Maternité, expérience radicale

Héloïse Simon
Bidonnes
Published in
4 min readJan 3, 2020

Cet article s’inscrit dans une série triptyque portant sur l’art et la maternité et fait suite à l’article “L’espace mental de la mère artiste — ou la symphonie fantastique”.

Je suis écrivaine, mère de deux enfants et j’entends souvent dire qu’on est soit une bonne mère, soit une bonne artiste.

Entre ces deux vies, il faudrait faire ce qui semble être un choix, mais qui est en fait un renoncement : il faudrait renoncer à être artiste pour être mère, ou bien renoncer à être mère pour être artiste.

Il y a évidemment la question de la charge d’élever des enfants qui échoit, dans notre société, bien davantage aux femmes, qu’elles soient créatrices ou non, qui explique le fait qu’elles aient historiquement eu moins de temps et d’espace pour créer. Mais c’est dans ce que nous imaginons être une vie d’artiste, dans notre imaginaire culturel, qu’existe aussi cette opposition, qui ne s’applique d’ailleurs qu’aux mères. A-t-on jamais dit à un homme peintre qu’il allait devoir ranger ses pinceaux en devenant papa ? Ou que s’il voulait être artiste, il valait mieux éviter les enfants ?

J’ai envie de déconstruire et de déboulonner les pré-conceptions et mauvais mythes qui président à cette alternative, à la fois sur ce qu’est être une (bonne) mère et sur ce qu’est être une bonne artiste, tournant autour de nous toutes, les femmes créatrices. Et c’est à l’idée que l’artiste vit toujours à la marge que j’ai envie de m’attaquer.

L’image du poète maudit colle à la peau des artistes. On les imagine en perpétuelle souffrance, torturés, portés sur les paradis artificiels. On croit que leur travail n’est reconnu que de façon posthume et que, durant leur vie, ils vivent plus ou moins à la marge d’une société qui ne les accepte pas. Que, de toutes façons, ils en rejettent les normes.

Les artistes Kenyatta A.C. Hinkle, Andrea Chung, Rebecca Campbell and Tanya Aguiñiga parlent de leur rapport à la maternité dans cet épisode de la série documentaire Artbound produite par KCET

Or, lorsqu’on est mère, on vit fondamentalement au sein de la société, bien à l’intérieur de la norme : avoir des enfants, ça ne se revendique pas comme un pas de côté ! On suit les horaires de millions de parents, les heures de goûter, de bain, de coucher. On s’adapte aux structures extérieures à la vie de famille : crèche, école, loisirs, semaine, week-end, difficile de vivre à contretemps avec des enfants. On a des préoccupations normales qu’on ne remet pas à demain, à après-demain, ou à jamais d’un air supérieur. Il faut bien faire des courses, cuisiner, faire les lessives, s’occuper des mille et une choses à faire pour les enfants. Ce sont des vies de parents privilégiés, que ces vies à jongler avec ce que nous offre la société. Mais en s’intégrant à ces structures, en ayant besoin d’elles, on donne d’autant plus l’impression de s’éloigner d’une vie radicale. Et combien de fois, je me suis dit : mais je ne savais pas qu’être mère, ce serait ça, penser sans cesse à la sortie de l’école ou au menu du dîner ! Et sur quoi je vais écrire, alors, si ma vie est si normale ? La maternité, au premier abord, ne peut se revendiquer comme une expérience de la marge.

Pourtant, parce que l’expérience de la maternité et la parole sur ce vécu ont si souvent été accueillies avec un léger mépris et parce qu’elles ont été reléguées à une littérature sentimentale, a-t-on vraiment assez considéré la radicalité de cette expérience ?

C’est dans mon vécu de mère, si harassant, si frustrant, que je trouve le plus de marginalité et de radicalité, même si ce quotidien est souvent vu, à tort, comme une vie sans relief. Je suis torturée par les exigences de ma vie de famille, qui me semblent toutes irréconciliables. Et puis, je ne me reconnais jamais entièrement dans les images que la société nous renvoie de la maternité et j’ai souvent l’impression de me battre contre elles, d’être malgré tout hors de ce circuit bien rôdé qu’est la parentalité.

Pour moi, la maternité est une expérience de l’extrême bien cachée dans une vie plan-plan.

Avec des enfants, plus besoin d’aller à la fête foraine, les montagnes russes sont à la maison: ils vous jettent des jouets dessus alors que vous êtes épuisée en criant qu’ils ne vous aiment plus, ce qui ne les empêchera pas, dans quelques minutes, de vous offrir quelques pâtes en disant “tiens maman, c’est pour toi, il faut manger sainement pour être en forme”, avec au bord des lèvres un grand sourire et un baiser. Haine extrême, comme amour extrême. Épuisement, comme redoublement d’énergie. Dispersion comme concentration. Je connais de grands malheurs avec mes enfants. Je connais de grands bonheurs aussi avec eux.

Je ne me suis jamais sentie aussi radicale que depuis que je suis devenue mère. Alors je ne vois pas en quoi ce serait un vécu incompatible avec la création artistique, au contraire.

Je pense souvent à ma maternité comme une découverte de la marge intérieure : même si devenir maman est une expérience partagée, ma maternité à moi est réellement unique, et c’est en cela qu’elle est radicale. Elle crée une déconnexion entre ce que je vis et ce que la société me renvoie de ce que je devrais vivre. Là, je me sens à la marge, dans ma confrontation avec ma propre maternité, constante, inévitable, qui remet en cause les conceptions que j’entends partout.

Je suis mère, artiste et marginale.

Et je compte bien rester tout ça en même temps.

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