#premiersInstants — Le Mal en soi d’Antonio Lanzetta

Corentin
Bragelonne
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21 min readMar 19, 2018

Découvrez les premières pages du thriller d’Antonio Lanzetta… À vos risques et périls !

Dans les #premiersInstants, on vous propose ni plus ni moins que de découvrir les premiers chapitres de vos romans préférés. Comme ça, sans contreparties, juste pour vous faire plaisir. Bonne lecture !

AUJOURD’HUI

Les yeux vitreux de la jeune fille le regardaient fixement à travers le voile de moucherons qui lui couvrait le visage. Deux iris bleus pleins de répulsion et de terreur.

Un éclair de douleur traversa la jambe de Damiano Valente, fusant comme une onde putride depuis le fémur jusqu’à l’estomac, et il vacilla. Il s’accrocha à sa canne et ses articulations blanchirent. Le flash d’un Reflex illumina la pâle écorce du saule. Ses branches noueuses émergeaient des vestiges d’une construction au toit défoncé. Les pierres noircies étaient dévorées par la mousse et les plantes grimpantes.

Damiano observa les ruines, puis le vieil arbre maudit, et frissonna. Sa voix avait tremblé au téléphone lorsque le commissaire De Vivo l’avait appelé pour le mettre au courant. Il avait même dû lui demander de répéter l’endroit exact où ils l’avaient retrouvée, tant il peinait à y croire. Appuyé contre le frigo, il avait tenté de maîtriser sa respiration dans l’espoir que ça passerait. S’il raccrochait, s’il sortait de la cuisine et se traînait jusque dans son bureau, s’il faisait semblant de rien, alors la vie reprendrait sûrement son cours normal.

« Valente, tu es toujours là ? » La voix déformée de De Vivo lui avait rappelé que le passé ne capitulait jamais. Tu pouvais aller de l’avant, t’efforcer d’avoir la meilleure vie possible, jeter les souvenirs à la cave et éteindre la lumière en te disant que le noir ferait le reste… le passé trouvait toujours le moyen de te faire payer tes dettes.

— Qui l’a découverte ? demanda-t-il.

La jeune fille ne le lâchait pas du regard. Un regard lourd de reproches, accusateur : il savait, lui, il aurait pu éviter ça. Damiano plongea la main dans la poche de son imperméable et secoua sa boîte de pastilles à la menthe. Le bruit le réconforta un peu. Du pouce, il fit sauter le capuchon à l’intérieur de sa poche, puis porta la boîte à sa bouche et avala un comprimé de morphine. Pris d’une impulsion, il agita l’extrémité boueuse de sa canne devant le nez de la jeune fille. La masse grouillante d’insectes qui se pressaient sur le sang séché se dispersa, pour reformer aussitôt un essaim compact.

Une nuée rongeant la chair.

Le commissaire se vissa une cigarette entre les lèvres sans l’allumer.

— Un randonneur. Il se baladait hier sur l’ancien sentier des contrebandiers quand il l’a aperçue.

— Mais alors, comment se fait-il que vous n’ayez débarqué qu’aujourd’hui ?

Damiano était horrifié par le ton de sa propre voix. Il avait tout le côté droit du visage couturé. Des sillons luisants et boursouflés de peau lui tordaient la bouche, donnant à ses paroles le son répugnant de la mort. Le son de ce qui aurait dû être enterré depuis longtemps, et qui pourtant était encore là. Un corps brisé qui se traînait au milieu des vivants.

— Le randonneur, c’est un Allemand, une sorte de hippie obsédé par la nature, se justifia le flic en écartant les bras. Il n’avait même pas de portable, tu te rends compte ? Il a dû redescendre au village. Il faisait noir, il pleuvait, et puis il s’était chié dessus, je crois. Du coup, les gens ont mis un peu de temps à comprendre ce qu’il leur voulait. On a dû faire appel à un interprète pour l’interroger.

— Je vois.

— Tu veux lui parler ?

Damiano grimaça. Son œil droit s’était remis à pleurer. Si seulement il avait pu se l’arracher et le jeter au milieu des arbres ! Résigné, il l’essuya avec la manche de son imperméable. S’appuyant sur sa canne, il fit basculer le poids de son corps sur sa jambe valide. Le soleil n’allait pas tarder à se coucher et l’humidité lui transperçait les os. Mais le pire était encore à venir. Il contracta les abdominaux et s’agenouilla en soufflant sous l’effort. Il sentait sur lui le regard de De Vivo, la pitié qu’on éprouve face au spectacle d’un estropié s’escrimant pour avoir l’air normal, et il se fia au peu d’amour-propre qui lui restait pour ne pas paraître misérable. Sa sacoche était là, à ses pieds. Du bout des doigts, il effleura le cuir rugueux, geste qu’il avait vu son père exécuter des milliers de fois avant lui.

— Tu es le premier journaliste que je vois se trimbaler avec une Ventiquattrore 1, déclara De Vivo, amusé.

Valente haussa les épaules sans relever. Cette pointe d’ironie était un manque de respect envers la jeune fille ; et puis, tout le monde l’avait toujours trouvé bizarre. Ce n’était pas nouveau. Damiano Valente, le bosseur, la lopette à langue de vipère. Depuis le temps, il ne se souciait plus de ce qu’on racontait sur son compte et il avait fini par se convaincre qu’il était réellement bizarre.

Il s’était rendu sur les lieux dès qu’il avait su, avant le médecin légiste qui le jaugeait à présent tout en gardant ses distances. Damiano, c’était le Chacal ; la rubrique des faits divers lui appartenait. Une traque sans relâche, des recherches frénétiques l’avaient mené à ce cadavre. Il s’efforçait d’avoir l’air impassible, détaché, mais il était en ébullition. Il avait l’étrange sensation que des vers le dévoraient de l’intérieur. Restait à espérer que la morphine agirait sans tarder.

Autour du saule, les hommes de la scientifique prenaient des photos et relevaient les indices, se déplaçant avec précaution dans leur combinaison blanche, semblables à des fantômes. Le légiste enfila ses gants en latex en toussotant.

Un vent glacé siffla entre les arbres et fit bruire les feuilles. Les jambes de la victime oscillèrent. Elle était nue, attachée à une branche par du fil barbelé au niveau des poignets. Des rigoles de sang noir et de boue avaient coulé le long de ses bras jusqu’aux aisselles. L’un de ses seins présentait une trace de morsure ; ce corps était une carte géographique d’hématomes et de blessures. Sectionnée, sa tête avait été déposée à terre sous ses pieds, entre les racines saillantes du saule.

Le commissaire De Vivo s’approcha du cadavre, faisant craquer les feuilles sous ses pas.

— Nom de Dieu, on dirait un squelette !

Le terme exact pour la décrire est « sous-alimentée ». Damiano était en nage. Il faisait froid et pourtant il suait, les cheveux collés au front et la chemise plaquée sur son torse comme une seconde peau. De nouveau il agita sa boîte de pastilles, espérant que le cliquetis des pilules le soulagerait un peu. La douleur était en train de le consumer à petit feu et, s’il tenait encore debout, c’était uniquement grâce à ces comprimés de morphine.

Damiano écarquilla les yeux : la jeune fille avait bougé. Le mouvement des branches. Le frémissement imperceptible des jambes, telle la queue tranchée d’un lézard continuant à remuer dans le vide.

Une hallucination. Rien de plus qu’une hallucination.

Le Chacal essaya de dompter les pensées qui se bousculaient dans son crâne. Comme si tout ce temps passé sur de vieilles coupures de journaux et des photos jaunies de 1985 lui avait conditionné l’esprit. Les souvenirs avaient fini par se matérialiser.

Mais non, ce cauchemar était bien réel et il puait la mort.

— On en a déjà retrouvé une, tuée comme ça, déclara quelqu’un.

La voix lui parvint altérée. Un écho amplifié qui lui vrilla le cerveau.

Damiano se tourna. Qui avait parlé ? Un rideau noir s’était abattu devant ses yeux. Impossible d’identifier les visages : il ne distinguait plus que des taches de couleur et des silhouettes. C’est alors qu’il aperçut les poupées. Des dizaines de corps en plastique semblant flotter dans les airs, nus, pendus aux branches. Ces poupées le dévisageaient de leurs yeux vides, étudiant le moindre de ses gestes, enregistrant sa réaction face à ce message qui lui était destiné.

La jeune fille avait retrouvé son immobilité. Une statue macabre.

— Qu’est-ce que tu racontes, Rizzo ?

La voix du commissaire était rauque, ses paroles aussi enrhumées que lui.

— Commissaire, vous n’êtes pas du coin, je me trompe ? lança le légiste en frôlant une des jambes de la victime. On a déjà retrouvé une fille sur cette montagne, il y a trente ans au moins. Elle avait disparu depuis plusieurs semaines. J’ai grandi à Salerne, je me souviens bien des infos à la télé…

— C’était l’été 1985, précisa Damiano.

Le sang bourdonnait dans ses oreilles. Il se mit à respirer lentement et serra très fort les paupières. Les autres n’allaient pas tarder à arriver.

Il posa sa canne et fit sauter les fermoirs dorés de sa mallette, l’ouvrant juste le temps de saisir un gant en latex qu’il enfila sous le regard suspicieux du légiste.

— Non, mais attendez, qu’est-ce que vous comptez faire ? s’enquit ce dernier.

Damiano fit la sourde oreille. Il devait d’abord la toucher, s’imprégner d’elle, s’approprier sa douleur.

— Du calme, docteur, intervint De Vivo, visiblement embarrassé.

— Comment ça, du calme ? Enfin, qui est cet individu ? Je vous préviens, je peux ruiner votre…

La voix des deux hommes ricochait sur les troncs. Damiano commença à sentir la morphine se diffuser dans son corps et la tension se relâcha dans sa nuque. Très vite, la discussion se réduisit à un bruit de fond, un écho lointain. Il écarta une mèche de cheveux du visage de la jeune fille qui continuait à le fixer de ses yeux morts. Ce bref contact déclencha un picotement au bout de ses doigts, une pointe de chaleur qui se glissa sous ses ongles et s’insinua dans son bras jusqu’à l’épaule.

Le Chacal se concentra sur elle. Il l’imagina dans les secondes qui avaient précédé sa mort, incapable de détourner les yeux de son bourreau, impuissante et obligée de subir l’horreur. Une grande tristesse l’envahit. Il soutint encore ce regard vitreux pendant quelques secondes, puis il lui ferma les paupières.

Il n’y avait plus de raison d’avoir peur. Il ne restait que le froid.

— On sait qui c’est ? grogna-t-il.

Autour de lui, les voix se turent. De Vivo ôta sa cigarette de sa bouche et la tint entre le pouce et l’index, le filtre tourné vers le haut.

— Non. Elle ne correspond à aucun avis de recherche, récent du moins. Les chiens ont retrouvé ses vêtements enterrés sur le bord du sentier, au milieu de ces saletés de poupées. En dehors de ça, on ne sait encore rien. La scientifique va tout mettre en œuvre pour dégoter quelque chose. On attend aussi des renforts de Naples. J’ai transmis un communiqué à toutes les préfectures. Bon sang, quel âge elle avait, d’après toi ?

— Quinze ans, peut-être moins, répondit Damiano.

Le même âge que Claudia.

Il releva le menton pour observer le cou de la victime désormais réduit à un moignon, une plaie à vif. Les insectes effectuaient leur danse macabre autour des lambeaux de chair morte et des fragments visibles d’épine dorsale. La scientifique avait apporté un groupe électrogène mobile. Le bourdonnement régulier de la machine inondait la forêt.

— Il devait la séquestrer depuis plusieurs semaines, peut-être même un mois, à en juger par sa maigreur, nota Damiano, la gorge sèche.

Il avait du mal à parler, comme si des milliers d’épingles étaient plantées dans sa trachée. Le légiste avait bonne mémoire. Le passé ne meurt jamais.

Il désigna la cheville droite de la jeune fille.

— Vous voyez cette marque ?

— Des chaînes, affirma De Vivo.

Le docteur Rizzo acquiesça.

Damiano dévisagea le commissaire comme s’il le voyait pour la première fois. Un très bon flic, songea-t-il. Grand, avec une forte carrure que l’on devinait sous sa parka, et les joues rougies par le froid. Un policier aguerri qui avait fait ses preuves dans les ruelles de Naples. Mais, dans le cas présent, ils n’avaient pas affaire à des délinquants ordinaires. Cet acte n’avait été commis ni pour l’argent ni pour le pouvoir. Le commissaire était-il capable d’appréhender les infinies nuances du mal ?

— Il a joué avec elle pendant un moment, lui a fait ce qu’il voulait avant de l’amener ici, déclara Damiano.

Puis il repéra un expert de la scientifique penché sur un buisson et secoua la tête.

— Vous ne trouverez rien. Aucune fibre, aucune branche cassée… En tout cas, rien qu’il n’aura pas décidé de vous montrer.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

— C’est comme ça qu’il a fait en 1985. Le docteur a raison.

Damiano referma sa Ventiquattrore, laissant carnet et stylo à leur place. Il n’avait pas besoin de prendre de notes : tout était déjà écrit dans sa tête. Il se releva en prenant appui sur sa canne ; le pommeau s’enfonça dans sa main. Son cœur martelait avec force et le sang bourdonnait dans ses oreilles, comme s’il venait de piquer un sprint. Et dire que, à une époque, il avait été le plus rapide. Une époque où il avait deux jambes en parfait état et des amis sur qui compter. Une époque où il avait connu l’amour, mais aussi senti le souffle froid de la mort sur son visage.

— Mais qu’est-ce que tu en sais ? Tu n’étais qu’un gosse en 1985, argua De Vivo en grattant la cicatrice qui lui barrait le menton, tête penchée sur le côté.

Le médecin légiste le dévisageait, bouche bée, quelques miettes de croissant encore collées à sa moustache.

Damiano ne répondit pas. Ils allaient bientôt comprendre. Au cours de l’été 1985, sa famille avait volé en éclats. Il fit le tour du cadavre en claudiquant et, du bras, écarta les jambes de la jeune fille pour mieux observer le saule. Sous l’écorce, la sève noire renfermait un message pour lui.

À présent, les bois paraissaient vivants. Le soleil était tombé derrière la montagne et la face grêlée de la lune avait fait son apparition dans le ciel. Les spots halogènes qu’avait installés la police s’allumèrent, repoussant les ombres dans les parties les plus denses de la végétation.

Sur la montagne, près de la cascade, au-delà du village de Castellaccio, il y avait cet arbre. Un saule solitaire dont les racines jaillissant de terre étaient maculées de sang et dont les branches noueuses portaient parfois des cadavres.

Il y avait bien longtemps. Une jeune fille décapitée.

Elle. Claudia. La première.

Il connaît cet endroit. Il y appartient, comme les vers qui grouillent dans le sol, comme les rayons de lune qui éclairent ces rochers, comme l’odeur de résine et le gazouillis des oiseaux.

— Alors, tu nous expliques, Valente ? insista De Vivo.

— Va fouiller les archives, Ernesto. Les monstres ne meurent jamais.

Puis le Chacal ramassa sa canne et la pointa vers le sentier par lequel il était arrivé. Ses confrères n’allaient pas tarder à accourir et il n’avait aucune envie qu’on le trouve ici. Il se mit en marche, un pied devant l’autre, serrant la poignée de sa Ventiquattrore.

***

Stefano Fabiani contemplait les flammes qui se contorsionnaient dans l’âtre. Il était un peu tôt pour remettre la cheminée en activité, il ne faisait pas encore si froid, mais il aimait le crépitement des bûches dévorées par le feu. Ça le détendait. Il remua son verre de Jack Daniel’s et but une gorgée. Les enfants riaient dans leur chambre. On entendait les lattes du sommier amortir leurs sauts. Monica était au téléphone avec Elisabetta dans la cuisine. Le week-end prochain, ils allaient à Rome. Elle voulait visiter la basilique Saint-Pierre, serrer la main au pape, et Stefano, grâce à ses relations, comptait bien ne pas la décevoir.

Les portes du Vatican lui étaient toujours ouvertes.

Stefano avait sauvé de la faillite l’entreprise de construction de son père. Il s’occupait d’autoroutes, de travaux publics, et surtout d’églises. Après le tremblement de terre de 1980, son vieux s’était cassé le dos à reconstruire Castellaccio pour seulement le tiers des profits que lui, son fils, engrangeait aujourd’hui avec le sourire.

Dans la vie, tout était une question de poignées de mains, et Stefano savait serrer les bonnes : celles, pleines de bagues, des cardinaux et des évêques.

Il ôta ses chaussures l’une après l’autre du bout des orteils et allongea les jambes sur la table basse. Le fourmillement caractéristique de la chaleur du foyer se répandit sur la plante de ses pieds. Il se laissa aller contre le dossier du fauteuil et sourit. Le lendemain matin, il avait un vol en première classe pour Milan. On s’était mis en tête de le proposer comme candidat aux prochaines élections. On disait qu’il était l’homme de la situation, un exemple pour la classe dirigeante du Sud, et ça lui convenait très bien. Stefano n’avait jamais eu l’étoffe d’un représentant de quoi que ce soit — alors, de toute une partie de la nation, n’en parlons pas. Mais il savait y faire avec les gens : ça, personne ne pouvait le nier.

Il vida son verre d’un trait, le posa à terre, puis se pencha sur le côté pour libérer la télécommande coincée sous ses fesses. Ce soir, on diffusait un vieux film de science-fiction avec Kurt Russel dans le rôle de Jena Plissken. Cela lui rappela son passé. Il avait beaucoup voyagé pour ses chantiers, y compris à l’étranger, et pourtant il n’avait jamais pu se résoudre à quitter Castellaccio. Quelque chose le retenait dans ce petit village de montagne, un lien tellement fort qu’il préférait sa maison du centre historique plutôt qu’un penthouse avec vue sur le Colisée à Rome. Bien sûr, Monica ne voyait pas les choses du même œil, mais c’était lui qui avait l’argent et Monica aimait beaucoup l’argent. Et puis, il était plus facile pour sa femme de se pavaner avec son nouveau sac à main de luxe au village, devant ses modestes amies, que dans les salons huppés de Rome.

Russel venait d’atterrir en planeur sur le World Trade Center lorsque le téléphone de Stefano vibra. Il vérifia l’heure et se mordit la lèvre inférieure. Il lui avait pourtant bien dit de ne plus lui écrire, de ne pas le harceler. Entre eux, c’était terminé. De toute façon, il n’y avait jamais rien eu. Seulement, elle n’arrivait pas à se faire une raison. Elle était même allée jusqu’à le menacer, et elle aurait fini par tout raconter à Monica s’il n’avait pas pris la décision de la quitter.

Le Smartphone posé sur la table vibra une deuxième fois.

Stefano l’observa pendant un long moment. Il pouvait se lever, faire semblant d’aller chercher quelque chose au garage et en profiter pour consulter son téléphone, ou bien le faire tout de suite. Sa femme était encore en pleine conversation, sa voix perçante couvrait même le vacarme des enfants et le son de la télévision. Il jeta un coup d’œil aux ombres projetées sur le mur du couloir depuis la cuisine, puis se redressa.

Le soulagement fut tel, lorsqu’il s’aperçut que les messages venaient de Damiano, qu’il faillit se liquéfier comme un glaçon devant le feu.

Valente, l’estropié.

Merde, que pouvait-il bien lui vouloir à une heure pareille ? Ils vivaient dans le même village, mais ne s’étaient plus adressé la parole depuis un an. Ce journaliste exploitait les meurtres et la souffrance des gens dans des livres pour se faire du pognon. Enfants, ils avaient été amis, bons amis même, mais les choses avaient changé. En plus, on racontait que Damiano était de l’autre bord, et il valait mieux qu’il ne s’affiche pas trop avec lui. Surtout s’il voulait se présenter aux élections. Il fut presque tenté d’oublier son téléphone et de retourner à son film, mais il finit par activer l’écran pour consulter ses notifications.

Il dut relire le message au moins cinq fois avant d’être certain d’avoir compris, puis il s’affaissa sur les coussins, oppressé, le téléphone encore serré dans la main. Il s’empara de la télécommande et changea de chaîne. Les images s’imposèrent à la même vitesse que les souvenirs. La présentatrice parlait d’un cadavre et il crut entendre l’écho de la voix de Damiano qui répétait dans son crâne ces trois mots très simples : Regarde le JT.

JUIN 1985

Flavio s’éveilla sur le siège passager, le front appuyé contre la vitre froide. Il faisait nuit. Les phares éclairaient la façade grêlée d’une maison. Le conducteur tira sur le frein à main, coupa le contact et se tourna vers lui. L’habitacle de la vieille Fiat Ritmo empestait la cigarette ; l’odeur était tellement forte qu’elle imprégnait tout. Deux dés se balançaient sous le rétroviseur.

— Ça va aller, affirma l’homme.

Flavio sursauta au son de sa voix rocailleuse. Ils n’avaient pas beaucoup parlé durant le voyage. Des heures et des centaines de kilomètres de silence, entrecoupés de quelques haltes pour aller aux toilettes ou manger un bout. Flavio se massa la nuque et acquiesça sans grande conviction. C’était la seule solution, avait dit l’assistante sociale, et il lui faisait confiance. De toute façon, il n’avait pas d’autre choix.

« Ça va aller » était une phrase à laquelle il était désormais habitué. Sa mère avait été la première à la prononcer lorsqu’elle avait commencé à perdre du poids et à vomir du sang. « Ça va aller », avait-elle lâché en le regardant droit dans les yeux tandis qu’il l’aidait à sortir des toilettes et à regagner le canapé. Des mots tellement persuasifs qu’il n’avait pas osé en douter. Ensuite, l’état de sa mère s’était aggravé et les médecins avaient pris le relais, le rassurant à qui mieux mieux. Et puis un matin, dans la salle d’attente, l’un d’entre eux l’avait réveillé en lui caressant la tête et, à son tour, avait tenté de le convaincre que tout irait bien. Sa mère était morte et il s’était retrouvé à lui tenir la main dans une chambre froide de la morgue, seul et incapable de pleurer, avec les assistants sociaux plantés devant la porte. Un inconnu l’attendait dans une Fiat Ritmo rouillée sur le parking de l’hôpital et prétendait être son grand-père. Le dernier parent qui lui restait. Où était-il pendant tout ce temps ? Où était-il lorsque Flavio tenait la tête de sa mère au-dessus de la cuvette des WC ? C’était trop facile d’apparaître comme par enchantement une fois que tout était fini.

Il descendait de la voiture en serrant les bretelles de son sac à dos, lorsqu’un chien venu de nulle part se précipita sur lui. Flavio se retrouva acculé contre la portière. Dans le noir, les yeux jaunes de l’animal luisaient comme des lucioles.

— Jack ! Tout doux, grommela le grand-père en sortant un trousseau de clés de la poche de son jean. Ne t’inquiète pas, il n’est pas méchant. Il veut juste te renifler un peu.

Flavio présenta la paume de sa main à la truffe humide du chien, qui remuait la queue comme un fou. Puis il tendit le bras avec précaution vers son pelage noir hirsute. C’était comme caresser un tapis.

— Je crois que tu lui plais, lança le grand-père en tournant la clé dans la serrure.

Il entra dans la maison et alluma la lampe qui éclairait la cour.

— Qui l’a nourri pendant que tu étais à Turin ? demanda Flavio.

— Il n’est pas à moi. Il va et vient comme bon lui semble.

Flavio gratta la tête du chien. Il était énorme, on aurait dit un ours.

— Comment tu connais son nom, alors ?

— C’est écrit sur son collier.

L’espace d’un instant, le vieux l’étudia avec les mêmes yeux bleus que sa mère, deux saphirs sertis dans un visage anguleux.

— Viens, il est tard, ajouta-t-il en sortant sa valise du coffre de la Fiat.

Et il rentra dans la maison.

Flavio repéra le collier usé et la petite plaque qui y était attachée dans les poils de l’encolure de Jack. Il passa le pouce sur les lettres gravées et flatta une dernière fois l’animal, qui ferma les yeux de contentement.

— Alors, toi aussi tu es parti de chez toi ?

Le chien aboya en guise de réponse et s’éloigna. Il alla flairer une plante en pot desséchée sous le porche avant de disparaître derrière la voiture, rejoignant les ombres d’où il avait surgi. Flavio scruta les alentours. Des montagnes, des champs plongés dans l’obscurité. Au loin, on devinait les silhouettes d’habitations et d’antennes paraboliques tordues, caressées par la lueur métallique des étoiles. De l’autre côté de la route départementale, une fenêtre était éclairée au deuxième étage d’une petite bâtisse. Il ramassa son sac tombé à terre, essuya sa main pleine de bave sur son jean et pénétra dans la maison.

On entrait directement dans la cuisine. Pas de vestibule ni de couloir, juste une vieille table couverte d’une toile cirée à motif fleuri et quelques meubles qui dégageaient une odeur de moisi. Le plafond décrépi était mangé de taches vertes. Au fond, à côté du buffet, une petite porte ouverte donnait sur des toilettes. Flavio entendit des pas à l’étage et leva la tête. Il emprunta l’escalier et se retrouva dans un étroit corridor flanqué de portes. Les murs étaient nus, mais les traces rectangulaires et les petits trous laissés par les clous parlaient d’eux-mêmes. Quand le grand-père avait-il enlevé les cadres ?

— Tu as faim ?

Il sursauta, surpris par la voix du vieil homme.

— Non, merci.

L’aïeul lui indiqua la pièce au bout du couloir.

— Ta chambre est là-bas.

Flavio découvrit un lit paré de draps roses contre un mur, et une penderie dont la porte à moitié disloquée ne tenait plus qu’à un valeureux gond ayant survécu aux assauts du temps. L’éclairage se résumait à une ampoule nue qui pendait du plafond.

L’homme désigna du menton l’armoire abîmée.

— Je m’occuperai de ça demain. C’était la chambre de ta mère, expliqua-t-il en posant la valise sur le bureau surmonté d’une étagère vide. Si tu veux te rafraîchir un peu, la salle de bains est au fond du couloir. Repose-toi, le voyage a été long.

Puis il s’éclipsa sans laisser le temps à Flavio de répondre. Le jeune homme vida son sac sur le matelas et sourit à la vue du contenu éparpillé.

Les livres de sa mère.

Des reliures en cuir écornées aux titres imprimés en caractères dorés : Jane Eyre, Les Hauts de Hurlevent, Orgueil et Préjugés. Des éditions achetées d’occasion pour quelques lires. Combien de mains avaient-elles feuilleté ces pages jaunies avant les siennes ? Ce n’était pas tout à fait sa tasse de thé, mais Flavio avait passé des semaines à les lire à sa mère, s’usant les cordes vocales dans l’espoir de lui apporter un peu de réconfort. Et, à en juger par le sourire qu’elle arborait, il n’avait peut-être pas fait tout ça en vain.

Il rangea les volumes sur les étagères et ouvrit la fenêtre pour laisser entrer la brise nocturne. L’été commençait à peine, mais on respirait bien mieux à Castellaccio que dans la fournaise de Turin. Il allait enlever sa chemise lorsque, au deuxième étage de la maison voisine, la fenêtre attira de nouveau son regard. Toujours éclairée, elle baignait l’asphalte de la route départementale d’une douce lueur orangée. Derrière le rideau gonflé par le vent, Flavio distingua la forme sphérique d’un plafonnier. Il perçut du mouvement à l’intérieur : quelqu’un était encore debout. Intrigué, il continua à épier quelques instants. Le hurlement d’un chien s’éleva dans le lointain et Flavio se demanda si Jack avait rejoint une meute de loups dans le bois.

Il se rendit dans la salle de bains, où l’attendaient sur le lavabo une serviette pliée et un morceau de savon comme ceux qu’on emploie pour nettoyer le linge. Au sol, une bassine bleue faisait office de bac de douche. L’eau était froide. Flavio réprima un juron et se lava tant bien que mal. Il ne voulait pas inonder toute la maison. On était loin du quatre-étoiles, mais il faudrait s’en accommoder. En fait, ce n’était pas tellement différent de Turin. Sa mère et lui avaient vécu dans un petit studio au quatrième étage d’un immeuble du quartier Vallette. Un trou à rat que sa mère ne parvenait à garder qu’en enchaînant les trois-huit dans une usine. L’exiguïté abolissait toute notion d’espace ou d’intimité.

Il regagna sa chambre en s’essuyant les cheveux avec la serviette trempée par l’eau de la douche, puis se peigna devant le vieux miroir.

Il pensa à sa mère et sourit. Il la revoyait danser et chanter dans la cuisine avec une cuillère en bois en guise de micro tandis que la chaîne stéréo braillait Like a Virgin à plein tube. Elle se déhanchait avec grâce dans le peu d’espace entre la table et la gazinière, et lui riait à en avoir mal au ventre. À présent, son ventre n’abritait plus qu’un vide sidéral. Il considéra les murs humides de la chambre et ces souvenirs lui semblèrent tout à coup appartenir à une autre vie, des bribes d’une histoire qu’il avait peur d’oublier.

Pourquoi, maman ?

Il enfila son pyjama et s’approcha de la fenêtre ouverte. Les montagnes dominaient la maison comme des géants noirs. Il inspira, mais l’air refusait d’entrer dans ses poumons. Ses jambes se mirent à trembler, il avait la sensation qu’une main invisible le prenait à la gorge. Il se massa le cou, ne s’arrêtant que lorsque sa peau le brûla. Depuis son départ, il n’avait pas pris le temps de réfléchir à la perte immense qu’il venait de subir. Sa famille avait toujours été composée de deux personnes : sa mère et lui. Parfois, il leur suffisait d’un regard pour se comprendre. Ils avaient développé une façon de communiquer bien à eux, un langage constitué de phrases codées et de sous-entendus. Elle n’avait pas eu de chance avec les hommes ; peut-être même avait-elle renoncé au bout d’un certain temps. Flavio se souvenait de ses prétendants. Ils disparaissaient dès qu’ils apprenaient qu’elle avait un enfant. Longtemps, il en avait éprouvé de la culpabilité. Si sa mère n’était pas heureuse, c’était à cause de lui. D’ailleurs, un an avant qu’elle tombe malade, il lui avait avoué combien la situation l’attristait. Elle lui avait répondu de ne pas s’inquiéter, que c’était lui l’homme de sa vie, puis elle avait souri.

Un sourire magnifique, le même que celui qu’elle arborait sur son lit de mort, à l’hôpital.

Ce n’était pas une vie pour un gamin de quatorze ans. À l’école, les autres pensaient aux grandes vacances, à leur nouveau vélo, aux parties de foot dans le square. Flavio, lui, il avait une mère malade qui l’attendait à la maison et peu de temps pour devenir adulte. Il avait grandi par la force des choses et il se retrouvait à présent sous le toit d’un inconnu, dans une maison dépourvue d’amour, aux murs dépouillés. Il se sentait loin de chez lui, mais surtout il se sentait seul. Sans sa mère, il était seul.

Un mouvement.

Au deuxième étage, chez les voisins, la lumière s’éteignit.

Flavio se mit à sonder la nuit du regard. De l’autre côté de la route, dans cette pièce, quelqu’un l’observait, c’était certain. Il distinguait une silhouette debout à la fenêtre. Une ombre parmi les ombres, immobile, tout comme lui. Une ligne invisible les séparait. Il aurait suffi qu’il tende la main pour l’effleurer, cette silhouette. Le temps se figea.

Pieds nus sur le carrelage, le cœur au bord des lèvres, Flavio se demanda si son grand-père avait fermé la porte à clé. Un sifflement retentit. Une traînée scintillante fusa vers la lune avant d’exploser en gerbes de paillettes violettes. Bientôt, le ciel fut empli de dizaines de déflagrations lumineuses. Des coups de tonnerre étincelants qui projetaient leurs reflets colorés sur la vallée et les contours inégaux des maisons accrochées à flanc de montagne. Une fête. Il battit des paupières et reporta son attention sur la maison d’en face.

Soudain, il sursauta : un coup de vent avait fait claquer les persiennes. Le rideau se gonfla comme la voile d’un bateau et il se débattit un moment avant de s’en dépêtrer. Lorsqu’il y parvint enfin, il n’y avait plus personne en face.

La fenêtre était fermée.

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