#premiersInstants — Artémis de Andy Weir

Alexandre Levasseur
Bragelonne
Published in
26 min readFeb 2, 2018

Découvrez les premières pages du nouveau roman de l’auteur de Seul sur Mars !

Dans les #premiersInstants, on vous propose ni plus ni moins que de découvrir les premiers chapitres de vos romans préférés. Comme ça, sans contreparties, juste pour vous faire plaisir. Bonne lecture !

1

Je bondissais sur le terrain gris et poussiéreux vers l’énorme dôme de la bulle Conrad. Le sas cerclé de lumières rouges me paraissait tellement loin.

Pas facile de courir avec cent kilogrammes de matériel sur le dos, même dans la pesanteur lunaire, mais vous seriez étonné de voir comment on peut cavaler quand sa vie en dépend.

Bob courait à mes côtés. Sa voix me parvenait par radio.
— Laissez-moi relier mes réservoirs à votre combinaison !
— Pour que vous mouriez aussi ?
— C’est une grosse fuite, protesta-t-il. Je peux voir le gaz qui s’échappe dans votre dos.
— Merci de me remonter le moral.
— Le maître en AEV, c’est moi, insista Bob. Arrêtez-vous et laissez-moi nous interconnecter !
— Négatif, répondis-je sans cesser de courir. J’ai entendu un claquement juste avant le déclenchement de l’alarme. Problème de fatigue de la valve métallique, à mon avis. En interconnectant, vous risqueriez de crever votre conduit sur un bord dentelé.

— Je suis disposé à prendre le risque !

— Pas moi. Faites-moi confiance, Bob. Le métal, ça me connaît.

J’allongeai ma foulée, avançant par bonds réguliers. J’avais l’impression d’évoluer au ralenti, mais c’était la manière la plus efficace de se déplacer avec tout ce poids sur le dos. L’affichage tête haute de mon casque m’indiquait que le sas se trouvait à cinquante-deux mètres.

Je jetai un coup d’œil aux indicateurs sur mon avant-bras. Mes réserves d’oxygène baissaient à vue d’œil. Je préférai regarder ailleurs.

Mes longues foulées portaient leurs fruits car j’avançais vraiment bien. Bob, le plus grand expert en AEV sur le Lune, était distancé. J’avais trouvé l’astuce : il suffit de prendre un peu plus d’élan chaque fois qu’on touche le sol. Les bonds sont délicats à gérer, toutefois. Si on merde, on risque de s’étaler de tout son long et de finir par une belle glissade. Les combinaisons sont solides, mais mieux vaut ne pas trop les râper sur le régolite.

— Vous allez trop vite ! Si vous tombez, vous risquez de casser votre visière !

— C’est ça ou respirer du vide. Il me reste une dizaine de secondes.

— Je suis loin derrière. Ne m’attendez pas.

Je ne me rendis compte de ma vitesse que lorsque les panneaux triangulaires de la bulle Conrad emplirent mon champ de vision. Ils grossissaient très vite.

— Merde !

Pas le temps de ralentir. J’effectuai un bond final et enchaî- nai avec une roulade, mes pieds heurtant la paroi. Le timing était parfait, mais c’était un pur hasard. Bob avait raison, j’étais arrivée bien trop vite.

Je retombai en arrière et me relevai tant bien que mal en agrip- pant la roue du sas.

Mes oreilles se bouchèrent, et des alarmes hurlaient dans mon casque. Le réservoir marchait sur trois pattes ; il n’était plus capable de pallier les effets de la fuite.

J’ouvris le sas et m’écroulai à l’intérieur. Comme je suffoquais, ma vision se brouilla. Je fermai la porte d’un coup de pied, tendis le bras vers le réservoir de secours et arrachai la goupille.

Le sommet du réservoir sauta, et le compartiment s’emplit d’air. Celui-ci jaillit si vite qu’il se condensa partiellement en gouttelettes de brume, une expansion brutale s’accompagnant toujours d’un refroidissement. Je restai allongée, à demi-consciente.

Ma respiration était rapide et superficielle, tandis que je réprimais une envie de vomir. Le sport, ce n’était pas pour moi. Une migraine provoquée par le manque d’oxygène était en train de s’enraciner durablement dans mon crâne. J’avais réussi à attraper le mal des montagnes sur la Lune.

Le sifflement s’atténua, puis se tut bel et bien.

Bob arriva enfin devant le sas. Je le vis regarder à l’intérieur par le hublot.

— État ? demanda-t-il par radio.
— Consciente, haletai-je.
— Vous pouvez vous lever, ou je dois appeler de l’aide ? Comme j’étais équipée d’une combinaison abîmée, Bob n’aurait pu me rejoindre dans le sas sans me tuer. En revanche, n’importe lequel des deux mille habitants de la ville aurait pu ouvrir l’écoutille intérieure pour me secourir.

Je me mis d’abord à quatre pattes, puis me levai, m’appuyant sur le panneau de contrôle pour lancer le cycle de nettoyage. Des jets d’air pressurisé me frappèrent sous tous les angles. La poussière lunaire grise tourbillonna tout autour de moi, avant d’être aspirée par les filtres sertis dans les parois.

Une fois le cycle terminé, la porte intérieure s’ouvrit auto- matiquement.

Je sortis dans l’antichambre, refermai le sas et m’affalai sur un banc.

À son tour, Bob entra dans le dispositif, quoique d’une manière moins théâtrale que moi et mon réservoir percé, qui devrait d’ailleurs être remplacé. Il suivit la procédure normale, en actionnant des pompes et des valves, tout simplement. À la fin du cycle de nettoyage, il me rejoignit dans l’antichambre.

Sans dire un mot, je l’aidai à se débarrasser de son casque et de ses gants. Laisser quelqu’un se déséquiper seul, cela ne se fait pas. C’est possible, bien sûr, mais c’est emmerdant. La tradition impose qu’on s’entraide, et Bob me rendit la pareille.

— Fait chier ! lâchai-je comme il soulevait mon casque.

— Vous avez failli mourir, lança-t-il en sortant de sa combi- naison. Vous auriez dû écouter mes instructions.

Je me tortillai pour sortir de la mienne, dont j’examinai ensuite le dos. Je désignai un morceau de métal dentelé, qui fut autrefois une valve.

— Une valve pétée. Comme prévu. La fatigue du matériau.

— D’accord, concéda-t-il. Vous avez eu raison de refuser l’inter- connexion. Bien joué. Mais ça n’aurait quand même pas dû arriver. Où est-ce que vous avez trouvé cette combinaison ?

— Je l’ai achetée d’occasion.
— Quelle idée d’acheter une combinaison d’occasion !
— Je n’avais pas vraiment le choix, si vous voyez ce que je veux dire. J’avais à peine assez d’argent pour celle-là, et vu que vous n’acceptez dans la guilde que les gens qui possèdent leur propre matériel…

— Vous auriez dû attendre d’avoir assez d’argent pour vous en payer une neuve.

Bob Lewis est un ancien marine. En plus d’être direct, il est le formateur en chef de la guilde des AEV. S’il doit répondre au grand maître de cette dernière, c’est lui et lui seul qui décide si vous méritez de devenir membre ou pas. Et si vous n’êtes pas membre, vous n’avez pas le droit d’effectuer des sorties en solo ni d’accompagner des groupes de touristes dehors. Voilà comment fonctionnent les guildes. De vrais connards.

— Alors, verdict ? m’enquis-je.

— Vous rigolez? renifla-t-il, méprisant. Vous avez échoué, Jazz. Et en beauté.

— Mais pourquoi?! J’ai réussi les manœuvres requises, accompli toutes les tâches et terminé la course d’obstacles en moins de sept minutes ! Et quand un incident fatal est survenu, j’ai réussi à ne pas mettre mon partenaire en danger et je suis rentrée en un seul morceau.

Il ouvrit un placard et rangea ses gants et son casque.

— Votre combinaison est sous votre responsabilité. Elle a merdé, donc vous avez merdé.

— Comment pouvez-vous me rendre responsable de cette fuite ? Tout était nickel quand on est sortis !

— Dans ce métier, on a une obligation de résultat. La Lune est une vieille salope. Le pourquoi du comment de la fuite, elle s’en fout. Elle se contente de vous tuer. Vous auriez dû inspecter votre équipement plus consciencieusement.

Il suspendit le reste de sa combinaison au cadre prévu à cet effet.

— Bob, s’il vous plaît !

— Jazz, vous avez failli y passer. Comment voulez-vous que je vous donne votre sésame ? (Il ferma son placard et tourna les talons.) Vous n’avez qu’à repasser le test dans six mois.

— C’est ridicule ! m’écriai-je en lui bloquant le passage. Il fau- drait que je mette ma vie en pause à cause de règles arbitraires et complètement débiles ?

— Faites plus attention à votre équipement, dit-il en me contournant pour quitter l’antichambre. Et ne regardez pas à la dépense quand vous ferez réparer cette fuite.

Je le vis s’éloigner, puis je m’affaissai sur le banc. — Putain!

***

Je traversai d’un pas lourd des couloirs en aluminium pour rentrer chez moi. Au moins, ce n’était pas très loin, la ville ne mesu- rant qu’un demi-kilomètre de diamètre.

J’habite sur Artémis, la première — et pour l’instant la seule — ville construite sur la Lune. Elle est constituée de cinq grosses sphères appelées « bulles ». Celles-ci sont à moitié enterrées, aussi Artémis ressemble-t-elle exactement aux villes lunaires des bouquins de SF: c’est un ensemble de dômes. Les parties souterraines sont invisibles.

La bulle Armstrong est sise au centre du complexe, entourée d’Aldrin, de Conrad, de Bean et de Shepard. Les bulles sont reliées à leurs voisines par des tunnels connecteurs. Je me rappelle avoir fabriqué une maquette d’Artémis à l’école élémentaire. Cela n’a pas été très compliqué. Quelques balles et des bâtons. Une dizaine de minutes de travail.

Rejoindre Artémis coûte très cher ; quant à y vivre, je ne vous en parle même pas. Cependant, une ville ne peut pas être uniquement habitée de riches touristes et de milliardaires excentriques. Elle a aussi besoin de gens qui travaillent. Richard de Saint-Pognon III ne va quand même pas déboucher ses chiottes lui-même, si ?

Je fais partie de ces petites mains.

Mon adresse, c’est Conrad -15, une zone pourrie du quinzième sous-sol de la bulle Conrad. Si mon quartier était un vin, les connais- seurs le décriraient ainsi : « merdique, avec des accents d’échec et de décisions de vie calamiteuses ».

Je longeai un alignement de portes carrées très rapprochées jusqu’à atteindre la mienne. Au moins bénéficiais-je d’une couchette « inférieure », où on entrait et d’où on sortait facilement. J’agitai mon Gadget devant la serrure, et la porte s’ouvrit. Je rampai à l’intérieur et refermai derrière moi.

Je m’allongeai sur ma couchette et m’abîmai dans la contem- plation du plafond, situé à moins d’un mètre de mon visage.

Techniquement, il s’agit d’une « capsule domicile », mais tout le monde les appelle les « cercueils ». Une couchette avec des parois autour, voilà ce que c’est. Les cercueils ne servent qu’à une chose: dormir. Enfin, on y pratique aussi un genre d’activité horizontale que je ne vous décrirai pas ; inutile de vous faire un dessin.

J’ai un lit et une étagère, et c’est tout. Il y a une salle de bains commune au bout du couloir et des douches publiques à quelques blocs de là. Mon cercueil n’est pas près d’être photographié pour Maison et Jardin lunaires, c’est certain, mais je n’ai pas les moyens de m’offrir mieux.

Je regardai l’heure sur mon Gadget.
— Meeeerde !
Pas le temps de bouder. Le cargo de la KSC devait se poser

dans l’après-midi, et j’aurais pas mal de boulot.
Juste pour être claire : notre après-midi n’a rien à voir avec le soleil. « Midi » ne survient que tous les vingt-huit jours terriens, et on n’en profite pas vraiment. Chaque bulle est constituée de deux coques de six centimètres d’épaisseur séparées par un mètre de roche pilée. On pourrait canarder la ville avec un obusier sans risquer de créer la moindre brèche. La lumière du soleil ne nous atteint donc jamais.

Sur quoi se fonde-t-on pour mesurer le temps qui passe, dans ce cas? Le Kenya. Quand c’est l’après-midi à Nairobi, c’est l’après-midi chez nous.

J’étais en sueur et dégueu après avoir failli y passer lors de mon AEV. Je n’avais pas le temps de me doucher, mais je pouvais toujours me changer. Allongée sur le dos, je me débarrassai de mes vêtements thermiques et enfilai une combinaison bleue. Je serrai ma ceinture, m’assis en tailleur et me fis une queue-de-cheval. Puis j’attrapai mon Gadget et sortis.

Il n’y a pas de rues à Artémis, simplement des couloirs. Installer des habitations sur la Lune coûte un paquet de pognon, qu’on ne gaspille pas en construisant des routes. On peut toujours avoir un chariot électrique ou un scooter, mais les couloirs ont été conçus pour les piétons. La pesanteur est égale à un sixième de la pesanteur terrestre ; autant dire qu’on ne consomme pas beaucoup d’énergie en marchant.

Plus le quartier est pourri, cependant, plus les couloirs sont étroits, et ceux de la moitié inférieure de Conrad rendent carrément claustro. Ils sont juste assez larges pour que deux personnes puissent s’y croiser de profil.

Je longeai les couloirs en direction du centre du niveau-15. Comme il n’y avait pas d’ascenseur dans les parages, je montai les marches trois à trois. Au centre, les escaliers sont comparables à ce qu’on trouve sur Terre, avec des marches de vingt et un centimètres seulement. C’est pour faciliter la tâche des touristes. Dans les zones où il n’y a jamais d’étrangers, les marches atteignent un demi- mètre de hauteur. À cause de la pesanteur lunaire. Bref, je gravis les escaliers pour touristes jusqu’au rez-de-chaussée. Grimper quinze étages à pied, cela peut sembler beaucoup, mais ce n’est pas si terrible. À l’arrivée, je n’étais même pas essoufflée.

Les tunnels connecteurs débouchent tous au rez-de-chaussée. Naturellement, tous les magasins, boutiques et autres pièges à tou- ristes sont concentrés là. À Conrad, il y a surtout des restaurants vendant de la Bouillie aux touristes qui n’ont pas les moyens de se payer de la vraie nourriture.

Une petite foule se massait à l’entrée du tunnel conduisant à la bulle Aldrin. Ce connecteur est le seul moyen de passer de Conrad à Aldrin — à moins de faire un détour par Armstrong –, aussi est-il constamment embouteillé. Je passai à côté de l’énorme écoutille-bouchon circulaire. Si le tunnel devait être endommagé, l’atmosphère qui s’échapperait de Conrad la refermerait aussitôt. Tout le monde, dans la bulle Conrad, serait sauvé. Quant aux per- sonnes restées coincées dans le tunnel… eh bien, tant pis pour elles.

— Eh, mais ce ne serait pas Jazz Bashara ?! lança un connard tout proche.

Il se comportait comme si nous étions amis. Nous n’étions pas du tout amis.

— Dale…, répondis-je sans m’arrêter.

— Je suppose que tu attends l’arrivée du cargo, insista-t-il en me rattrapant. Il faut au moins ça pour convaincre la feignasse que tu es d’enfiler un uniforme.

— Eh, tu te rappelles la dernière fois que j’ai eu quelque chose à foutre de ce que tu avais à dire ? Ah, merde ! au temps pour moi, ça n’est jamais arrivé.

— J’ai entendu dire que tu avais foiré ton test d’AEV, fit-il semblant de regretter. Pas de bol. Moi, j’ai réussi le mien du premier coup, mais on ne peut pas tous être moi !

— Va te faire foutre.

— Parce qu’il faut que je te dise : les touristes paient très bien pour qu’on les promène dehors. À ce propos, je file au Centre des visiteurs pour organiser quelques sorties. Je vais me faire des couilles en or.

— Quand tu seras dehors, n’oublie pas de sauter sur un rocher bien pointu.

— Ne t’en fais pas pour moi. N’oublie pas que j’ai eu mon exam du premier coup.

— C’était pour rire. Ce n’est pas comme si les AEV étaient un vrai boulot.

— Tu as raison. D’ailleurs, je rêve de devenir livreur un jour, comme toi.

— Coursier, grommelai-je. On dit « coursier ».

Il eut un sourire suffisant, qui me donna envie de lui en coller une. Heureusement, nous avions atteint la bulle Aldrin. Je le dépassai en le bousculant pour sortir du connecteur. L’écoutille-bouchon de la bulle Aldrin montait la garde comme celle de la bulle Conrad.

Je pressai le pas et tournai brusquement à droite dans l’espoir de semer Dale.

Aldrin est l’opposé de Conrad, et ce à tous les niveaux. Conrad est pleine de plombiers, de souffleurs de verre, de métallurgistes, d’ateliers de soudure, de réparateurs, et j’en passe. Aldrin est une station de vacances, avec ses hôtels, ses casinos, ses bordels, ses cinémas et même un parc pourvu d’herbe authentique. Des touristes fortunés originaires de toute la surface de la Terre y séjournent en moyenne deux semaines.

Je traversai l’Arcade. Ce n’était pas le chemin le plus court, mais la vue me plaisait.

New York a sa Cinquième Avenue, Londres a Bond Street, Artémis a l’Arcade. Les boutiques ne s’y donnent pas la peine d’afficher leurs prix. Si vous avez besoin de demander, c’est que vous n’avez pas les moyens. Le Ritz-Carlton Artémis occupe un bloc entier sur dix niveaux, dont la moitié en sous-sol. Une seule nuit dans l’établissement coûte 12 000 GPD : plus que mon salaire mensuel de coursière, même si j’ai d’autres sources de revenus.

Malgré le prix des vacances lunaires, la demande excède tou- jours l’offre. La classe moyenne terrienne peut se les permettre une fois dans la vie, à condition de contracter un crédit. Ils descendent dans des hôtels miteux, dans des bulles miteuses telles que Conrad. Les riches, en revanche, viennent une fois par an et fréquentent les plus beaux établissements. Et mon Dieu, qu’est-ce qu’ils consomment !

Aldrin est l’endroit où l’argent entre à Artémis.

Dans le quartier commerçant, tout était trop cher pour moi. Un jour, cependant, je comptais bien avoir assez de pognon pour m’y sentir à ma place. C’était mon objectif, en tout cas. J’embrassai les lieux du regard une dernière fois avant de prendre la direction du Port des entrées.

Aldrin est la bulle la plus proche de la zone d’alunissage. Pas question de forcer les riches à traverser des quartiers pourris; ils risqueraient de se salir. Non, ils débarquaient directement dans les coins les plus jolis.

Je passai sous la grande arche et pénétrai dans le port. L’énorme sas était la deuxième plus grande salle de la ville ; seul le parc Aldrin était plus grand. L’endroit fourmillait d’activité. Je me faufilai entre les travailleurs qui slalomaient dans tous les sens. En ville, il faut marcher lentement pour ne pas bousculer les touristes mais, dans le port, on ne croise que des professionnels pressés maîtrisant le long pas d’Artémis.

Du côté nord du port, quelques usagers attendaient près du sas du train. La plupart se rendaient à la centrale nucléaire ou à la fonderie d’aluminium situées à un kilomètre au sud. Cette dernière génère un maximum de chaleur et utilise de vilains produits chimi- ques, d’où son éloignement. Quant à la centrale et à ses deux réacteurs… eh bien, ce sont des réacteurs nucléaires. Mieux vaut ne pas habiter à côté de ce genre de truc.

Dale glissa vers le quai. Il était sans doute en route pour le Centre des visiteurs d’Apollo 11. Les touristes sont fans de ce lieu. Le trajet d’une demi-heure leur permet d’admirer les environs, et le complexe offre une vue parfaite sur le site d’alunissage sans jamais avoir à quitter les zones pressurisées. Et pour ceux qui voudraient le voir de plus près, il y a Dale et les autres maîtres en AEV.

Devant le sas du train, il y avait un gigantesque drapeau kényan sous lequel on lisait : « Vous êtes arrivés sur la plate-forme offshore kényane Artémis. Celle-ci est la propriété de la Kenyan Space Corporation. Les lois maritimes internationales s’appliquent. »

Je fis les yeux noirs à Dale, qui ne le remarqua pas. Merde, je venais de gâcher un super regard assassin.

Je vérifiai le planning des alunissages sur mon Gadget. Pas de livraison de viande ce jour-là. De passagers, comme on dit. Les tou- ristes ne viennent qu’une fois par semaine, et les prochains n’étaient pas attendus avant trois jours. Dieu merci. Il n’y a rien de pire qu’un gosse de riche à la recherche d’un plan cul lunaire.

Je me dirigeai vers le sud, où le sas du fret était prêt. Le sas pouvait contenir jusqu’à dix mille mètres cubes de marchandises par cycle, qu’il fallait un temps fou pour sortir. Le pod était arrivé depuis des heures. Les maîtres en AEV l’avaient poussé dans le sas, avant de le nettoyer avec des jets d’air haute pression.

Nous faisons notre possible pour empêcher la poussière lunaire d’entrer dans la ville. Même après ma mésaventure avec la valve défectueuse, je n’avais pas oublié de me nettoyer. Pourquoi s’embêter à ce point ? Parce que la poussière lunaire est mauvaise à respirer. Très mauvaise. Elle est constituée de minuscules cailloux extrêmement abrasifs car il n’y a pas de phénomènes climatiques pour les lisser. Chaque grain est susceptible de devenir un cauchemar attendant de s’introduire dans vos poumons pour les déchirer. Franchement, il vaut mieux fumer un paquet de cigarettes à l’amiante que de respirer cette merde.

Le temps d’atteindre l’énorme sas, la porte intérieure géante était ouverte et le déchargement avait commencé. Je glissai jusqu’à Nakoshi, le docker en chef. Installé à la table d’inspection, il examinait le contenu des colis à la recherche de marchandises de contrebande. Quand il était satisfait, il refermait la boîte et y mettait un coup de tampon représentant le symbole d’Artémis, soit un A majuscule avec le côté droit stylisé pour ressembler à un arc avec sa flèche.

— Bonjour, monsieur Nakoshi, commençai-je joyeusement.

Mon père et lui étaient potes depuis que j’étais petite fille, et je le considérais un peu comme un membre de la famille, un oncle aimé.

— Fais la queue avec les autres coursiers, petite merdeuse. Bon, disons plutôt un cousin très éloigné.
— S’il vous plaît, monsieur N ! geignis-je. Ça fait des semaines que je compte sur cette livraison. Je vous en ai déjà parlé.
— Tu as transféré l’argent ?
— Vous avez tamponné le paquet ?
Sans me lâcher des yeux, il fourra la main sous la table et produisit une boîte encore scellée, qu’il fit glisser vers moi.
— Je ne vois pas de tampon, remarquai-je. Il faut vraiment que ça se passe comme ça chaque fois ? On était proches, dans le temps.

Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Il s’est passé que tu as grandi et que tu es devenue une emmerdeuse sournoise. (Il posa son Gadget sur la boîte.) Tu avais tellement de potentiel. Tu as tout fichu en l’air. Ça fera 3 000 GPD.

— Vous voulez dire 2 500, comme convenu ?

— Non, 3 000, répéta-t-il en secouant la tête. Rudy est venu fouiner dans les parages. Plus de risques, donc plus d’argent.

— Ce n’est pas mon problème. On s’était mis d’accord pour 2 500.

— Mmh… Dans ce cas, il vaudrait mieux que j’inspecte ce paquet plus sérieusement, histoire de m’assurer qu’il n’y a rien d’interdit là-dedans.

Je fis la moue. Ce n’était pas le moment de prendre une mau- vaise décision. Je démarrai le logiciel de gestion de compte de mon Gadget et procédai au transfert. La machine fit ce que font les ordinateurs pour communiquer et confirmer leur identité.

Nakoshi saisit son propre Gadget, vérifia la page de confirmation et eut un hochement de tête approbateur. Puis il tamponna la boîte.

— Il y a quoi, là-dedans ? demanda-t-il.
— Principalement du porno vintage. Avec votre maman dedans. Il renifla et poursuivit son inspection.
Voilà comment on fait entrer des marchandises de contrebande à Artémis. Rien de très compliqué. Il suffit d’un officier corrompu qu’on connaît depuis l’âge de six ans. Faire venir ces marchandises est une tout autre affaire, mais nous verrons cela plus tard.

J’aurais pu livrer bien d’autres paquets, mais celui-ci était spécial. Je rejoignis mon chariot et sautai sur le siège du conducteur. Je n’ai pas vraiment besoin de ce chariot — Artémis n’est pas fait pour ce genre de véhicule –, mais il me permet de gagner du temps et de transporter plus de colis. Vu que je suis payée au résultat, l’investissement vaut le coup. Mon chariot est difficile à contrôler, mais il est pratique pour trimballer des objets encombrants. Voilà pourquoi je considère que c’est un chariot mâle. Et il s’appelle Rossinante, si vous voulez savoir.

Je payais mensuellement le droit de stationner dans le port. Où aurais-je pu me garer, sinon ? Chez moi, je disposais de moins de place qu’un prisonnier sur Terre.

Je démarrai. Il n’y avait pas de clé, simplement un bouton. Pour- quoi volerait-on un chariot? Qu’est-ce qu’on en ferait? Le revendre? Un voleur éventuel ne s’en sortirait jamais. Artémis est une petite ville. On ne vole pas, ici. Bon, bien sûr, il y a du vol à l’étalage, mais personne ne vole les chariots.

Je quittai le port.

***

Je traversai les quartiers cossus de la bulle Shepard. On était très loin de mon quartier un peu louche. Les passages de Shepard sont ornés de panneaux de bois et de tapis luxueux qui absorbent les bruits. L’éclairage est prodigué par des lustres suspendus tous les vingt mètres. Ces derniers, au moins, ne coûtent pas la peau des fesses. On ne manque pas de silicium, sur la Lune; aussi le verre est-il produit localement. Mais quand même. On peut parler de luxe ostentatoire.

Si vous pensez que passer des vacances sur la Lune coûte un bras, jetez plutôt un coup d’œil aux prix de l’immobilier dans la bulle Shepard. Aldrin est rempli d’hôtels réservés aux touristes friqués ; Shepard accueille les plus riches des Artémisiens.

Je me dirigeai vers la propriété d’un des plus gros richards du cru : Trond Landvik. Le gars avait fait fortune dans les télé- coms, en Norvège. Sa maison occupait une bonne portion du rez-de-chaussée de la bulle, alors qu’il n’y habitait qu’avec sa fille et sa bonne. Mais c’était son argent, après tout. S’il avait envie d’une grande maison sur la Lune, qui étais-je pour le juger ? Je me contentais de lui livrer des trucs illégaux comme il me le demandait.

Je garai Rossinante devant l’entrée — ou plutôt une des entrées — et sonnai. La porte s’ouvrit en coulissant, révélant une femme russe massive. Irina travaillait pour les Landvik depuis l’aube de l’humanité.

Elle me regarda sans dire un mot. Je fis de même.
— Livraison, finis-je tout de même par dire.
Irina et moi nous étions vues un million de fois, mais elle exigeait que je m’annonce chaque fois.
Elle renifla, pivota sur ses talons et retourna à l’intérieur.

C’était sa façon de m’inviter à entrer.
J’adressai des grimaces irrespectueuses à son dos, comme elle me précédait dans le vestibule de la maison. Elle désigna un couloir du doigt et s’en alla dans la direction opposée.

— C’est toujours un plaisir, Irina !

Derrière une arche, j’avisai Trond, affalé dans un sofa, vêtu d’un bas de survêtement et d’une robe de chambre. Il discutait avec un Asiatique que je voyais pour la première fois.

— Bref, le retour sur investissement promet de… (Il me vit entrer, et un grand sourire éclaira son visage.) Jazz! Heureux de vous voir !

L’invité de Trond avait une boîte ouverte à côté de lui. Il la referma précipitamment tout en affichant un sourire poli. Cela attisa ma curiosité, évidemment, alors que, sinon, je ne me serais posé aucune question.

— Heureuse de vous voir aussi, répondis-je en lâchant le paquet sur le canapé.

— Je vous présente Jin Chu, de Hong Kong, reprit Trond en désignant l’homme. Jin, Jazz Bashara. Elle est d’ici. Elle a grandi à Artémis, sur la Lune.

— Heureux de faire votre connaissance, Jazz, commença Jin avec un accent américain en s’inclinant légèrement.

J’étais prise de court, ce qui ne passa pas inaperçu.

— Eh oui ! dit Trond en riant. Jin est un pur produit de l’ensei- gnement privé américain. Ah, Hong Kong… c’est un lieu vraiment magique !

— Pas autant qu’Artémis, contra Jin. C’est mon premier séjour sur la Lune. Je suis comme un gamin dans une confiserie ! J’ai toujours adoré la SF. J’ai grandi en regardant Star Trek. Mon rêve devient réalité !

Star Trek ? s’étonna Trond. Ça date d’au moins cent ans !

— La qualité est la qualité, rétorqua Jin. L’âge n’a aucune importance. Personne ne se moque des fans de Shakespeare.

— Ce n’est pas faux. Malheureusement, vous ne trouverez aucune extraterrestre sexy à séduire, ici. Vous ne pourrez pas tout à fait être le capitaine Kirk.

— Vous savez, protesta Jin en levant l’index, Kirk n’a couché qu’avec trois extraterrestres dans la série originelle. Et encore, en comptant Elaan de Troyius, ce qui est suggéré, mais jamais montré. On pourrait donc ramener ce chiffre à deux.

— D’accord, d’accord, plus jamais je ne douterai de vos compétences en la matière ! s’inclina Trond. Pendant que vous y êtes, vous en profiterez peut-être pour vous rendre sur le site d’Apollo 11 ?

— Absolument. J’ai entendu parler d’AEV touristiques. Vous croyez que je devrais en faire une ?

— Nan! intervins-je sans y être invitée. Il y a un périmètre d’exclusion autour de la zone. Autant rester dans la salle panoramique du Centre des visiteurs. On voit tout d’encore plus près.

— Ah, d’accord. Cela ne servirait à rien, alors.

Prends ça dans la gueule, Dale.

— Quelqu’un veut du thé ou du café ? proposa Trond.
— Oui, je veux bien, répondit Jin. Un café noir, si vous avez. — Et un thé noir pour moi, demandai-je en m’affalant dans un fauteuil.
Trond sauta par-dessus le canapé — ne vous emballez pas, ce n’est pas très difficile, sur la Lune –, glissa jusqu’au bahut et attrapa un panier en osier.

— Je viens de recevoir un excellent café turc. Vous allez adorer. Cela ne vous tente pas, Jazz ? ajouta-t-il en me regardant par-dessus son épaule.

— Le café est juste un thé de mauvaise qualité, dis-je. Le thé noir est la seule boisson chaude digne d’être bue.

— Les Saoudiens ne peuvent décidément pas se passer de thé noir.

Oui, techniquement, je suis citoyenne saoudienne, mais je n’ai pas mis les pieds là-bas depuis mes six ans. J’ai bien hérité de mon père quelques attitudes et croyances, mais je ne serais à ma place nulle part, sur Terre. Je suis artémisienne, un point c’est tout.

Trond entreprit de préparer nos boissons.
— J’en ai pour une minute. Profitez-en pour discuter un peu. Pourquoi ne pas avoir demandé à Irina de préparer les boissons

à sa place ? Aucune idée. Sincèrement, je me demande à quoi servait cette bonne femme.

Jin posa le bras sur la boîte mystère.

— Il paraît qu’Artémis devient de plus en plus une destination romantique, lança-t-il. Vous voyez beaucoup de jeunes mariés ?

— Pas vraiment. C’est trop cher pour eux. On voit plus de vieux couples cherchant à renouveler leur vie sexuelle.

Il n’avait pas compris.

— La pesanteur lunaire, précisai-je. Le sexe est très différent dans un sixième de g. C’est super pour les couples mariés depuis longtemps. Ils redécouvrent le cul ensemble, si vous voulez.

— Je n’avais jamais pensé à cela.

— Il y a pas mal de prostituées dans la bulle Aldrin, si vous voulez tester.

— Oh ! non, merci, ce n’est pas du tout mon truc.

Il ne s’attendait pas à ce qu’une femme lui recommande d’aller aux putes. Je me suis toujours demandé pourquoi les Terriens sont si coincés. Un service échangé contre de l’argent: où est le mal, franchement ?

— Si vous changez d’avis, ajoutai-je en haussant les épaules, il faut compter dans les 2 000 GPD.

— Je… je ne crois pas, non, bredouilla-t-il dans un rire nerveux, avant de changer de sujet. Euh, ça veut dire quoi, GPD, au juste ?

— « Gramme posé en douceur », répondis-je en posant les pieds sur la table basse. Un GPD, c’est le coût du transport d’un gramme de marchandise de la Terre à Artémis. On doit ça à la KSC.

— Techniquement, ce n’est pas une devise, intervint Trond. Nous ne sommes pas un pays ; nous n’avons pas de monnaie propre. Les GPD sont des services achetés d’avance à la KSC. On paie en dollars, en euros, en yens ou que sais-je, et en échange, on obtient le droit d’importer une certaine masse à Artémis. On n’est pas obligé de tout dépenser d’un coup ; on peut garder les GPD sur un compte. (Il nous rejoignit avec un plateau, qu’il posa sur la table basse.) Le GPD est une unité d’échange bien commode, aussi la KSC joue- t-elle le rôle de banque. Sur Terre, ce serait impensable, évidemment, mais nous ne sommes pas sur Terre.

Jin se pencha en avant pour prendre son café, et j’en profitai pour regarder sa boîte. Elle était blanche, et on pouvait y lire ces mots imprimés en caractères bien noirs : « Échantillon FOSA : pour personnes autorisées seulement ».

— Le canapé sur lequel je suis assis a été importé de la Terre, si je comprends bien, dit Jin. Combien le transport vous a-t-il coûté ? — Comme il pèse quarante-trois kilos, expliqua Trond, sa livraison m’a coûté 43 000 GPD.
— Combien gagne un employé moyen, si ce n’est pas indiscret ? Je saisis mon thé et laissai sa chaleur se propager dans mes mains.
— Comme coursière, je gagne 12 000 par mois, mais c’est un métier mal payé.
Jin goûta son café et fit la grimace. Une grimace que je connais-

sais bien. Les Terriens détestent notre café. Les lois de la physique font qu’il a un goût de merde.

L’atmosphère terrestre contient 20 % d’oxygène, plus des trucs dont le corps humain n’a pas besoin, comme de l’azote et de l’argon. L’atmosphère artémisienne est constituée uniquement d’oxygène, mais à 20 % de la pression terrienne. Il en résulte une quantité suffisante d’oxygène et moins de pression exercée sur les coques. Ce n’est pas un conceptnouveau; cela remonte à Apollo. Moins la pression est élevée, cependant, moins il faut chauffer l’eau pour qu’elle entre en ébullition. À Artémis, l’eau bout à 61 °C ; aussi le café et le thé ne peuvent-ils pas être plus chauds. Quand on n’est pas habitué, c’est dégoûtant, apparemment.

Jin reposa discrètement sa tasse sur la table. Il n’y retoucherait plus.
— Qu’est-ce qui vous amène à Artémis ? tentai-je.
— Nous travaillions sur un accord commercial depuis des mois, répondit-il en pianotant sur sa boîte FOSA. Vu que nous avons réussi à nous entendre, j’ai tenu à rencontrer M. Landvik en personne. — Je vous ai prié de m’appeler Trond, intervint notre hôte en se rasseyant et en prenant le colis que je lui avais apporté.
— Bien sûr, Trond, dit Jin.
Trond ouvrit son colis et en sortit une boîte en bois sombre.

Il la leva dans la lumière et l’examina sous plusieurs angles. Je ne suis pas spécialement une esthète, mais c’était un très bel objet. Chaque surface était couverte de gravures alambiquées, et il y avait une inscription en espagnol.

— Qu’avons-nous là ? demanda Jin.

Trond eut un sourire carnassier et ouvrit la boîte, révélant vingt-quatre cigares enroulés dans des feuilles de papier individuelles. — Des cigares dominicains. Les gens pensent que les cigares cubains sont les meilleurs, mais ils se trompent. Le top, c’est les dominicains.
Je lui livrais une boîte de cigares par mois. J’adore les clients réguliers.
— Jazz, vous pourriez fermer, s’il vous plaît? me dit-il en désignant la porte.
Une écoutille fonctionnelle se cachait derrière les panneaux joliment aménagés. Je la fermai en la faisant glisser et la verrouillai. Les écoutilles sont assez courantes dans les demeures de ce standing. En cas de dépressurisation de la bulle, vous pouvez vous isoler et ne pas mourir. Certaines personnes sont paranos au point de s’enfermer dans leur chambre avant de se coucher, au cas où. Si vous voulez mon avis, c’est de l’argent jeté par les fenêtres. Artémis n’a jamais connu de dépressurisation.

— J’ai un système de filtrage spécial, ici, expliqua Trond. La fumée ne sort jamais de cette pièce.

Il déballa un cigare et en mordit l’extrémité, qu’il cracha dans un cendrier. Puis il le mit dans sa bouche et l’alluma avec un briquet en or. Il avala plusieurs bouffées de fumée et soupira d’aise.

— Ah, c’est du bon!

Il tendit la boîte à Jin, qui la refusa poliment, puis me la proposa.

— Merci, répondis-je en fourrant un cigare dans ma poche de poitrine. Je le fumerai après le déjeuner.

C’était un mensonge, mais pourquoi refuserais-je une offre comme celle-là ? Ce cigare valait une centaine de GPD au marché noir.
— Excusez-moi, mais… les cigares sont interdits ? s’enquit Jin en fronçant les sourcils.
— Je sais, c’est ridicule, regretta Trond. Cette pièce est totalement isolée ! Ma fumée ne dérange personne ! C’est tellement injuste !

— Ne racontez pas n’importe quoi, intervins-je avant de me tourner vers Jin. C’est à cause du feu. Un incendie, à Artémis, aurait des conséquences catastrophiques. Ce n’est pas comme si on pouvait sortir. Les matériaux inflammables sont illégaux, sauf quand ils sont indispensables. Et pas question qu’on permette à une bande d’idiots de se balader partout avec des briquets !

— Oui, il y a de ça, concéda Trond en jouant avec son briquet.

Je le lui avais procuré des années plus tôt. Tous les quelques mois, il avait besoin de butane. Ce qui faisait plus d’argent pour moi. J’avalai une nouvelle gorgée de thé chaud et sortis mon Gadget.

— Trond…

— Oui, bien sûr. (Il produisit son appareil et le tint à côté du mien.) C’est toujours 4 000 GPD ?

— Oui. Mais je dois vous prévenir : à partir de la prochaine fois, ce sera 4 500. Mes frais viennent d’augmenter et je suis obligée de répercuter…

— Ce n’est pas un problème, me rassura-t-il en tapotant sur son écran.

Quelques secondes plus tard, je reçus une confirmation de transfert. J’acceptai la transaction.

— Parfais, conclus-je en me tournant vers Jin. Heureuse d’avoir fait votre connaissance, monsieur Jin. Amusez-vous bien.

— J’y compte bien, merci !
— Bonne journée, Jazz, lança Trond en me souriant.
Je m’en allai, laissant les deux hommes faire ce qu’ils avaient à faire. Je ne savais pas de quoi il s’agissait, mais ce n’était certainement pas très clair. Trond trempait dans tout un tas de trucs louches, raison pour laquelle je l’appréciais tant. S’il avait fait venir un type chez lui, sur la Lune, ce n’était sûrement pas pour signer un simple « accord commercial ».

Je tournai à gauche et traversai le vestibule sous la surveillance d’Irina, dont je soutins le regard en plissant le nez. Elle referma la porte derrière moi sans me dire au revoir.

J’étais sur le point de sauter dans Rossinante quand mon Gadget bipa. Une course pour moi. J’étais la plus ancienne et la plus proche, aussi le système m’avait-il choisie.

Lieu de coLLecte : Arm rdc/5250. mAsse : env. 100 kg. Lieu de LivrAison : non spécifié. pAiement : 452 gpd.

Waouh… 452 GPD. Un dixième environ de ce que je venais de gagner avec une boîte de cigares.

J’acceptai. J’avais besoin de gagner de l’argent d’une manière ou d’une autre.

Poursuivez votre lecture en quelques secondes :

Retrouvez-nous très bientôt pour un nouvel article. N’hésitez pas à nous suivre pour ne rien rater des prochaines publications.

--

--