu’est-ce que cela implique pour notre société ? Dans quelle mesure cette empreinte a-t-elle entravé notre capacité à nous réaliser pleinement en tant qu’êtres humain·e·s ? »

Ce n’est qu’en dressant un constat des conditions réelles dans lesquelles évoluent les mères que nous pourrons revendiquer des changements, sur le plan individuel, mais aussi systémique. Il est clair que si nous voulons insuffler des changements en ce monde, il faut commencer par changer les règles du jeu. Faire éclater les rôles traditionnellement assignés aux petits garçons et aux petites filles, ouvrir le champ des possibles pour faire éclore de vraies personnalités, aux aspirations riches et variées. Annihiler les hiérarchies liées aux genres, qui voudraient qu’il soit honteux pour un garçon de porter une robe de princesse et libérer les filles des vêtements trop courts, trop précieux, trop cintrés qui contraignent à l’immobilité. Chasser les tabous qui entravent la connaissance de soi, apprendre le fonctionnement de son corps pour l’habiter vraiment. Offrir aux parent·e·s seul·e·s un soutien, du temps, car il faut tout un village pour élever un enfant. Et faire ainsi de la parentalité une actrice légitime des nouveaux enjeux féministes.

Elisabeth Meur-Poniris

Ce texte est en partie extrait de l’analyse “Maternité et féminismes : de l’aliénation à la possible réconciliation” écrite par l’auteure pour l’association d’éducation populaire Barricade.

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