#premiersInstants — Chevalier blanc, cygne noir de David Gemmell

Corentin
Bragelonne
Published in
34 min readApr 10, 2018

Découvrez les premières pages d’un polar inédit signé par le grand David Gemmell !

Dans les #premiersInstants, on vous propose ni plus ni moins que de découvrir les premiers chapitres de vos romans préférés. Comme ça, sans contreparties, juste pour vous faire plaisir. Bonne lecture !

Chapitre premier

Le géant au sweat-shirt déchiré observa le cygne noir qui construisait son nid sur l’îlot au milieu de l’étang. Deux ans auparavant, des vandales armés de carabines à plomb avaient tué son mâle et leurs quatre cygneaux. La femelle aussi avait été touchée à la tête, et ne voyait plus de l’œil droit. Pour cet homme qui s’appelait Bimbo, l’œil était magnifique : désormais gris, il brillait comme une perle sertie dans le plumage ébène de l’oiseau.

À présent que revenait la saison des amours, la femelle rebâtissait son nid. Un exercice vain, rendu plus triste encore par le fait qu’elle allait aussi couver des œufs non fécondés. Les maintenir au chaud, en attendant leur éclosion.

Dans le ciel, une brise légère chassa les nuages. Le soleil apparut. Bimbo ouvrit un sac en papier et en sortit une petite miche de pain aux graines.

— Hé, princesse ! appela-t-il.

Le cygne interrompit son ouvrage et, d’un pas maladroit, se dandina jusqu’à la rive, majestueux une fois dans l’eau seulement. L’homme, d’une taille impressionnante, quitta le banc public et se dirigea vers le grillage bas en fer pour voir l’oiseau glisser à travers les roseaux et tourner la tête, l’observant de son œil valide.

— C’est bien, ma fille, souffla-t-il en jetant des morceaux de pain dans l’eau.

Une flopée de canards surgit aussitôt, mais le cygne les dispersa avec une arrogante facilité.

— Salut, Bimbo, gazouilla une petite fille en jogging Spiderman.

— Salut, ma puce. Où est ta maman ?

— Avec Simon, aux balançoires. Je peux jeter du pain ?

— Ouais.

Il lui donna le reste de miche, mais le cygne s’éloigna quand Sarah donna à manger à la bande de canards. Après la distribution, Bimbo retourna sur le banc et regarda le sentier qui menait à la sortie nord du parc. Il n’y avait personne. Il était encore tôt.

Sarah le rejoignit. Il ébouriffa les cheveux courts châtain clair de la fillette.

— T’as des grosses mains, hein oui, Bimbo ?

— Tu l’as dit. De vrais battoirs, répliqua-t-il en souriant.

— J’ai eu sept ans, dimanche.

— Bon anniversaire. T’as eu des cadeaux ?

— Maman m’a offert une poupée, et Simon un paquet de Maltesers. Mais il a tout mangé.

— C’est l’intention qui compte, mon cœur.

— Ta princesse est en train de refaire son nid.

— Je sais.

— Est-ce qu’elle va avoir des bébés ?

— Non, ma puce.

— Comment tu le sais ?

— Il faut qu’ils soient deux. Le mari et la femme. Le papa et la maman.

— Moi, j’en ai pas, de papa.

— Avec les cygnes, c’est différent, répondit Bimbo sans conviction.

— Pourquoi tu l’appelles « princesse » ?

— J’sais pas. Ça lui va bien, non ?

— Est-ce que c’est une vraie princesse ? Comme dans les contes ?

— Non. C’est juste un oiseau.

— Elle a un œil magique, en tout cas. Tout gris, comme un nuage.

— Oui, confirma Bimbo en jetant un coup d’œil vers la mère de Sarah.

Elle remontait le large sentier, accompagnée d’un gamin costaud de cinq ans.

Bimbo se leva et ouvrit grand les bras. Simon poussa un petit cri, se libéra de la main de sa mère et s’élança vers lui. Il glapit de joie quand Bimbo le fit sauter en l’air et le rattrapa d’un geste habile.

— Je préférerais que tu évites, déclara Sherry Parker d’un ton sévère.

— Comment ça va, Sher ? demanda Bimbo en reposant le garçon avec douceur.

— On va pas se plaindre, pas vrai ?

Bimbo haussa les épaules. Petite, brune, Sherry avait un visage encore joli malgré les épreuves de ces dernières années. Les yeux fatigués, le teint pâle, le dos voûté, elle prenait de l’embonpoint.

— Tu t’en sors comme un chef avec les enfants, la complimenta-t-il. De vrais petits diamants.

— Ouais, c’est ça, railla-t-elle. Venez, vous deux, c’est l’heure d’y aller.

— On ne peut pas rester encore un peu, maman ? supplia Sarah.

— Non. Mrs Simmonds doit passer à la maison.

— Ça m’a fait plaisir de te voir, Sher.

— Ah bon ? Tu bosses toujours pour ce porc de Reardon ?

— Ouais, répondit Bimbo. C’est un job comme un autre.

Sherry hocha la tête. Gêné, il détourna les yeux.

Il les regarda s’éloigner jusqu’à ce qu’ils atteignent un virage sur le sentier, puis il appela Sarah et lui fit signe de revenir. La fillette le rejoignit en courant, balançant ses petits bras. Pour lui faire plaisir, il la fit sauter en l’air. Puis il s’agenouilla devant elle et sortit un billet de 10 livres de la poche arrière de son jean délavé.

— Quand tu seras à la maison, tu donneras ça à ta maman. D’accord ?

— J’peux m’acheter des bonbons avec ?

— Non. C’est de l’argent pour les grands.

Il plongea la main dans la poche de son sweat et donna à la petite une pièce de 50 pence.

— Tiens, voilà de quoi vous acheter des bonbons, à Simon et à toi.

— Merci, Bimbo. Pourquoi est-ce que Maman t’aime pas ?

— Parce qu’elle est intelligente. Allez, vas-y. Elle t’attend.

Sarah repartit au galop, puis regarda en arrière :

— Simon dit que Bimbo, c’est un drôle de nom pour un homme. C’est comme ça que tu t’appelles pour de vrai ?

— Non. Je m’appelle John. Mais quand j’avais ton âge, j’allais voir un dessin animé que j’adorais. Dumbo, ça s’appelait. Ça parle d’un éléphant. Alors les autres gosses m’ont surnommé « Dumbo », mais ça m’énervait. Du coup, ils ont changé pour Bimbo.

— Et ça, ça te plaisait ? demanda Sarah en gloussant.

L’homme de haute taille sourit.

— Aujourd’hui, ça veut dire autre chose, mon cœur. Mais à l’époque, ça me rendait… différent, tu comprends ?

— Non, avoua Sarah. Simon, il dit qu’une bimbo, c’est une femme avec des gros nibards !

— Sarah ! appela sa mère. Tu viens, merde ?

L’enfant fit une grimace puis sourit à l’homme avant de filer.

Quand Bimbo retourna sur son banc, son sourire s’effaça. Sherry et lui avaient été en classe ensemble, à deux pupitres l’un de l’autre. Tous les gars étaient amoureux d’elle. Mais tous savaient qu’en bonne catholique, elle ne couchait pas, et ils la convoitaient d’autant plus. Bimbo ne faisait pas exception. Hélas, en général, les filles semblaient en pincer pour les types minces, du genre sportif. Pas les géants moches avec une grosse caboche. Et puis, comme tous les gamins du Foyer, il n’avait nulle part où emmener ses petites copines, hormis l’abri au fond du terrain de jeux. Deux ans après avoir quitté l’école, il avait appris que Sherry s’était mariée avec ce connard de Wilks. À présent, Wilks vivait dans la cité avec une barmaid, et Sherry avait du mal à élever les gosses toute seule. Le vœu le plus cher de Bimbo était que Wilks se mette Mr Reardon à dos. Juste une fois.

Une autre heure s’écoula. La sonnerie d’une usine résonna au loin. Bimbo se leva et se dirigea vers un espace couvert où l’on pouvait s’asseoir. Appuyé contre un mur, il observa la grille du parc. Un homme grand, aux épaules larges et en bleu de travail, la franchit. Bimbo se retira pour ne pas être vu. L’ouvrier marchait en sifflotant. Le géant surgit, saisit l’homme par l’épaule et le retourna face à lui.

— T’as été vilain, Tony, souffla Bimbo.

L’homme heurta le mur, recouvra l’équilibre et sortit un cran d’arrêt de sa poche. La lame apparut dans un cliquetis.

— Fais pas le con, fiston, menaça Bimbo en s’avançant.

— Je vais te faire la peau, sale crevure !

— T’as promis que t’aurais l’argent d’ici jeudi. C’était hier, lui rappela Bimbo en continuant à s’approcher.

Tout à coup, l’homme se rua sur lui. Bimbo lui attrapa le bras et le tordit. Un craquement horrible résonna. Le couteau échappa des doigts de l’homme, qui tomba à genoux.

— Putain, tu m’as pété le bras !

Bimbo secoua la tête.

— Tu retiendras jamais la leçon, pas vrai, fiston ?

Il tendit la main. L’homme fouilla sa poche et en sortit un rouleau de billets bien serrés. Bimbo le prit, ôta l’élastique et compta lentement l’argent.

— Il manque 20 livres, décréta-t-il.

— Je les aurai lundi. Mais laisse-nous quelque chose, Bimbo. Y a un match, ce soir.

— Y a toujours un match. Lundi. Et, cette fois, arrange-toi pour que j’aie pas à te courir après. Sois au Cerf à 19 heures.

— Dix-neuf heures. Compris.

— À ta place, fiston, j’irais faire un tour à l’hôpital pour me faire plâtrer.

Le visage gris, Tony acquiesça. Bimbo l’aida à se relever et le regarda s’éloigner d’un pas chancelant, son bras calé contre son torse.

Le géant retourna à l’étang. Le cygne noir était assis sur son nouveau nid, dissimulé dans les buissons.

— À plus, princesse, dit Bimbo.

Bimbo n’aimait plus High Street depuis que les Indo-Pakistanais avaient ouvert leurs boutiques et leurs traiteurs tandoori. Un jour, alors qu’ils venaient de se rencontrer, il avait essayé d’expliquer son point de vue à Esther. « Tu es un gros raciste ! » avait-elle protesté, crachant le mot comme s’il avait mauvais goût. Après quoi, Bimbo y avait beaucoup réfléchi. C’était peut-être vrai. Mais il n’aimait pas qu’on égratigne ses souvenirs. La confiserie du vieux Booker n’existait plus depuis longtemps. À présent, à la place des Mars, des mangues garnissaient les étals à l’extérieur, et il régnait à l’intérieur une odeur sucrée et épicée. Bimbo aimait bien Mr Booker. Non qu’il n’aimait pas les Singh. Ces gens avaient toujours le sourire, et on pouvait faire ses courses chez eux même la nuit. Mais la boutique de Booker appartenait au passé. Tous les gamins y allaient pour faire la tournée des journaux et gagner leur premier vrai argent de poche.

En plus, monsieur Reardon aimait bien les Indo-Pakistanais. Selon lui, ils savaient comment marchait le monde. Ils ne faisaient jamais d’histoires pour payer leur dû.

Bimbo fit sa collecte de la semaine aux Six Cloches et à L’Orge fauché puis s’arrêta à L’Anguille et la tarte pour boire un thé avant de se diriger vers L’Ancre. Le pub était bondé. Le juke-box diffusaitStrangers in the Night de Sinatra. Bimbo fendit la foule pour rejoindre un étroit couloir derrière le bar menant au bureau de MacLeeland. Mac était assis à son étroit bureau, un téléphone à l’oreille. Il fit signe à Bimbo de s’asseoir.

— Non, je serai à la maison vers 23 heures. Non, 23 heures. Dans ce cas, laisse-le dans le micro-ondes. Bon sang ! Que veux-tu que je fasse ? On discutera plus tard. Oui, j’ai les médicaments. À plus tard. Non, je suis pas de mauvais poil, mais on m’attend. À plus tard.

Il reposa le combiné et se carra dans son fauteuil. Bimbo observa l’homme, se demandant par quel miracle il était encore en vie. Après deux infarctus et un léger AVC, MacLeeland continuait à boire comme un trou et à fumer trois paquets par jour. Obèse, constamment baigné de sueur même en plein hiver, Mac, en cette fin du XXe siècle, était l’incarnation même de l’homme moderne.

— T’as l’air en forme, Bim.

— Je me plains pas. Et toi, Mac, comment ça va ?

— On me prescrit carrément de la mort-aux-rats, maintenant. Du coumaphène. Non mais, tu y crois ? « Vas-y mollo, Mac. Repose-toi, Mac. » Qu’est-ce qu’ils veulent que je foute, bordel ? Tu connais quelqu’un qui bosse pour Mr Reardon et qui y va mollo, toi ? Voilà que les Noirs s’y mettent, dans la cité. Ce Silver a lancé son propre racket ! Il est devenu mac. Encore une idée à la con piquée aux Américains. Six filles, il a. Il les surnomme ses « Ficelles ». Et il y a une bande de durs qui squatte le Bush. Ils vont nous causer des emmerdes, ceux-là. Pour couronner le tout, la police fourre toujours son nez partout. Et ils voudraient que j’y aille mollo ?

— J’ai vu Tony.

— Il paraît. Tu lui as cassé le bras. Tant mieux.

— J’ai pas fait exprès.

— C’est pas moi qui m’en plaindrai. Mr Reardon est très content de toi.

— Il avait un couteau, tu comprends. Je l’ai pris par le bras. Il s’est tordu.

— Épargne-moi les détails, tu veux. T’as le pognon ?

— Il manque 20 livres. Il aura le reste lundi.

— Et tu le crois ?

Bimbo haussa les épaules.

— On verra, enchaîna Mac. À part ça, d’autres problèmes à signaler ?

— Non.

De son sweat-shirt, Bimbo sortit la collecte du jour et la tendit au gros homme. Celui-ci compta rapidement l’argent avant de rendre dix billets de 5 livres à Bimbo.

— Tu restes boire un coup, Bim ?

— Non. Je vais chez Stepney. Il m’apprend à jouer aux échecs.

— Aux échecs ? Pourquoi ?

— Pourquoi pas ?

— Quel intérêt ?

— Y en a pas forcément un, Mac. J’aime bien la compagnie du vieux.

— Fais gaffe. Il va finir par t’inviter à une bar-mitsva.

— C’est quoi, ça ?

— Une fête de youpins. Tu lui files pas de blé, hein ?

— Pourquoi je lui en filerais ?

— C’est un Juif. Il doit attendre quelque chose de toi. Je parle pas d’un partenaire aux échecs.

— Allez, salut, Mac. Prends soin de toi.

Bimbo sortit par la porte de derrière dans la nuit fraîche, la musique du juke-box faiblissant à mesure qu’il s’éloignait.

Quel mal y avait-il à apprendre à jouer aux échecs ? Qu’est-ce que ça avait de si bizarre, putain ? D’après Stepney, en Russie, ils étaient des millions à pratiquer cette activité. Comme un sport national. Qu’est-ce qu’il y avait d’intelligent à taper dans un ballon, au parc ? Ou à se tuer à petit feu dans un bureau de merde, à l’arrière d’un pub, avec de la mort-aux-rats ?

Il traversa la cité d’un pas tranquille, longeant des murs tagués et croisant des groupes d’adolescents noirs qui s’attardaient. Il rejoignit la gare et la rangée de magasins après le pont ferroviaire.

C’était seulement la nuit venue que la ville semblait n’avoir pas changé, avec ses rues étroites bordées de maisons victoriennes mitoyennes — tant qu’on évitait de lever les yeux vers les tours, ou de lire les gros titres sur les agressions et autres actes de violence.

— Bonsoir, Bimbo, le salua Mr Singh.

— Comment ça va ?

— Très bien. Mais on a cassé la vitrine de ma boutique, hier soir. Puis-je vous accompagner ? Je ne suis pas à l’aise dans cette cité et je dois rendre visite à un ami.

— Pas de problème.

— Je trouve que le quartier se détériore, déplora Mr Singh. Tant de violence et de haine.

— À qui le dites-vous, renchérit Bimbo.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Bimbo ? demanda Stepney en prenant la reine blanche avec son fou. Pourquoi tu es tendu ?

Bimbo cessa de fixer l’échiquier décoré pour regarder le vieil homme.

— Je sais pas, Step. J’ai eu une drôle de journée.

— Il faut être détendu pour jouer. Être disponible pour te creuser les méninges.

— Ouais ? Mais quel est l’intérêt ? De savoir jouer aux échecs, je veux dire.

Stepney souleva sa maigre carcasse de son fauteuil à haut dossier et se dirigea vers le plan de travail. Il brancha la bouilloire et prit deux mugs sur une étagère en pin. À soixante-quinze ans passés, il avait le crâne chauve, le dos voûté et une ossature de moineau.

— L’intérêt, Bimbo ? Les échecs, c’est la vie. Les conflits. Vaincre son adversaire en étant discret, rusé et habile. Ça t’apprend à réfléchir. Tu veux du thé ?

— Dans la vie, y a pas de règles. Les règles, si c’est pas toi qui les fais, ce sera le type en face. En plus, aux échecs, tout le monde commence à égalité. On peut pas en dire autant de la vraie vie.

— Certes. Pourtant, chacun vit selon ses propres règles, par conséquent chacun est victime de sa propre prévisibilité. Étudie ses règles, observe sa vie, et utilise ces informations pour le vaincre.

— Vaincre qui ?

— Ton ennemi. C’est bien le sujet de cette conversation, non ?

— Je croyais qu’on parlait des échecs.

Stepney émit un petit rire et versa de l’eau chaude dans l’antique théière en argent, dont il remua le fond.

— Les gens de ta génération sont faibles, Bimbo. Tout le monde cherche à fuir la vie. C’est toujours la faute de l’autre, ou de la société. Tu oublies que l’homme est un animal. Pour survivre et prospérer, il doit être fort. Il doit vaincre ses ennemis.

— C’est faux. Par exemple… le chômage. Ça n’a rien à voir avec la victoire.

— Mais si, au contraire. Lait ou citron, dans ton thé ?

— Lait, s’il te plaît.

Stepney lui tendit un mug avant de retourner s’asseoir dans son fauteuil.

— S’il y a un seul poste pour dix candidats, qui choisit-on ? Le meilleur. Verstehen ? Il doit vaincre ses neuf concurrents. Finalement, on en revient toujours à la force, qu’elle soit mentale ou physique.

— On devrait peut-être s’allier en affaires, proposa Bimbo. Toi, t’es intelligent, et moi, j’ai renversé une Volkswagen un jour, pour un pari.

— Si j’avais besoin d’un partenaire en affaires, répliqua le vieil homme, je te choisirais.

— Je blaguais.

— Pas moi. Tu veux refaire une partie ?

— Celle-là n’est pas finie.

— Tu es mat en trois. Mais tu t’améliores.

— C’est juste que je mets plus de temps à perdre.

Stepney rit et secoua la tête.

— C’est comme ça que vous avez gagné la guerre, les Britanniques. En mettant beaucoup de temps à perdre, vous avez fini par l’emporter.

— Me parle pas d’histoire, j’ai toujours été nul dans cette matière.

Bimbo se cala dans le fauteuil et contempla la pièce exiguë encombrée de bric-à-brac, aux étagères chargées de mugs musicaux, de télescopes en laiton et de minuscules figurines de porcelaine à l’effigie de guerriers chinois ou japonais. Sur le mur du fond, à côté d’une fenêtre étroite, se dressait une bibliothèque pleine de livres sur les objets anciens et les échecs.

— Tu as été marié, Step ?

— Oui, avant.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Elle est morte, voilà ce qui s’est passé, rétorqua Stepney d’un air sombre.

— C’était y a longtemps ?

— C’était hier, Bimbo. Pas plus tard qu’hier.

— Je te suis plus. On s’est vus, hier.

— Peu importe. Et toi, pourquoi tu n’es pas marié ?

— Je me suis jamais vraiment posé la question.

— Tu devrais. Tu ferais un bon mari. Tu te soucies des autres. En plus, les enfants t’apprécient. C’est une bonne combinaison. Trouve-toi une épouse.

— Ouais. Je pourrais mettre une annonce à la vitrine de l’agence postale. « Grosse brute de cent dix kilos cherche épouse. Enfants bienvenus. »

— Tu n’aimes pas ton travail ? Trouves-en un autre.

— Ah ouais, tu crois ? Pilote de ligne, tiens. Ça me botterait.

— C’est quoi, ce petit moral, aujourd’hui ? Tu n’es pas aussi négatif, d’habitude.

Bimbo but son thé à petites gorgées et se dirigea vers la fenêtre qui donnait sur la voie ferrée.

— J’ai vu quelqu’un, aujourd’hui. Sherry Parker. On était ensemble à l’école. Elle commence à avoir l’air vieille et fatiguée. Avant, ses yeux brillaient et elle riait tout le temps. Ses gosses sont adorables. Son connard de mari s’est barré. Je la vois souvent. Mais aujourd’hui ? Je sais pas. Peut-être que c’est à cause de mon cygne. Il refait un nid. Et j’ai cassé le bras d’un type… Enfin, tout ça, ça tourne dans ma tête.

Le vieil antiquaire acquiesça et replaça les pièces sur l’échiquier. La pluie martela les vitres. Bimbo sentit un courant d’air froid sur lui.

— Faudrait que tu fasses réparer cette fenêtre, conseilla-t-il. Ou que tu la bouches avec du papier.

— Ce n’est pas un problème.

— Tu risques d’attraper froid.

— Viens. Assieds-toi et finis ton thé.

Bimbo retourna à la table. Sans conviction, il avança de deux cases le pion de son roi. Stepney fit entrer en jeu le cavalier de sa reine.

Il était plus de minuit quand Bimbo décida qu’il était temps de quitter l’appartement de son ami. Sous la pluie, il traversa lentement le terrain communal pour retourner vers la cité. Une voiture de police blanche se gara à sa hauteur. Bimbo s’arrêta et se pencha vers la vitre qu’on baissait.

— Où t’as abandonné le corps, cette fois, Bimbo ?

La voix était grave, le ton presque affable. Courbé, Bimbo regarda l’agent de police. La cinquantaine passée, le sergent Don Dodds avait un visage rond, le teint rougeaud et un regard qui en disait long. Sans qu’il sache expliquer pourquoi, Bimbo l’aimait bien. Peut-être parce que Dodds était un flic à l’ancienne.

— J’étais avec un ami, monsieur Dodds. Aucune violence.

— Je vais pas tarder à te renvoyer derrière les barreaux, fiston.

— C’est la vie, pas vrai, monsieur Dodds ?

Le véhicule s’éloigna. Bimbo traversa la route en direction de la cité. Il était à mi-chemin de chez lui quand un Noir costaud portant un manteau de cuir noir brillant lui barra le passage.

— T’aurais pas une clope, mec ?

Bimbo rit.

— Tu dois être nouveau dans le coin, tête de nœud. Si ton copain derrière moi fait un pas de plus, je le casse en deux. Maintenant, dégage !

— Pas besoin d’être si désagréable, mec !

— C’est ça, t’as raison, riposta Bimbo en poursuivant son chemin, les mains enfoncées dans les poches de son sweat.

Il arriva chez lui juste au moment où le ciel s’éclaircissait. En silence, il emprunta la coursive et ouvrit la porte d’entrée. Il faisait froid dans l’appartement. Il alluma la cheminée à gaz. Après avoir ôté son sweat, Bimbo se sécha avec une serviette, mit la bouilloire en route et retourna auprès du feu. Les coups discrets frappés à la porte le firent sourire.

— Je t’ai entendu rentrer, souffla Esther.

Bimbo s’écarta pour la laisser entrer. La jeune femme le frôla au passage, se dirigea droit vers la cheminée et s’assit par terre en tailleur. Âgée de vingt-deux ans, elle était noire comme l’ébène et maigre comme un clou. Les cheveux courts et frisés, elle portait un peignoir blanc en éponge orné d’un idéogramme japonais sur la poitrine.

— Tu veux du café ? lança Bimbo.

— Je peux, tu crois ?

— Ben oui. Pourquoi tu demandes ?

— Il est tard. Ça ne t’embête pas ?

— Si ça m’embêtait, je t’en aurais pas proposé.

Il disparut dans la cuisine et revint avec deux mugs de café noir.

— Il va y avoir de la tempête. Je le sens. Et je déteste le tonnerre, murmura Esther.

— Tu veux rester ?

— Pourquoi tu ne viens jamais frapper chez moi, Bimbo ?

— Je sais pas. Je devrais.

— J’aimerais bien. Juste une fois. J’aurais moins l’impression d’être une pute.

— T’es pas une pute ! Dis jamais ça ! T’es une amie. Y a une grosse différence.

— Tu es sincère ?

— Croix de bois, croix de fer, si je mens, que j’aille mourir dans une cave pleine de rats.

— Tu as l’air crevé.

— Non. J’suis fort comme un bœuf. Bon, tu veux rester, ou quoi ?

— Oui, répondit-elle avec un sourire.

— Viens, alors. Tu me tiendras chaud.

Après avoir éteint le feu, il emmena Esther dans sa chambre. Elle alluma la lampe de chevet et laissa tomber son peignoir. Elle s’allongea sur le lit défait puis remonta les couvertures sur elle. Bimbo enleva son jean et son boxer, les jeta vers le panier qui débordait de linge sale et se glissa aux côtés d’Esther.

— Les draps sont glacés, se plaignit-il.

Esther colla son corps chaud contre le sien. Pendant un petit moment, il resta immobile, à savourer cette proximité. Puis elle l’embrassa.

À son réveil, elle était partie, mais son agréable odeur musquée flottait encore dans la pièce. Bimbo aurait voulu aller frapper chez elle, mais il s’abstint. Au lieu de quoi, il fit frire quatre œufs et six tranches de bacon, les mangea, fit la vaisselle, prépara du thé et prit un bain avant d’enfiler un bas de jogging d’un bleu passé et une vieille paire de baskets Adidas. D’un coup sec, il écarta les rideaux. Le soleil brillait haut dans le ciel : il était près de midi. Pendant un quart d’heure, il s’adonna à ses exercices d’étirement. D’abord les muscles ischiojambiers, puis les quadriceps.

Dans la rue, il emprunta son circuit habituel : devant les tours de New Street, ensuite à gauche devant la boulangerie. Traversée du terrain communal, retour le long de la route, puis descente de High Street, à gauche dans la cité. Un huit pour passer par la gare et sur le pont, et enfin retour par le sentier du canal.

Dix kilomètres exactement. Une fois rentré de sa course, il prenait ses poids dans le placard du fond et les soulevait pendant une heure. Il finissait par une série de cent abdos.

Il reprit un bain puis fouilla l’appartement à la recherche d’une chemise propre, en vain. Il enfila un pull-over en laine et chercha dans son panier à linge un short qui pourrait tenir encore une journée. Le panier était vide. Esther avait dû l’emporter avant qu’il se réveille. Avec un sourire, il enfila son jean de la veille encore humide.

Derrière High Street, il entra dans le Roadster Cafe et s’assit, un mug de thé entre les mains. Mac arriva une vingtaine de minutes plus tard et tira la chaise en face de lui.

— Je t’ai vu courir encore, ce matin. Pas mal, pour un gars de ta taille.

— Faut rester en forme, Mac. Tu devrais essayer.

— Ouais, répliqua le gros homme, sceptique. Mon cœur adorerait. Bon, revenons à nos affaires. Il y a un vieux qui tient un restau dans Westbrook Street. Un Chypriote. Mr Reardon n’est pas très content de lui. La routine, Bimbo. Tu réserves une table, tu te plains de la bouffe et tu distribues une bonne raclée. Tu déranges la clientèle. OK ?

— Non, je suis pas OK. Je suis censé collecter le fric. Saccager des restaus, c’est pas mon truc.

— Mr Reardon a demandé que ce soit toi qui le fasses. Il y a 50 livres à la clé.

— Non. T’as quoi d’autre ?

— T’as pas l’air de comprendre, fiston. C’est ça, le boulot. Mr Reardon exige que tu le fasses. Ou dois-je retourner le voir pour lui dire que tu passes ton tour ?

Rougissant, Bimbo détourna le regard.

— Je vais le faire. Mais pourquoi moi ? Il lui est arrivé quoi, à Nelson ?

— Il est trop connu. De toute façon, qu’est-ce que ça peut te foutre ? Tu as un faible pour les Chypriotes ?

— Non. C’est juste que… Peu importe.

— Je commence à me faire du souci pour toi, fiston. Bon, ce soir, mets un costume. C’est un endroit chic. Tu vois le genre ?

Bimbo observa dans le miroir l’épais cou de taureau sous le lourd visage à la mâchoire carrée, puis s’attarda sur ses yeux bleus. Tout au fond, il voyait encore le gamin maladroit du Foyer. Bien sûr, il avait vieilli. Mais il était bien là. La prison ne l’avait pas changé. Même avoir eu pour compagnons de cellule Adrian et Stan n’avait pas affecté le gamin du Foyer. Il avait gardé son caractère solitaire.

Il étala de la crème à raser sur son large menton puis, lentement, y passa le rasoir.

— C’est pas tellement mieux, fiston, déclara-t-il à l’intention du reflet dans la glace. T’es né moche.

Dans une garde-robe épaisse comme une feuille de papier, il prit un pull à col roulé et sa vieille veste Harris Tweed, achetée six ans auparavant. N’ayant pas de pantalon propre, il enfila une fois de plus son jean. Le résultat n’était pas si mal, songea-t-il, estimant que le pull et la veste lui donnaient une apparence soignée.

Il passa son peigne à deux reprises dans ses cheveux courts indisciplinés, qui aussitôt reprirent leur forme initiale.

Il s’assit sur le lit et, mal à l’aise, joua avec le peigne, conscient que l’heure tournait.

« Tu te plains de la bouffe et tu distribues une bonne raclée. »

Ça ne lui convenait pas. Bimbo se mettait rarement en colère, mais à présent il sentait la mauvaise émotion monter en lui. Ses besoins étaient modestes, mais il en avait quand même. Payer le loyer, acheter de quoi manger… De quoi vivrait-il s’il cessait de travailler pour Reardon, ou un autre type du même acabit ? Des allocations chômage ? Putain, ça non.

Il avait eu son content de charité au Foyer. Après avoir quitté l’école, il avait travaillé en intérim sur les camions pendant un temps. Il gagnait 2 livres par jour. Mais tous les chauffeurs faisant leurs petites magouilles, ils avaient vite mis le gamin dans la combine, lui filant chaque semaine un billet de 10 pour qu’il ferme les yeux. Puis la police avait fait une descente, et Bimbo s’était retrouvé accusé de vol. Cette fois, il avait écopé d’une peine avec sursis. Trois des chauffeurs avaient pris six mois chacun. N’ayant plus un sou en poche, Bimbo s’était alors associé à Nobby Fletcher pour assommer un directeur de supermarché qui se rendait à la banque déposer sa recette du jour. Il avait gagné 425 livres et neuf mois ferme. Pas de regrets. Personne ne l’avait forcé. Toutefois, après sa sortie, plus personne n’avait voulu le faire travailler. À part Mr Reardon.

Un serveur élégant guida Bimbo vers une table près de la fenêtre avant d’allumer une fine bougie rouge.

— Prendrez-vous un apéritif, monsieur ?

— Juste de l’eau.

— Un Perrier, monsieur ?

— Peu importe.

Bimbo tira sur le col de son pull pour soulager sa sensation d’étouffement. Autour de lui, une dizaine de clients dégustaient leur dîner. Une grande blonde assise au bar plaisantait en compagnie de deux hommes. Elle jeta un coup d’œil en direction de Bimbo, vit qu’il la regardait et afficha un sourire nerveux. Il la salua d’un signe de tête et détourna les yeux. Il n’était pas à sa place, ici. La situation lui échappait inexorablement. Le serveur revint avec sa boisson : une eau pétillante, mais tout à fait agréable.

— Êtes-vous prêt à passer commande, monsieur ?

— Non, pas encore.

— Bimbo ? demanda Esther. C’est toi ?

Il releva brusquement la tête. Sa voisine de palier se tenait dans l’encadrement de la porte dans son uniforme d’infirmière, son manteau bleu marine drapé sur ses épaules, en robe blanche, sa taille fine soulignée d’une épaisse ceinture noire. Bimbo se leva.

— Oui. Euh… tu te joins à moi ?

Esther hésita.

— Tu… Tu attends quelqu’un ? s’enquit-elle. Ce n’est pas souvent que tu te mets sur ton trente-et-un.

Bimbo sourit.

— Oui, j’ai fait un effort. Et, non, j’attends personne.

Elle ôta son manteau et le tendit au serveur, qui lui demanda si elle désirait boire quelque chose. Elle commanda un verre de vin blanc sec, puis il s’éloigna. Bimbo contourna la table et tira un fauteuil pour Esther.

— Je t’ai vu à travers la vitrine, l’informa-t-elle. Tu es sûr que tu n’as pas un rendez-vous ? Ce n’est pas grave, tu sais. On n’est pas en couple. Je ne serai pas jalouse.

— Non, répliqua-t-il. En fait, je suis plutôt soulagé que tu sois là. Maintenant, on va pouvoir se faire un bon gueuleton. T’as faim ?

— C’est un peu cher, ici, non ? souffla-t-elle en se penchant au-dessus de la table.

Bimbo appela le serveur et commanda un filet de bœuf saignant. Esther choisit du veau au jambon.

— Tu es déjà venu ?

— Non, répondit Bimbo. On m’a conseillé l’adresse. T’as passé une bonne journée ?

— Pas mal. Des bassins à vider et des lits à faire, en gros. Et toi ?

— Je suis allé courir. Ouais, j’ai passé une bonne journée. Merci d’avoir fait la lessive.

— Pas de souci. Merci pour la nuit dernière.

Il sourit et commença à se détendre.

— Cet uniforme te va vraiment bien.

— C’est ma peau noire, Bimbo. Ça va bien avec le bleu et le blanc.

— Tu devrais être mannequin.

Le filet de bœuf était bon, mais la portion ne suffit pas à rassasier Bimbo. Esther ne put finir son veau. Ils échangèrent leurs assiettes. Bimbo mangea le veau avec enthousiasme.

— Tu as un appétit de moineau, fit-il remarquer. Je sais pas comment tu fais.

Vers 23 heures, trois jeunes entrèrent dans le restaurant. L’un d’eux portait un tee-shirt Union Jack. Esther se raidit, mais Bimbo prit sa main sur la table. Le trio s’installa à une table voisine. Le serveur s’approcha.

— Désolé, messieurs, la maison ne sert pas les clients s’ils ne portent pas de veste.

— Et c’est marqué où ? gronda un blond costaud.

— C’est le règlement. Ce n’est pas moi qui décide, répondit prudemment le serveur.

— Alors on peut pas manger ? s’offusqua le jeune au tee-shirt Union Jack.

— Je suis navré.

— Même si j’ai un tee-shirt avec le drapeau de mon pays ?

— Non, monsieur.

— Pourtant vous servez les négros ?

— Je pense que vous feriez mieux de partir, messieurs, insista le serveur en se préparant à l’inévitable scène de violence qui allait suivre.

Les trois jeunes se levèrent ; l’un d’eux décocha un coup de pied dans son fauteuil, qui vola dans l’encadrement de la porte. Bimbo remarqua qu’Esther ne bougeait plus, les yeux rivés sur les assiettes. Il regarda le trio, soudain désolé pour le serveur.

— Hé, toi, dit Bimbo à l’adresse du meneur. Ta mère sait que t’es encore dehors à cette heure, fiston ?

Tous trois se ruèrent sur lui. Bimbo se leva pour aller vers eux.

En le voyant approcher, le meneur recula, prenant tout à coup conscience de la force du géant. Il bouscula l’un de ses camarades, puis tous trois se dirigèrent vers la porte, enjambant le fauteuil renversé. Dans la rue, les jeunes retrouvèrent un peu de courage.

— Va te faire foutre, baiseur de négros ! beugla l’un d’eux.

Sur ce, ils détalèrent. Bimbo se baissa pour ramasser le fauteuil et le remit en place.

Le serveur, en sueur, sourit à Bimbo.

— Merci infiniment, monsieur. J’espère qu’ils n’ont pas gâché votre soirée.

— T’en fais pas, fiston. T’as eu des couilles de leur avoir tenu tête comme ça.

— On s’y attendait. D’après mon oncle, c’est inévitable.

— C’est la vie, conclut Bimbo en retournant auprès d’Esther encore sous pression, le regard apeuré. Ne les laisse pas t’effrayer, dit-il en lui prenant la main.

— Ce n’est pas agréable d’être détestée.

— Moi, je te déteste pas, Esther. Et je parie que tes patients non plus.

Le serveur revint avec deux verres de brandy.

— Offert par la maison.

— Tu vois ? Personne ici te déteste.

Un mouvement à l’extérieur alerta Bimbo, lui laissant une fraction de seconde pour renverser la table juste au moment où une première brique fracassa la vitrine. Il tira Esther de son fauteuil et la protégea de son corps. Une autre brique le frappa à l’épaule. Des bruits de pas précipités résonnèrent. Bimbo se leva pour évaluer les dégâts. Esther se redressa à son tour.

— Ramène-moi à la maison, souffla-t-elle avec tristesse.

Une voiture de police se gara le long du restaurant. Deux agents entrèrent et interrogèrent le serveur. Le chef et une cuisinière se tenaient au fond de la salle. Le serveur s’entretint avec le policier et désigna Bimbo. Les agents se dirigèrent vers lui.

— Pouvez-vous nous donner un signalement des individus, monsieur ?

— Je n’ai pas vu qui a lancé les briques.

— C’est dommage, monsieur.

Une autre voiture de police arriva. Circonspect, le sergent Dodds entra dans le restaurant. Après avoir parlé au serveur, il rejoignit Bimbo.

— Alors, dit-il, on fait dans la casse de restau, maintenant ?

— J’étais là en tant que client. J’ai rien à voir là-dedans.

— Arrête tes salades, Bimbo. Mr Niazzi a des ennuis avec ton patron. Maintenant te voilà, et cet endroit est complètement saccagé. Tu vas me dire que c’est une coïncidence ?

Bimbo sentit sa colère s’évanouir.

— Je sais pas qui a fait ça. Ils sont arrivés et ont insulté Esther. J’ai rien fait. Je leur ai même pas mis de raclée. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?

— Rien. Allez, disparais.

Le serveur, qui avait écouté la discussion, s’avança.

— Alors comme ça, tu travailles pour Reardon, hein, enfoiré ! Eh bien, tu lui diras qu’il n’aura pas un penny ! Et ne remets plus les pieds ici !

— Tu veux que je règle l’addition ? demanda doucement Bimbo.

— Trente-deux livres. Plus 400 pour la vitrine.

— Ça inclut le pourboire, sale métèque ?

— Je veux qu’il sorte d’ici ! hurla le serveur.

Bimbo cueillit six billets de 5 livres dans son rouleau, auxquels il ajouta deux pièces de 1 livre, et les lâcha par terre.

— Viens, Esther, je te raccompagne.

Esther attendit que Bimbo ait atteint la porte avant de se tourner vers le sergent Dodds.

— Il n’a rien à voir avec ce qui s’est passé. On était là pour manger, c’est tout.

Dodds ôta son képi et, d’une main, frotta son lourd visage. À cinquante-trois ans et après toute une carrière dans la police, il était bon juge de caractère. Il prit la fille par le bras et la conduisit vers le bar.

— Mademoiselle, je pense que vous êtes une brave fille, mais que vous avez de mauvaises fréquentations. Si Bimbo n’a rien à voir avec les dégâts de ce soir, ça veut rien dire. C’est son boulot : il casse les choses. Les gens, surtout.

— Vous vous trompez. Il m’a sauvé la vie.

— Ne vous emballez pas pour deux briques, mademoiselle.

— Pas ce soir. Il y a deux ans. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, un ami m’attend.

Assis au Roadster Cafe, Bimbo avait les yeux rivés sur le billet de 50 livres posé sur la table en Formica.

— Ben vas-y, fiston, prends-le, l’encouragea Mac.

— J’ai rien fait, Mac.

— N’aie pas le triomphe modeste : t’as engueulé les mômes et ils ont fait le boulot pour toi. Prends le blé. À moins que tu sois si plein aux as que tu doives d’abord regarder les dents du cheval qu’on te donne ?

— Je suis pas si riche que ça, répliqua Bimbo en prenant l’argent. (Il le glissa dans la poche arrière de son jean.) C’est bizarre, quand même, que des skinheads se soient pointés pile à ce moment-là.

— Je vois pas de quoi tu parles, fiston, déclara Mac en sortant une cigarette de son paquet.

Il l’alluma.

— Tu me regardes pas en face, Mac.

— Oh, pour l’amour du Ciel, Bimbo ! OK, c’est moi qui les ai envoyés. Je savais que t’étais pas fait pour ce boulot, et je voulais pas que tu aies des ennuis. C’est bon ?

— Non, c’est pas bon. Esther était avec moi. Une de leurs briques aurait pu lui fracasser la tronche. Et j’aime pas être accusé à tort.

— Doddsy t’en a fait baver, hein ?

— Non, pas trop. Lui, ça va.

— Comment ça, « lui, ça va » ? C’est un enfoiré ! Comme tous les poulets.

— Il est pas véreux, lui, pourtant.

— Bien sûr qu’il est pas véreux. Doddsy ? Et puis quoi, encore ? C’est le problème avec les flics d’aujourd’hui. On peut les acheter pour une bouchée de pain, et c’est en autocar, qu’ils débarquent. Non, Doddsy marche à l’ancienne. Mais c’est quand même un poulet !

Bimbo sourit.

— Je te comprends pas, Mac. Tu l’aimes bien, ou tu peux pas l’encadrer ?

— Les deux. Qu’est-ce que tu as prévu, aujourd’hui ?

— Je vais voir un vieux pote.

— OK. Sois là à 15 heures mercredi. J’aurai un truc pour toi.

— Plus de restaus, Mac. C’est pas pour moi.

Mac secoua la tête et soupira.

— Mais qu’est-ce que tu crois, fiston ? On est tous dans le même bateau ! Tu bosses pour un patron. C’est lui qui te dit quand tu dois chier et comment tu dois t’essuyer le cul. Fais pas la fine bouche.

— Je pensais peut-être reprendre un boulot, annonça Bimbo. Ce sera forcément mieux que ça.

— Je vais voir ce que je peux faire pour les restaus et les trucs du même genre, le rassura Mac. On se voit mercredi.

Bimbo serpenta dans la foule de High Street et s’arrêta au magasin d’alimentation générale des Singh. Shamshad, leur fille de dix-huit ans, était à la caisse. Un jean serré moulait son corps bien proportionné. Elle portait aussi un sweat rose avec, brodé en travers de la poitrine, le slogan « Totalement Maléfique ». Bimbo paya sa pomme et se demanda ce que Mrs Singh pensait de la mode. Niveau style, rien ne valait le sari, trancha-t-il.

Il fit la queue vingt minutes pour prendre le bus numéro 11 et grimpa à l’étage. Tout petit déjà, Bimbo adorait monter dans la partie supérieure, surtout à l’avant. À l’époque, les vitres se baissaient jusqu’en bas. Un enfant pouvait se pencher à moitié au-dehors, tendre les bras et se prendre pour Superman fendant les airs, loin au-dessus des misères du monde.

Les places à l’avant étant prises, Bimbo dut s’asseoir à gauche de l’allée centrale. Une main lui tapota l’épaule. Il se retourna.

— Comment ça va, mec ? demanda Willy Norris.

— Pas mal.

À trente-trois ans, Norris était chauffeur routier, propriétaire de son semi-remorque. Il vivait sur Ramsay Road avec sa femme et leurs deux filles. Bimbo le connaissait depuis sept ans environ — depuis son premier séjour à l’ombre.

— Je vais retourner au trou, Bim.

— Pour quoi, cette fois ?

— Soixante machines à sous.

— Tu restes combien de temps dehors ?

— Préventive pendant deux semaines. Ce fumier de Lynch demande 500 livres pour la remise en liberté sous caution. Tu parles d’une liberté. Avant, c’était 200.

— Celui-là, il va se faire défoncer, un de ces quatre.

— Ah ouais ? Et qui défoncerait un flic ? Quoi qu’il en soit, il faut que je dépose une caution pour que Nancy voie venir. Le temps que je vende mon affaire. Tu connaîtrais pas un type qui cherche un poids lourd ?

— Désolé, mec.

— Tant pis. Je me débrouillerai.

— Tu vas en prendre pour combien, à ton avis ?

Norris haussa les épaules.

— Deux ans. Peut-être trois. T’as toujours ton appart près de la cité ?

— Ouais.

— Comment tu fais pour t’entendre avec les négros ?

— Paiement du ticket, s’il vous plaît, les interrompit un contrôleur noir et massif.

— Ils me gênent pas, répondit Bimbo en tendant à l’homme deux pièces de 50 pence.

— Moi, si, rétorqua Norris. On peut pas faire un pas sans en croiser un. En plus, ils profitent tous des allocs.

Le conducteur poursuivit sa tournée.

— Et ils sont tous vachement sûrs d’eux. T’as vu sa tête, à celui-là ? Il m’a fusillé du regard ! C’est la jalousie, tu vois. Tu veux qu’on aille boire une pinte ?

— Non. Je dois retrouver quelqu’un.

— Quelqu’un a été vilain, c’est ça ?

Bimbo ravala sa colère et se tourna pour faire face à la route. Une jeune femme noire, mince, en pantalon de cuir, se glissa sur le siège voisin.

— On en mangerait, commenta Norris.

La femme se retourna et leva son majeur.

— Fous-le-toi où je pense, connard !

— Je crois que je suis amoureux, Bim, rétorqua joyeusement Norris.

Bimbo tourna la tête pour regarder par la vitre sale. Ils avaient roulé sur trois kilomètres ; High Street avait laissé place à une rue lugubre, bordée des mêmes boutiques ternes, avec les mêmes badauds tristes et des groupes qui s’attardaient sur les pas de porte. Norris se pencha vers l’avant et souffla quelque chose à l’oreille de la femme. Elle rougit et regarda autour d’elle, mais il n’y avait pas d’autre place vacante. Bimbo se retourna.

— Tu commences à me gonfler, Willy. Ferme-la !

— Désolé, Bim. Je le jure.

Bimbo regarda la femme.

— Fais pas attention, trésor. Profite du trajet.

— Fous-le-toi où je pense, toi aussi, riposta-t-elle.

Bimbo descendit dans le centre de Shepherd’s Bush. Il avança d’un bon pas entre les passants pour rejoindre un autre quartier commerçant pourvu d’une laverie automatique, d’un marchand de journaux et d’un salon de massage et bien-être, le Body Spa. Il arborait une devanture en pin et une porte joliment décorée de vitraux arrondis. Bimbo la poussa et s’essuya les pieds. Le petit vestibule était moquetté. Il avança d’un pas silencieux jusqu’à l’accueil, où une magnifique brune en robe décolletée lisait un livre de poche. À son arrivée, elle leva les yeux.

— Salut, Bim. Adrian est au fond.

— Occupé ?

— Pas vraiment. Sheila a été prise en flag la semaine dernière.

— Pourquoi ?

— Elle a proposé le spécial VIP à un détective.

— Pas de bol.

— Oui. Surtout que ce gros porc est venu une dizaine de fois. Combien de temps il lui a fallu pour piger ?

— Et toi, ça va ? demanda-t-il pour changer de sujet.

— Oui. Mandy travaille bien à l’école. C’est la meilleure de sa classe en lecture. Elle va aller loin, celle-là.

— C’est une bonne petite. Je peux y aller ?

— Tu sais que t’as pas besoin de demander.

Dans le bureau tapissé de panneaux en pin trônaient un bureau blanc, un canapé Chesterfield noir et trois fauteuils du même style autour d’une table basse surmontée d’un plateau en verre. Au mur s’étalait une immense affiche d’Aubrey Beardsley représentant deux femmes se tenant par le bras. Assis sur le canapé, Adrian examinait une liste imprimée. Il sourit à Bimbo, se leva et s’étira.

— Je sais pas comment tu supportes ces fringues, dit Bimbo en avisant la chemise de soie bleu et blanc, le pantalon de cuir gris et les chaussures brillantes d’Adrian.

— Le style, mon cher Bimbo. Il faut du flair et de la grâce pour en avoir. Les chaussures te plaisent ? Peau de serpent véritable.

— Sympa.

— « Sympa » ? répéta Adrian en l’imitant. Elles m’ont coûté 600 livres ! Je les ai achetées à Milan.

— Je suppose qu’avec ça, t’as les pieds bien au sec.

— Toujours le même, pas vrai, chéri ? répliqua Adrian avec un sourire. Du café ?

À seulement vingt-quatre ans, Adrian était déjà riche selon les critères de Bimbo. Ils avaient partagé la même cellule pendant un an. Bimbo le trouvait amusant. De plus, il n’avait pas son pareil pour voir toujours le bon côté des choses. Quelques mois auparavant, une bande de brutes l’avaient violemment agressé. Du fond de son lit d’hôpital, Adrian avait dit à Bimbo que c’était l’occasion rêvée de se faire enfin poser des couronnes.

— Alors, comment va la vie, en ce moment ? s’enquit Adrian en lui tendant une petite tasse posée sur une soucoupe.

Le café, d’un goût intense, était particulièrement fort.

— Pas mal.

— Tu continues à nourrir le cygne ?

— Oui. Il refait un nid. C’est vraiment triste.

— Tu en as touché un mot au conseil ?

— À propos de quoi ?

— D’un cygne mâle, bon sang.

— Un cygne noir, ça se trouve pas à tous les coins de rue, si ?

— Et pourquoi pas ? Tout s’achète, dans ce monde.

— J’y ai jamais trop réfléchi.

Il lui rendit la tasse vide.

— La vache, Bimbo, j’ai l’impression que tu as grandi des mains ! C’est comme regarder un boa s’enrouler autour d’un œuf de caille.

— Tu devrais t’acheter des mugs. Je me sens comme un con, assis là, à boire dans ton dé à coudre.

— Je ne trouve pas, c’est plutôt mignon. Attachant, avec un petit côté assassin. Tu travailles, ce soir ?

— T’as prévu quoi ?

— Juste une projection porno. Suivie d’un live.

— Tu sais que j’aime pas ce genre de soirée.

— T’es pas obligé de regarder. Tu seras à l’entrée. Pour moi, c’est pire : je suis à l’intérieur.

— C’est où ?

— Tu vas pas le croire. Dans la salle paroissiale de Sainte-Mary.

— Tu rigoles ?

— Je t’assure que non. Je l’ai réservée pour la réunion de l’Ordre royal des Cinéphiles. Pas mal, hein ? Trente-cinq billets, cent places assises.

— Et si le pasteur se pointe ?

— Tu l’empêcheras d’entrer.

— Putain, Ade !

— On n’enfreint pas la loi ! Tout ce qu’ils ont dit, c’est pas d’alcool. On a prévu de la bouffe, mais ils ne vont pas trop manger.

— C’est pas encore ce film avec des porcs ?

— Rien de tel que voir un mec s’enfiler une truie pour te dégoûter de ton sandwich au bacon.

— C’est dégueu, Ade.

— Tout ce business est dégueu, Bimbo, confirma Adrian, soudain sérieux. Mais il faut bien gagner sa croûte ! J’ai de grosses dépenses, avec mes goûts de luxe.

— C’est Sally qui fait le live ?

— Non, elle s’est mariée avec un comptable. J’ai trouvé une nana noire. Une nouvelle, mais elle apprend vite. Elle est d’accord pour prendre quelqu’un dans le public après. Du coup, on organise aussi une tombola.

— Et qu’est-ce que je suis censé vérifier ?

— Les billets d’entrée, Bim. Des billets numérotés. Pas de resquilleurs, pas de retardataires. Pas de flics. Tous ceux qui n’ont pas l’air réglo n’entrent pas.

— Quelle heure ?

— Vingt heures trente. Tu vois où est la salle ?

— Oui. C’est Alvin qui filmera ?

— Non. On s’est disputés. Il est parti.

— Désolé. C’est pas lui qui t’attendait, quand t’étais derrière les barreaux ?

— Si. Il reviendra. C’était stupide, comme dispute. Ça n’avait aucune importance. On était censés partir à Chypre la semaine prochaine. J’avais loué un bateau, là-bas. Et maintenant, ça… Mais il reviendra. Ça fait quatre ans qu’on est ensemble.

— Ouais. Bon, je ferais mieux d’y aller.

— Tu veux un autre café ?

— Non, merci.

— Je suppose que ça te dit rien d’aller à Chypre ? Rien de louche, juste des vacances.

— Je suis jamais parti à l’étranger, Ade. Ça m’intéresse pas. De toute façon, t’as raison. Il reviendra.

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