Soyez des parents imparfaits

[Trilogie de l’imperfection - Épisode 1]

Nouhad Hamam
Hack tes Kids

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3 types de perfectionnistes

Illustration des 3 mousquetaires

#1. J’ai longtemps cru que ma mission de grand frère (aîné de 3 frères et une soeur) était de les protéger, de faire leurs devoirs quand ils n’y arrivaient pas, d’aller faire peur à ceux qui les martyrisaient avec mon physique imposant ou encore de les conseiller. C’était gentil et généreux de ma part, mais c’était une erreur.

#2. Ma mère savait très bien anticiper les sujets qui allaient créer des disputes entre mes frères et mon père - et pour tout vous dire, on est tous assez sanguin dans la famille. Afin d’éviter les disputes et les colères à tout prix, elle mettait beaucoup d’énergie à détourner les sujets de conversation qu’elle sentait critiques.

#3. Enfin, ma femme a brillamment réussi une thèse de physique médicale dont j’ai assisté à la soutenance. Elle a reçu les félicitations du jury et je l’ai vue répondre à toutes les questions, même à celles des personnes calées dans leur domaine et réputées pour être très exigeantes — un terme que je ne cautionne pas. Même trois ans plus tard, elle a du mal à reconnaître cette réussite et elle me dit souvent qu’elle a eu de la chance ou que le jury a été trop gentil. Certes, sa thèse a connu des moments difficiles mais ça n’enlève rien à sa réussite. Pourtant, il lui est très difficile de le reconnaître et même de se l’admettre à elle-même.

Ces trois histoires couvrent l’ensemble des types de perfectionnistes :

  • Le refus de l’échec (pour soi ou les autres) : dans mon cas, je voulais éviter à mes frères et soeur de connaître la douleur de l’échec
  • Le refus des émotions douloureuses, dites “négatives” à tort (pour soi ou les autres) : dans le cas de ma mère, en voulant éviter à tout prix tout conflit et toute colère, elle refuse d’admettre que la colère est une émotion nécessaire et inévitable
  • Le refus de reconnaître sa propre réussite : dans le cas de ma femme, elle refuse de reconnaître la réussite de sa thèse, qui ne fait pourtant pas débat
Tal Ben-Sharar, auteur de “L’apprentissage de l’imperfection”

Ces trois types de perfectionnistes sont évoqués par Tal Ben-Shahar, le professeur de Harvard qui donne le cours le plus suivi de l’histoire de l’université : un cours sur le bonheur et la pensée positive. Et son livre “L’apprentissage de l’imperfection” est pour moi une grande source d’inspiration.

Un chapitre y est consacré aux travaux d’un grand pédopsychiatre, Donald Winnicott, connu notamment pour ses travaux sur le Good Enough Parenting (l’éducation suffisamment bonne). Il y démontre l’importance d’une éducation imparfaite et d’une implication mesurée pour enseigner et transmettre des valeurs clés pour le bonheur et l’épanouissement de l’enfant.

Le culte infernal de la perfection

Euclide, père du nombre d’or, incarnation de la perfection en maths, en peinture et en architecture

D’où nous vient ce culte de la perfection ? Sans faire un long cours sur l’Histoire de la perfection, nous l’avons hérité de l’Antiquité Grecque qui a érigé en dogme la logique, l’architecture mathématique - incarnée par le nombre d’or - et le Kalos Kagathos : le culte du beau, du bon, et du corps sculpté et athlétique.

La création d’Adam, par Michel-Ange

Oubliés pendant des siècles, ces principes ont été repris et renforcés par les penseurs et artistes de la Renaissance, à l’instar du tableau de la Chapelle Sixtine idéalisant le corps d’Adam et rappelant que l’Homme a été créé par Dieu, l’image-même de la perfection inaccessible et tant convoitée. On peut aussi cité l’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci, qui fait la couverture de cet article et dont l’anatomie est censée présenter des proportions corporelles régies par des règles mathématiques.

Puis au 20ème siècle, l’âge industriel et scientifique a parachevé le tableau, si vous me permettez l’expression, en érigeant trois cultes de la perfection :

  • Le culte du génie, lui, incarné par Einstein et sa maîtrise idéalisée des sciences et des mathématiques
  • Le culte du corps parfait, érigé par la mode et la culture pop & rap qui ont parfois emprunté certains codes de la pornographie moderne. Rappelons d’ailleurs que la mode est un instrument du luxe et de la consommation de masse (fille de la révolution industrielle)
  • Le culte de l’efficacité, que j’ai détaillé dans cet article

Et bien sûr, l’éducation de nos enfants n’a pas échappé à cet héritage… Les foyers, les crèches et les écoles regorgent de perfectionnistes, qui transmettent ces valeurs aux enfants. D’une part, on tente de faire de nos enfants des enfants parfaits et d’autres part, on tente d’être nous-mêmes des parents ou des éducateurs parfaits.

Selon Winnicott et Ben-Shahar, cette recherche de la perfection serait à l’origine de nos dépressions, de troubles alimentaires, de notre manque de confiance en nous, de notre faible créativité, d’une dégradation de l’image de soi et de notre difficulté à gérer nos émotions.

Enfin, selon Martin Seligman, un des grands théoriciens du bonheur et de l’optimisme au 20ème siècle, voici les trois désirs et pulsions de l’être humain qui le rendent malheureux : vouloir changer les autres, ruminer le passé et chercher la perfection.

Il y a donc deux enjeux : apprendre l’imperfection, en tant que parents ou éducateurs- et c’est là qu’intervient la notion de parents suffisamment bons pour rependre les termes de Winnicott, et enseigner l’imperfection à nos enfants.

En découdre avec ce mythe de la perfection est une question de santé et de bien-être publique, notamment pour les futures générations

Donald Winnicott

Selon Donald Winnicott, l’enfant nait en symbiose psychologique et physique avec sa mère. Il a alors besoin à ce moment précis que la mère réponde à ses moindres désirs. Puis, pour aider l’enfant à acquérir de la maturité grâce au processus de différentiation, la mère doit se retirer progressivement pour qu’il devienne petit à petit un individu fonctionnel et indépendant.

Par exemple, au lieu d’accourir quand l’enfant pleure et exprime son besoin d’être câliné, le parent suffisamment bon le laisse lentement faire connaissance avec ce sentiment d’inconfort — du moment qu’il ne risque rien. L’enfant se rend compte ainsi qu’il ne peut pas toujours compter sur sa mère et apprend à se consoler. Winnicott écrit : “La mère doit apprendre à faire défaut à son enfant, avec bienveillance”. Et c’est une tâche difficile pour un parent, surtout pour une mère qui a connu cette fameuse symbiose pendant la grossesse. L’échec et l’imperfection faisant partie de la vie, les parents doivent laisser l’enfant s’y confronter le plus tôt possible.

C’est l’expérience de la mauvaise chute qui incite l’enfant à marcher. Un parent parfait aurait tendance à offrir une protection parfaite à l’enfant et à retarder ainsi l’apprentissage de la marche.

Le parent parfait aurait tendance à empêcher son enfant de manger salement, tandis que le parent suffisamment bon sait qu’il importe d’apprendre en faisant, et de se salir les mains et les cheveux. Le seul vrai enjeu à ce moment-là est de s’assurer de sa sécurité et qu’il ne puisse pas se faire mal avec une fourchette ou s’étouffer avec un aliment.

Enfin, il existe un autre excès, beaucoup plus sous-terrain, qui est celui de la sécurisation intellectuelle et psychologique de l’enfant, en faisant écran entre lui et le monde extérieur. Le parent parfait s’immisce dans les conflits de ses enfants avec son professeur et ses amis en intervenant. Il résout aussi son devoir de maths quand il n’y arrive pas, etc. C’est exactement les erreurs que j’ai faites en tant que frère aîné ; je voulais être un frère parfait.

Beaucoup de parents ayant connus des difficultés dans leur vie souhaitent les épargner à leurs enfants. Pour se développer sainement, l’enfant a besoin dans une certaine proportion d’affronter l’échec, de lutter contre l’adversité et de vivre des émotions douloureuses (colère, peur, tristesse et dégoût).

Apprenez-leur l’imperfection

Le Petit Prince, de St-Exupéry, qui apprend à apprécier les imperfections de sa rose, grâce au renard

Les parent, professeurs ou grands frères parfaits ne se rendent pas compte qu’ils empêchent les enfants de devenir résistants, d’avoir confiance en eux et de trouver du sens à la vie.

Pour acquérir de la maturité, l’enfant a besoin d’affronter une certaine proportion d’échec, de lutter contre l’adversité et de vivre des émotions douloureuses. C’est selon Winnicott la mission première du parent ou de l’éducateur suffisamment bon.

Le plus grand enjeu de l’enfant : apprendre à échouer, pour ne pas échouer à apprendre

Apprendre l’imperfection aux enfants consiste à leur apprendre à accepter l’échec comme une nécessité pour l’apprentissage, à accepter leurs émotions douloureuses et à savoir apprécier leurs réussites à leur juste valeur, loin du dogme du “tout ou rien”.

A propos de l’auteur, Nouhad Hamam
Je suis un hacker de créativité. La mission qui m’anime est de rendre les gens plus créatifs, et c’est l’objet de la newsletter bimensuelle des Kréatifs.
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Nouhad Hamam
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Consultant et intervenant en créativité certifié, avec une vocation : rendre les entreprises et les personnes plus créatives. www.nouhadhamam.com