#premiersInstants — Haut-Royaume #3 — Le Roi de Pierre Pevel

Corentin
Bragelonne
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16 min readMay 17, 2018

On vous offre les premières lignes (et même un peu plus) du dernier tome de le saga !

Dans les #premiersInstants, on vous propose ni plus ni moins que de découvrir les premiers chapitres de vos romans préférés. Comme ça, sans contreparties, juste pour vous faire plaisir. Bonne lecture !

1

Lorn Askariàn quitta le Palais royal dans la nuit, seul, tandis que de lourds nuages s’amassaient et masquaient les constellations de la Grande Nébuleuse. Un vent glacial soufflait sur la capitale enneigée. Il balayait les rues désertes et obscures, soulevait des bourrasques de poussière cristalline, poussait des gémissements douloureux. Ces plaintes évoquaient à Lorn celles des âmes tourmentées de Dalroth — à ceci près qu’en cet instant la sienne ne se mêlait pas au chœur des suppliciés.

Il venait de tuer son roi.

Il venait de tuer son père.

Et son âme s’en trouvait apaisée.

Sans hâter le pas de sa monture, Lorn gagna la Tour Noire qui — plus sombre que le ciel — dominait l’une des collines d’Oriale. La capuche et les épaules raidies par le givre, il mit pied à terre dans la cour éclairée aux flambeaux. Il confia les rênes de son cheval à l’écuyer qui accourut et il lui demanda :

— L’officier de garde ?

— Le sieur Logan, messire.

— J’ai à lui parler.

— Bien, messire.

Tandis que l’écuyer menait sa monture à l’écurie, Lorn prit un escalier couvert et gagna le chemin de ronde. Il y fut accueilli par un froid plus vif et les sifflements d’un vent mordant. S’approchant d’une sentinelle qui montait la garde près d’un brasero rougeoyant, Lorn lui dit :

— Logan va me rejoindre. Vous nous laisserez.

— À vos ordres.

Lorn attendit un moment, Oriale endormie à ses pieds. Rares étaient les lumières à y briller, excepté dans le quartier du port fluvial et dans le Palais royal dont les tours, les pavillons, les dépendances, les parcs et les bois recouvraient entièrement une large colline. La vue portait jusqu’aux remparts de l’immense capitale des Hauts-Rois, mais ce n’étaient que ténèbres au-delà des Tours vigiles destinées à la protéger contre l’Obscure. Tout juste devinait-on la silhouette et les crêtes des monts du Langre à l’horizon.

Des pas crissèrent dans la neige.

La sentinelle se retira et, dès qu’il fut seul avec Logan, Lorn lui annonça :

— Erklant II n’est plus. Il a rendu l’âme dans son lit.

C’était la vérité.

Lorn ne négligeait que d’avouer qu’il avait tué le Haut-Roi en l’étouffant, une main pressée sur son visage. Ou plutôt, qu’il l’avait achevé. Le vieillard n’avait déjà plus qu’un misérable souffle de vie dans sa fragile et osseuse carcasse. Il avait supplié en vain. Incapable d’appeler et bien trop faible pour se défendre, il avait à peine bougé et son regard plein d’effroi n’avait pas tardé à s’éteindre. Aurait-il vu le jour se lever ? Lorn en doutait et s’en moquait. Plus que son roi, il avait assassiné son père — un père détesté dont il était le bâtard secret.

— Fais savoir la nouvelle aux hommes, poursuivit Lorn. Que ceux qui le veulent pleurent le roi et prient pour son âme. Mais ils n’ont que ce qui reste de la nuit pour faire leur deuil. Dès l’aube, je veux tout le monde sur le pied de guerre.

— Entendu.

Ancien mercenaire, Logan avait été l’un des premiers à rejoindre Lorn quand celui-ci avait recréé la Garde d’Onyx à la demande du Haut-Roi. S’il parlait peu, l’homme était fiable, efficace, rigoureux. Il était respecté et maniait comme personne les deux épées croisées dans son dos. Lorn avait une totale confiance en lui.

— Il faudra une messe, ajouta Logan.

— Ici ? Dans la chapelle ?

Sûr de son fait, l’ancien mercenaire acquiesça.

— D’accord, dit Lorn après avoir réfléchi. Trouve un prêtre. Mais que la messe soit achevée avant l’appel du matin.

— Autre chose ?

— Non.

Logan allait se retirer quand Lorn le retint.

— Un instant, souffla-t-il. Ça ne va plus tarder.

Lorn était concentré sur quelque chose qu’il ne pouvait ni voir ni entendre, mais qu’il devinait. Logan attendit et, sans rien laisser paraître, remarqua que Lorn massait sa main gauche gantée : c’était sa main marquée par l’Obscure. Un moment s’écoula dans le silence de la nuit glacée, puis :

— Voilà, dit Lorn.

Une pluie de cendre se mit à tomber.

— Rouge, dit Logan en examinant les flocons de cendre tombés dans sa paume ouverte.

Les deux hommes échangèrent un regard.

— La guerre, lâcha Lorn.

Lorn habitait le dernier étage de la Tour Noire.

Sitôt la porte de ses appartements refermée, il fit de la lumière, enleva ses gants et son manteau. Dans le froid, il se hâta d’allumer un feu, le regarda prendre, le nourrit et resta accroupi devant l’âtre, le visage caressé par des lueurs rouges et jaunes qui creusaient ses traits. Ronronnant, un jeune chat roux — Yssaris — vint se frotter contre ses bottes.

Lorn sourit et déboutonna le col de son pourpoint.

— Mais comment es-tu entré, toi ?

Yssaris répondit d’un bref miaulement.

Lorn le prit dans ses bras et, tout en lui grattant la nuque de l’index, alla s’asseoir dans un fauteuil. Il laissa passer le temps, le regard perdu, tandis que le feu craquait et réchauffait l’atmosphère. Yssaris ferma les paupières et somnola en confiance. Lorn, lui, songea à la guerre qui allait éclater par sa faute et ruiner, peut-être détruire le Haut-Royaume.

Quand il fit bon dans la pièce, Lorn laissa Yssaris sur le fauteuil en le gratifiant d’une dernière caresse, puis il ôta son pourpoint et sa chemise. Il s’étira, torse nu. Ses muscles étaient douloureux et il avait besoin de repos, mais il savait que le sommeil le fuirait s’il se couchait. Il n’était pourtant pas taraudé par le remords. Ni même par le doute. En fait, il n’éprouvait rien — si ce n’est un reliquat de haine pour un père et un roi indigne.

Dans le silence et la pénombre, à la lueur d’une lampe à huile, Lorn regarda l’image que lui renvoyait un miroir d’étain cabossé. C’était celle d’un guerrier fatigué, aux cheveux noirs et emmêlés, aux joues râpeuses, aux yeux pâles et vairons. Des cicatrices blêmes — déchirures et coups de lame, coups de griffe, coups de croc — couvraient ses larges épaules et son torse. Elles contrastaient avec la tache noire sur son cœur, d’où partaient des veines sombres qui s’étalaient sur sa poitrine et s’enroulaient autour de son flanc gauche.

L’Obscure.

Force corruptrice née des Royaumes Infernaux, l’Obscure était en lui et poussait toujours plus loin son emprise. Elle lui rongeait le corps et l’âme, et troublait parfois son jugement. Elle l’avait déjà amené à commettre des actes qu’il regrettait. Mais elle l’avait également aidé et protégé. Comme douée d’une conscience propre, elle s’était faite son alliée. Par caprice ? Par intérêt ?

Lorn l’ignorait.

Du bout des doigts, il suivit la veine qui, se divisant et charriant l’Obscure, montait vers son cou comme un mauvais lierre. Le mal progressait. Les marques sortiraient bientôt du col de sa chemise. Après quoi elles gagneraient le côté de son visage et il lui faudrait un masque pour les couvrir… si du moins il choisissait de les cacher.

Lorn hésitait.

Il avait été, naguère, un jeune chevalier des plus prometteurs. Couvert d’honneur et de gloire, il jouissait alors de la faveur du Haut-Roi et de l’amitié d’un prince. Tout lui réussissait, à la Cour comme sur les champs de bataille. Il pouvait même se vanter d’être heureux en amour. On l’admirait. On l’enviait. On s’enorgueillissait de le connaître et de le fréquenter.

Puis étaient venues les accusations de haute trahison et la condamnation infamante.

Puis était venue l’Obscure.

Dans la prison de Dalroth où on l’avait enfermé, sur une île lointaine de la mer des Ténèbres, l’Obscure aurait dû se jeter sur lui avec une rage avide et le ronger au fil des nuits comme elle rongeait les autres condamnés, les transformant en goules insanes. Au lieu de ça, elle avait placé en lui un germe fertile. Elle l’avait marqué de son sceau — adopté, selon certains.

Corrompu.

Si bien qu’après trois ans, lorsque le Haut-Roi l’avait innocenté et rappelé auprès de lui, Lorn était revenu de Dalroth changé corps et âme, plus secret et plus dangereux que jamais. L’Obscure était désormais une part de lui-même. Elle ne suffisait pas à le définir — pas encore, du moins. Mais qu’aurait-il accompli, que serait-il devenu sans elle ? Aurait-il mis en échec les armées du Dragon Noir et sauvé la citadelle d’Angborn ? Aurait-il retrouvé l’Épée des Rois ? Aurait-il vaincu un prince-dragon ?

Lorn accrocha son regard dans le miroir — un regard à la fois lucide, impitoyable et désabusé. Pour le meilleur et pour le pire, l’Obscure avait fait de lui l’homme qu’il était aujourd’hui. Et si elle le tuait lentement, il lui devait néanmoins d’être toujours en vie. Combien de fois l’avait-elle sauvé ? Souvent, Lorn songeait à l’Obscure comme à son plus détestable et plus fidèle allié.

Une malédiction, certes.

Mais une malédiction qui l’avait déjà porté plus loin qu’il ne serait jamais allé seul.

Parce que le dos de sa main le démangeait, Lorn baissa les yeux sur le sceau qui y était incrusté : un sceau de pierre sombre, gravé d’une rune maudite. Lorn exposa la marque de l’Obscure à la lumière tremblante de la lampe, et fit jouer les articulations de ses doigts, serra le poing plusieurs fois. Il savait que sa marque ne se réveillait jamais par hasard.

— Tu te fourvoies, Lorn.

Lorn releva la tête et vit le visage cadavérique du Haut-Roi qui se reflétait dans le miroir, au-dessus de son épaule, comme s’il se tenait derrière lui. Erklant II était coiffé de sa couronne et d’une cagoule de mailles sombres en lambeaux. Il apparaissait tel qu’il était avant de rendre l’âme : un vivant que la vie finissait lentement de quitter.

Lorn ne cilla pas.

— Tu te fourvoies, répéta le Haut-Roi défunt d’une voix à la fois rauque et sifflante.

— Vraiment ? dit Lorn.

— L’Obscure n’est pas ton alliée. Elle n’a été et ne sera jamais l’alliée de personne. Elle ne te sert pas. Si tu n’es pas déjà son esclave, tu le deviendras bientôt.

— Elle m’a libéré.

— Elle t’a fait régicide. Parricide.

Lorn planta son regard dans celui du Haut-Roi et répondit d’une voix sourde :

— Ne blâmez pas l’Obscure pour cela, père. Je n’ai jamais été autant moi-même qu’à l’instant où je vous ai tué.

— Pourquoi me hais-tu tant ?

Lorn ne répondit pas.

Par une fenêtre étroite dont le volet était resté ouvert, Erklant II observa le Palais royal d’où des vyverniers s’envolaient dans la nuit, sous la pluie de cendre.

Cela parut l’attrister.

— Je connais tes intentions, Lorn. Épargne le Haut-Royaume. Tu… Tu peux le sauver ! C’est pour cela que je t’ai sorti de Dalroth. C’est ce que le Dragon Gris souhaitait. Ce qu’il souhaite encore !

Lorn rejoignit le roi à la fenêtre.

Il désigna les vyverniers qui s’éloignaient et dit :

— Voyez ces messagers. Ils s’en vont colporter la nouvelle de votre mort partout dans le Haut-Royaume. Ils auront bientôt gagné l’Argor, le Feln, l’Orval, le Loriand. Les Sept Cités. Arcante… À votre avis, laquelle de ces belles provinces sera la première à s’agiter ? à se révolter ? Le Feln ? L’Orval ?

— Je t’ai fait Premier chevalier du Royaume. Je t’ai nommé à la tête de la Garde d’Onyx. Ton devoir est de protéger le Haut-Royaume… Pourquoi crois-tu que je suis encore là ? Tu dois accomplir ta destinée, Lorn. Tu te condamnes en ne…

— Quoi ? l’interrompit Lorn. Vous vous figurez sincèrement que si vous n’avez pas encore rejoint les Enfers, c’est parce que les Divins veulent que vous me remettiez dans le droit chemin ?

— Je ne sais pas, avoua le Haut-Roi, désemparé. Je ne sais pas…

— Vous êtes encore là parce que, même si je vous ai tué, je n’en ai pas encore fini avec vous, père. Ni avec le Haut-Royaume.

— Un homme contre une nation. C’est folie.

Le spectre disparut.

Envoyée par le Dragon de la Guerre, une cendre rouge tombait sur Oriale et se mêlait à la neige. Au matin, la capitale se réveillerait ensanglantée, au son du glas annonçant la mort du Haut-Roi.

2

Le cortège mortuaire quitta le Palais royal à la nuit tombée dans un froid glacial. Le glas sonnant une lente cadence, il traversa Oriale au pas et mit trois heures pour atteindre la cathédrale, par des rues qu’une foule recueillie rendait plus étroites. Toutes les portes étaient closes. Tous les volets étaient mis. Des flambeaux éclairaient les façades et faisaient luire une neige immaculée, fraîchement tombée sur celle — mêlée de cendre écarlate — qui avait recouvert la capitale après la mort du Haut-Roi. Immense dans le ciel nocturne, la Grande Nébuleuse semblait nimbée d’un halo blafard.

Sept jours s’étaient écoulés depuis la mort du Haut-Roi.

Lorn Askariàn et trente cavaliers de la Garde d’Onyx ouvraient la marche. Noires étaient leurs cuirasses ciselées, leurs longues capes couvrant la croupe de leurs montures aux naseaux fumants, leurs bannières arborant en fil d’argent une tête de loup sur deux épées croisées : ils étaient la Garde Noire. Une lame skande au côté, Lorn ne portait sa cape que sur l’épaule gauche. Il exposait ainsi à droite une spalière damasquinée ornée elle aussi de la tête de loup et des épées, mais enrichie d’une couronne royale — telles étaient les armes du Premier chevalier du Royaume. Une large capuche le coiffait et ne laissait voir que le pli d’une bouche sévère.

Après les Gardes d’Onyx venaient les Gardes Royaux. Vêtus de gris, ils escortaient à pied le lourd chariot funéraire qui, sous un baldaquin armorié, transportait la dépouille d’Erklant II. Elle reposait dans un cercueil d’ébène sur lequel étaient disposés la couronne, le sceptre et l’épée du Haut-Roi défunt. Tiré par quatre chevaux, le chariot creusait des ornières rouges dans la neige. Sur son passage, le peuple d’Oriale baissait la tête, pleurait, priait, tombait à genoux — mais toujours en étouffant ses sanglots et ses plaintes.

Les trois princes suivaient à cheval, Yrdel précédant de peu Jall et Aldéran — que l’on nommait volontiers Alan. Fils d’Erklant II et de sa première épouse, le prince Yrdel était l’héritier du trône du Haut-Royaume. La fatigue et la tristesse tiraient ses traits. Droit en selle, il ne semblait pas sentir le froid et, les larmes aux yeux, regardait fixement devant lui. Sa peine était sincère et l’on admirait son courage cependant que le prince-cardinal Jall donnait à voir la solennité qui sied aux hommes d’Église. Alan, lui, paraissait absent. Abattu, il se laissait porter plus qu’il ne guidait sa monture.

Rideaux fermés, le carrosse de la reine Célyane roulait derrière les princes. Il était le premier d’une longue et lente colonne de voitures et de cavaliers, de chaises à porteurs, d’hommes, de femmes et d’enfants foulant une neige blanche qui s’imprégnait d’écarlate. Accompagnée de prêtres en prière et de soldats en armes, de serviteurs en livrée, la Cour défilait par rang de noblesse et de dignité, superbe et funèbre dans les feux crépusculaires des flambeaux. Le glas sonnait tel un appel lugubre auquel elle ne pouvait que répondre. Petits et grands seigneurs, édiles et prélats, courtisans et valets, tous semblaient aller vers leur perte derrière Lorn, en laissant après eux un sillon sanglant mille et mille fois piétiné — blessure ouverte dans le cœur d’Oriale, capitale du Haut-Royaume.

Le glas se tut lorsque le cortège arriva devant la cathédrale.

Il était minuit. Une foule nombreuse et silencieuse était massée sur la place, derrière des barrières que des hommes d’armes surveillaient. Dédiée à Eyral, le Dragon de la Lumière et de la Connaissance, la cathédrale d’Oriale était un immense et élégant édifice blanc qui dressait des flèches audacieuses vers les constellations de la Grande Nébuleuse. Illuminée, elle semblait renfermer un soleil dont la clarté chaude traversait ses vitraux et son immense rosace multicolore.

Un chœur y entonnait des hymnes.

Le cercueil entra, porté par huit membres de la garde royale dont c’était l’ultime mission au service d’Erklant II. Il fut placé sur une estrade à la croisée du transept, devant la légendaire statue d’Eyral — un chef-d’œuvre de marbre blanc dressé, ailes déployées et poitrail triomphant, sous une coupole monumentale.

La cathédrale était éclairée par une multitude de bougies et toute tendue de noir. Avant de rejoindre la crypte des Hauts-Rois pour l’éternité, le cercueil royal y resterait exposé durant trente jours, sous la protection du Dragon Blanc et de ses Frères-chevaliers des Saints-Auspices. En tabard blanc et cotte de mailles, le bouclier au bras et l’épée au côté, cinquante Auspiciens montaient déjà une garde minérale, immobiles dans l’ombre des voûtes centenaires du chœur et de l’abside.

La reine parut en grand deuil — voilée, gantée, inquiétante et majestueuse. Au bras du prince Yrdel, elle gagna la tribune royale par un escalier à vis logé dans une colonne massive. Le prince Alan les suivait, ainsi que quelques dames et seigneurs — dont le ministre Estévéris. Alan, le pas incertain, buta du pied contre une marche dans la pénombre et faillit tomber. Irrité, il eut un mouvement d’humeur contre celui qui l’avait rattrapé en lui prenant le coude, mais il se contint en reconnaissant Lorn.

Personne d’autre ne semblait avoir surpris l’incident.

Le regard trouble, Alan remercia d’un coup de menton et acheva seul de monter l’escalier. Il s’assit à la droite d’Yrdel, la reine étant à gauche. Elle ne lui accorda pas un regard. Yrdel, en revanche, l’interrogea d’un froncement de sourcil soucieux. S’il ne l’avait pas vu trébucher, la mine pâle et fiévreuse de son frère cadet l’inquiétait. Alan fit signe que tout allait bien et Yrdel n’insista pas malgré l’évidence : la tristesse accaparait ses pensées.

Lorn resta dans l’ombre, attentif et prudent.

La reine et les deux princes trônaient sous un dais écarlate. Ils dominaient la nef qui s’étirait à leurs pieds dans l’axe de l’allée centrale et se remplissait depuis les premiers rangs — en même temps que la galerie surélevée, de part et d’autre de la tribune. La messe funèbre allait être dite par le prince-cardinal Jall selon le rite austère de l’Église du Dragon-Roi Sacrifié. Eyral était le dragon tutélaire du Haut-Royaume, mais son culte reculait désormais devant celui du Dragon-Roi. Certes, la messe d’Erklant II aurait lieu dans la cathédrale du Dragon Blanc, selon la tradition des Hauts-Rois. Elle serait cependant la première à ne pas être célébrée par un prêtre d’Eyral depuis des siècles. Cela n’avait pas manqué de faire grincer des dents, mais rien ne semblait pouvoir contrer l’influence grandissante à la Cour des « Vertueux », un parti dévot réuni derrière Jall au service du Sacrifié.

Du pouce, Lorn massait sans y penser la paume de sa main marquée par l’Obscure. Il fouillait du regard l’assemblée désormais installée dans la cathédrale, à la recherche de quelqu’un dont il devinait la présence et qu’il vit au moment où le prince-cardinal Jall faisait son entrée, accompagné d’une dizaine d’autres officiants.

Le chœur se tut et ceux qui étaient assis se levèrent.

Lorn en profita pour se retirer. Il prit un escalier étroit qui montait, et dut jouer de l’épaule pour pousser une petite porte rarement empruntée qui le fit sortir sur une galerie extérieure exposée à tous les vents, sous la rosace illuminée de la cathédrale. Appuyé au parapet, Lorn attendit en admirant Oriale dans la nuit glaciale.

Il savait qu’il serait bientôt rejoint.

Les grandes orgues jouèrent dans la cathédrale. La messe funèbre d’Erklant II commençait. Sur le parvis, la foule réunie s’agenouilla en prière dans la neige rouge piétinée.

— Bonsoir, dit le drac qui rejoignit Lorn sur la galerie.

Écailles blanches et yeux turquoise, il portait une capuche qui ne suffisait pas à dissimuler son visage. Il pouvait néanmoins passer inaperçu malgré sa race et sa couleur atypique. Lorn savait qu’il était le seul à l’avoir remarqué dans la foule, quelques instants plus tôt.

— Bonsoir, Skeren.

Skeren était un Émissaire. Il appartenait à une fraternité, renommée mais méconnue, qui servait l’Assemblée d’Ir’kans. Le rôle des Émissaires était de faire connaître les intentions du Dragon Gris, telles que les Gardiens les interprétaient. Mais il leur arrivait également d’agir pour faciliter le cours du Destin.

Ce n’était pas la première fois que Lorn et Skeren se croisaient.

— J’imagine que je vais avoir droit à une remontrance ? se moqua Lorn.

Skeren resta impassible.

— Ce qui doit advenir advient fatalement, dit-il.

— Alors pas de remontrance ?

— Plutôt une mise en garde.

— Contre qui ?

— Vous-même. Continuez ainsi et vous provoquerez votre perte.

— Que vous importe ?

— Rien. Ce que vous deviez accomplir et n’avez pas accompli, un autre l’accomplira. Et ce que vous ne deviez pas accomplir et avez accompli, un autre ne l’accomplira pas. Que ce soit par tel ou tel, ce qui doit être accompli le sera toujours.

— Ce qui doit advenir adviendra, je sais. Alors je vous le répète : que vous importe ? Moi ou un autre…

— Vous êtes… (Skeren chercha le mot juste.) Vous êtes une incertitude. Il est possible que le Dragon Gris s’en moque — ce dont je doute. Mais je puis vous assurer que les Gardiens, eux, détestent cela.

Lorn sourit.

— Une incertitude. Ça me plaît assez.

— Je conçois que votre orgueil puisse en être flatté. Qu’il ne vous aveugle pas, cependant.

— Rien ne peut se faire contre la volonté du Dragon Gris, n’est-ce pas ?

— Jamais longtemps. Deux étoiles brillent et se confondent par votre faute au Firmament du Destin. L’une est celle du Chevalier à l’Épée et la deuxième est celle du Prince Noir. Par certains de vos actes, vous semblez être le Chevalier à l’Épée, c’est-à-dire le sauveur annoncé du Haut-Royaume.

— Je n’ai pas l’âme d’un héros, glissa Lorn. Ou plutôt, je ne l’ai plus…

— Mais par d’autres, poursuivit l’Émissaire, vous semblez être le Prince Noir. Or c’est parce qu’ils vous croyaient être le Chevalier à l’Épée, que les Gardiens ont œuvré pour que l’on vous libère de Dalroth.

Lorn soupira, son haleine blanchie par le froid.

— Je ne suis pas au service des Gardiens. Je me moque de ce qu’ils veulent.

— Il ne s’agit pas de cela. Vous le comprendrez bientôt, promit Skeren.

— Nous verrons bien.

— Au revoir, chevalier.

— Au revoir, Émissaire.

Le drac blanc se retira, laissant Lorn dont le regard se perdit vers les toits enneigés d’Oriale qui, sous la Grande Nébuleuse, miroitaient de feux pâles.

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