#premiersInstants — Les Deux Visages — Calame #1 de Paul Beorn

Corentin
Bragelonne
Published in
23 min readMar 21, 2018

Découvrez les premières pages de la nouvelle saga de Paul Beorn !

Dans les #premiersInstants, on vous propose ni plus ni moins que de découvrir les premiers chapitres de vos romans préférés. Comme ça, sans contreparties, juste pour vous faire plaisir. Bonne lecture !

Chapitre premier

D ans le ciel noir, une traînée d’étoiles apparut soudain à travers une trouée des nuages. C’était la constellation des deux visages, un bon présage.

— Tu sais que c’est mon anniversaire, aujourd’hui ? J’espère que tu as un cadeau, pour la meilleure de tes lieutenantes. Un bon bain, par exemple ? J’en rêve depuis des semaines.

Pour toute réponse, Darran tendit le bras vers la plus grande cité des deux royaumes, ses remparts noirs, ses feux rouges qui perçaient la nuit sur les tours crénelées. Homgard en guise de cadeau ?

— Ça fait combien de temps qu’on se côtoie tous les jours, Darran ? Cinq ans? Six ans? Si pour chaque mot que tu avais prononcé, j’avais gagné un sou, je ne suis pas sûre que j’aurais de quoi m’acheter une miche de pain, aujourd’hui.

Un vent froid rabattit les cheveux de Maura sur sa joue. Ses longs cheveux d’un roux flamboyant, elle en était très fière, mais ils la gênaient au combat. Des deux mains, elle les coinça sous le col de sa tunique. Autour d’eux, une masse sombre de milliers d’hommes et de femmes, armés jusqu’aux dents, attendait le signal de leur chef. Sur leurs visages tournés vers lui, elle crut lire une adoration qui la mit mal à l’aise.

— Une loi.
— Quoi, une loi ?
— Pour ton anniversaire. Je t’offre une loi à abroger.
Elle soupira et secoua la tête.
— Dix-neuf ans, toujours pas de fiancé et une loi en guise de cadeau.

Le visage dénué d’expression, Darran observa les murailles en silence.

— Ce sera un sale moment, fit-il finalement. Il y aura du sang.

— C’est toujours un sale moment… mais ton calame nous donnera un bon coup de main. Pas vrai ?

Il ne répondit rien. C’était ce qu’il avait tendance à faire quand il était d’accord.

— J’adore ces petits bavardages avec toi, avant une bataille, fit Maura en se frottant les mains pour les réchauffer. Tu as presque autant de conversation que mon marteau de guerre. Elle souleva le manche de son arme : pas vrai, Marty ?

— Demande-lui s’il ne voudrait pas commander à ma place. Maura pouffa un peu.
— Personne ne peut commander à ta place.
Quelque part dans les ombres, sur une butte à cinquante pas,

les servants des balistes tendirent leurs grands arcs dans un cliquetis de manivelle.

— Lui aussi, aura son calame, dit finalement Darran.
Lui. Le Roi Lumière.
Elle frissonna et Darran posa sa main sur la sienne. Elle n’en était

pas sûre dans cette obscurité, mais il lui sembla qu’il la regardait avec une certaine tendresse. Elle serra cette main, chaude et calleuse, et prit une grande inspiration pour essayer de chasser sa peur.

— Alors, dernière ville ? Dernière bataille ?
— Il n’y a jamais de dernière bataille.
Darran tendit la main vers une grande femme, armée d’une

bâtarde et vêtue de cuir clouté, qui lui passa une torche allumée. Alors il se pencha vers Maura et chuchota :

— Ne meurs pas cette nuit, s’il te plaît.

— Moi aussi, je t’aime, murmura-t-elle trop bas pour qu’il l’entende.

Darran projeta la torche dans le ciel avec une telle force qu’elle fit un grand arc de cercle en tournoyant. Des reflets orangés dansèrent un bref instant sur des centaines de casques et de lames des rebelles massés autour d’eux. Aussitôt, avec un sifflement, les projectiles des balistes traversèrent la nuit comme des traits de feu et éclatèrent sur les murailles dans un vacarme assourdissant. Des débris incandescents retombèrent en pluie sur le chemin de ronde et des hurlements s’élevèrent de la cité.

Homgard ne fut bientôt plus qu’un énorme nuage de poussière et de fumée. Contre la pierre chauffée au rouge, les hourds des murailles s’enflammèrent comme des torches. Les deux gigantesques tours de la porte s’écroulèrent sur elles-mêmes dans un grondement de fin du monde.

— Jusqu’au palais ! tonna la voix puissante de Darran, qui couvrit tout le reste.

Hache au poing, sa silhouette massive se découpa un instant, noire sur les flammes jaunes. Et avec lui monta la clameur informe, monstrueuse, de mille voix gueulant pour se donner du courage, comme une vague énorme roulant vers un rivage de pierre.

Chapitre 2

Maura se réveilla en sursaut, le corps en sueur. Il faisait nuit. Tellement nuit qu’on n’y voyait rien. Des bribes de rêves la hantaient encore. Une lumière insoutenable, une chaleur intense, et un cri dans sa gorge qui lui déchirait la voix.
— Darran ? murmura-t-elle du bout des lèvres.
Sa tête et sa jambe lui faisaient mal. Ça puait, ici. Elle essaya de se redresser, mais une douleur foudroyante lui écorcha le cou. Par réflexe, elle voulut y porter les mains, mais quelque chose les retenait prisonnières. Au tintement du métal, elle comprit qu’elle était enchaînée. Et il ne faisait pas nuit, non : il faisait noir. Elle était allongée sur une sorte de banc de bois.

Putois ! Mais qu’est-ce qui s’est passé ? La bataille est finie ?

Elle renifla l’air ambiant pour en identifier l’odeur, un mélange d’urine, de sueur, et aussi de pierre poussiéreuse et de terre battue. Un cachot.

Maura, ma petite, si tu ne peux pas te servir de tes yeux, sers-toi du reste.

La magie, par exemple.

Elle voulut tracer des lignes devant son visage avec ses doigts, mais se souvint que ses mains étaient entravées. Une planche à trous avait été refermée sur ses poignets. Et ses doigts étaient collés les uns aux autres par une bande de tissu, qu’on avait enroulée autour de ses mains.

Ils savent que je suis mindaran. Pour la magie, c’est raté.

Essayant de dominer la panique qui montait en elle, elle se contor- sionna dans le noir avec ses bras pour essayer d’attraper ses cheveux. Deux ou trois, est-ce qu’elle pouvait juste s’en arracher deux ou trois ? Impossible, elle ne pouvait pas toucher son propre visage. En fait, avec ses mains, elle ne pouvait toucher aucune partie de son corps.

Je vais trouver une solution. Il y en a toujours une. Il y en a forcément une !

Des éclats de voix lui parvenaient de quelque part devant elle, comme assourdis. Des femmes qui criaient, des hommes qui pleuraient de douleur.

— Eh! Il y a quelqu’un?

Elle appela encore plusieurs fois sans réponse, puis essaya de se souvenir de la bataille, mais sa mémoire était confuse et une dou- leur lancinante lui vrillait le crâne chaque fois qu’elle essayait de se concentrer.

— Putois, Darran, tu as intérêt à me sortir de là vite fait, murmura- t-elle. Sinon, tu vas m’entendre.

Le claquement de la clé dans la serrure rompit le silence du cachot. Elle releva la tête et le regretta aussitôt : l’anneau de fer autour de son cou lui écorcha un peu plus la peau. Une lueur orangée tremblotait sous la porte de chêne, découvrant les reliefs d’un sol de terre battue. Elle la fixa du regard, affamée de lumière.

Quelqu’un releva l’une après l’autre les barres de sûreté et, quand la porte s’ouvrit en grand, un air glacial siffla par un trou d’aération creusé dans le mur.

Une silhouette indistincte pénétra dans la pièce, portant un bougeoir très haut. La vue de la flamme nue brûla les yeux de Maura, qui plissa les paupières. Tout ce qu’elle put voir du nouveau venu, ce fut son étonnant chapeau de cuir. Quel que soit cet homme, ce n’était pas un soldat. Lorsque la morsure de la lumière s’estompa peu à peu, elle distingua la veste de velours bien coupée, les cheveux blancs, et enfin le visage aux ombres mouvantes d’un vieil homme.

— J’apporte de mauvaises nouvelles, jeune fille.
Sa voix était un peu éraillée, et cependant le ton était doux.
— Je suis où ? fit Maura. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Vous êtes dans la prison royale de Frankand. Vous avez été retrouvée ce matin, inconsciente, aux portes du palais de Sa Majesté. Rassurez-vous, votre entaille à la jambe et vos légères brûlures sont sans gravité. De quoi vous souvenez-vous, exactement ?

Elle voulut tâter son crâne à la recherche d’une plaie ou d’une bosse, et pesta contre la planche à trous qui l’en empêchait.

— J’ai perdu connaissance pendant la bataille.

Elle se souvenait de cette chaleur soudaine sur la place du palais royal, et des ombres immenses qui s’étaient allongées dans leur dos. Leurs propres ombres. D’une netteté parfaite. Une lumière si puissante que tous les combattants, soldats et rebelles confondus, avaient dû se cacher le visage dans leurs mains.

— Le Roi Lumière lui-même est sorti du palais, fit le vieil homme. Unepartiedubâtimentaétésouffléeparuneexplosionpeuaprès;vous avez probablement reçu un éclat sur la tête. Les derniers combats se sont poursuivis jusqu’à l’aube et les Dragons du roi ont remporté la victoire.

Maura baissa la tête. Elle s’en doutait depuis qu’elle s’était réveillée enchaînée, mais elle n’avait pas pu s’empêcher de conserver un tout petit espoir.
— Quelqu’un nous a trahis, murmura-t-elle.
Devant le palais, les troupes d’élite du roi les attendaient: des

Dragons, par régiments entiers. Jamais ils n’auraient dû se trouver si nombreux dans la cité. Dounia avait dit: un ou deux milliers de miliciens recrutés de force, quatre cents gardes de forteresse ordinaires et une seule section de Dragons, les meilleurs soldats du royaume. Une section : cinquante hommes. Pas cinq cents.

— Un grand nombre de rebelles a été tué, reprit le vieil homme. D’autres, comme vous, ont été capturés.

La veille, Maura faisait partie d’une armée et avait l’immense espoir de changer la loi de ce royaume. Aujourd’hui, elle n’avait plus rien.

« Ainsi vont les batailles », disait Darran.

— Une partie des vôtres a malgré tout réussi à se cacher dans la ville. Dans la capitale, la situation restera très tendue tant que l’armée royale n’aura pas reçu de renforts. Je dois dire que les troupes du roi ont été saignées à blanc.

Maura ne releva pas cette étrange marque d’honnêteté de la part d’un homme qui était visiblement dans le camp adverse.

— Nous recommencerons ! Encore et encore ! Darran vous fera payer pour chacun de nos morts ! cracha Maura.

— En ce qui concerne le seigneur Darran Dahl…, fit le vieil homme avec une sincère compassion, j’ai le regret de vous apprendre qu’il a péri, brûlé vif, au cours de sa lutte avec le Roi Lumière. Je suis navré, ma demoiselle, je crois savoir que vous étiez très proches.

— Brû… brûlé vif ?

Les mains cramponnées à son banc de bois, elle sentit le monde autour d’elle basculer dans le vide. L’air lui manqua. Sa tête tomba en avant et le vieil homme se précipita pour la retenir des deux mains.

— Je vous présente mes plus sincères condoléances.
— Vous… vous mentez ! murmura-t-elle.

Il ne chercha pas à la contredire, il lui sourit simplement d’un air triste et lui tendit un mouchoir. Ce fut peut-être à cause de ce geste qu’elle eut la certitude qu’il disait la vérité. Un long moment, elle chercha sa respiration et, par un immense effort de volonté, se retint de hurler.

Darran est mort.

Les larmes coulèrent en silence sur ses joues. Dans une sorte de semi-conscience, elle vit deux Dragons en armure apporter avec précau- tion deux petits meubles en bois précieux dans son cachot.

Darran est mort.

— C’est un cauchemar. Je vais me réveiller.

Au fond de cette prison crasseuse, voir ces deux brutes transporter de jolies pièces de menuiserie… cela paraissait tellement absurde qu’il lui fallut un moment pour comprendre qu’il s’agissait d’un tabouret et d’une écritoire en acajou.

— Ce n’est peut-être pas le meilleur moment pour vous annoncer cela, reprit le visiteur, mais… vous serez exécutée dans trois jours, en place publique, ainsi que tous les autres prisonniers.

Maura resta parfaitement impassible, le visage gris de fatigue, les yeux vides. Puis elle se redressa soudain, dans un bruit de chaînes :

— Les autres prisonniers ? Lesquels ? Qui est encore en vie ?

— Je n’ai pas de liste complète. Je sais que votre amie Muette a été capturée, elle aussi, ainsi que le kerr Owain. La petite Yannah, égale- ment, je crois. Mais il y en a certainement d’autres.

— Muette, Owain, Yannah, répéta Maura dans un murmure, comme on compte et recompte les pièces d’un trésor. Alors, ils ne sont pas encore morts.

— Je vous en supplie, messires, faites bien attention ! cria le vieil homme à l’un des soldats qui frottait par mégarde l’écritoire contre un mur. Ce meuble a plus de deux siècles !

Le Dragon se figea dans son geste et tourna lentement vers lui son visage ou, plutôt, la plaque de métal lisse de son heaume qui en tenait lieu. Le reflet de la bougie dansait sur la surface polie. À l’emplacement des yeux, deux éclats de miroir en forme de triangle étaient enchâssés dans l’acier — les Dragons voyaient à travers, mais ne pouvaient être vus. Pas de visage, pas de regard… étaient-ce encore des hommes ?

— Je… je suis navré, murmura le vieillard.

Le soldat tourna la tête vers le petit meuble qu’il venait d’érafler à l’angle, puis de nouveau vers son propriétaire.

— Toutesmesexcuses,messire,répondit-ilaveclavoixdéformée et métallique des Dragons, étonnamment claire et audible malgré le heaume.

Il déposa l’écritoire et recula. Les deux soldats refermèrent la porte et se postèrent en faction de part et d’autre à l’intérieur, aussi froids et immobiles que des statues. Avec un sourire pour la prisonnière, le vieil homme s’assit sur le tabouret avec un soupir de soulagement. Il sortit d’un étui de cuir une liasse de feuilles de papier, très blanches, qui devaient valoir une petite fortune.

— Qui êtes-vous ? murmura-t-elle.

Son regard se posa sur les mains du vieil homme, petites et fines, qui dépassaient à peine des longues manches en soie blanche.

Il se tourna vers Maura et ôta son chapeau.
— Ainsi, vous me reconnaîtrez peut-être ?
Sur la partie gauche de son crâne, la peau était jaunie et bour-

soufflée, une cicatrice de brûlure lui mangeait presque la moitié de la tête. Il sourit tristement en remettant son chapeau et, cette fois, elle remarqua la discrète tache noire sur son front, en forme de plume d’oie : la marque d’un talent! Celle des hommes qui écrivent les légendes! Dans tout le royaume, il n’existait qu’un seul conteur à la tête brûlée :

— Vous êtes d’Arterac…, murmura-t-elle. Le célèbre comte Jean d’Arterac!

— Pour vous servir. Mon titre officiel est « grand légendier », mais j’ai toujours préféré celui de « conteur ». Vous savez donc qui je suis, tant mieux, tant mieux ! Cela nous facilitera les choses.

D’Arterac, « l’homme dont les histoires ne mentent jamais », le plus vieux et le plus aimé des légendiers, dont la réputation avait franchi les mers et les frontières bien au-delà des deux royaumes de Westalie ! Son visage était jauni, piqueté de taches brunes. Sa peau avait cet aspect rugueux du vieux parchemin. Et depuis qu’il était entré dans le cachot, une odeur d’encre fraîche faisait presque oublier à Maura celle de l’urine et de la terre.

— J’ai… j’ai soif, coassa-t-elle d’une voix rauque.

Ses lèvres étaient sèches et craquelées, sa peau très blanche de rousse encore plus pâle qu’à l’ordinaire.

— Bien sûr ! Grand Kàn, où avais-je la tête ?

Il remarqua la cruche en bois sur le sol, hors de portée de la prisonnière, la ramassa et la lui tendit. En guise de réponse, elle leva vers lui ses mains prisonnières de la planche à trous, refermée sur ses poignets.

— Messires, auriez-vous l’extrême gentillesse de bien vouloir détacher un moment cette jeune fille ? demanda-t-il aux Dragons.

Les deux soldats se consultèrent du regard, hésitants.

— C’est une sorcière, résonna la voix de l’un des deux, bien qu’il fût impossible de dire lequel. Elle doit avoir les mains entravées.

Le vieil homme eut un petit rire.

— Je suis navré, accablé même, à l’idée de devoir quelque peu insister. Au nom de Sa Très Sainte Majesté, bénie soit-elle.

Finalement, le Dragon qui avait rayé l’écritoire fit deux pas en avant, et Maura se recroquevilla instinctivement contre le mur quand il se pencha jusqu’à elle. Il s’occupa d’abord de ses poignets enserrés dans la planche à trous, qu’il ouvrit en deux. Puis il saisit l’anneau de fer autour de son cou et le tira vers lui. Maura poussa un cri étranglé. Quand le Dragon fit coulisser le verrou de sûreté, elle entendit le souffle sourd de cet homme dans son heaume, comme celui d’un fauve. Puis la morsure du fer sur sa peau cessa soudain. Le collier s’ouvrit et le Dragon le laissa retomber à terre où sa chaîne cliqueta en chutant.

La prisonnière se leva aussitôt, contempla ses doigts toujours prisonniers de bandelettes blanches serrées pour l’empêcher de dessiner sa magie, et tendit ses poignets vers d’Arterac, qui lui remit la cruche en bois. Elle but à grandes gorgées. L’eau froide dégoulina dans son cou meurtri, sur sa chemise en lambeaux et jusque sur son ventre.

— Vous êtes bien demoiselle Maura du village de Kenmare, en Taëllie ? Dix-neuf ans ? Fille du sieur Karech, garde-chasse de son état, et de son épouse Onagh ?

Il se rassit sur son tabouret, derrière son écritoire, et lissa du doigt l’une de ses plumes blanches, pendant qu’elle buvait les yeux fermés.

— Ça se prononce Ma-o-ra, dans ma province, fit-elle en jetant au sol la cruche vide. C’est un nom taëllique.

— Apparemment, malgré votre jeune âge, vous étiez la première lieutenante du chef rebelle Darran Dahl dit « l’Indestructible », Gottaran autoproclamé. Paix à son âme.

Il avait prononcé « Gottaran », « touché par les dieux », sans réussir à masquer un certain dégoût.

— Chez les rebelles, on l’appelait juste « Darran ».

— Confirmez-vous avoir été sa première lieutenante ? dit le vieil homme.

Elle haussa les épaules.
— Quelle importance, maintenant ? Il est mort.
Le conteur considéra que c’était un « oui ».
— Vous avez été sa domestique pendant des années, n’est-ce pas ?

Vous avez vécu tous deux dans la même maison et vous l’avez côtoyé bien avant le début de la rébellion. Vous êtes sans doute l’une des personnes qui le connaissaient le mieux. Il fronça un sourcil. Rassurez-moi, ma demoiselle : vous n’avez pas été sa maîtresse, n’est-ce pas ?

Pendant un instant, Maura ouvrit des yeux ronds. Puis elle éclata de rire ; un rire tonitruant, haut perché, un peu forcé peut-être.

— J’ai dix-neuf ans, conteur! fit-elle en reprenant son souffle. Vous savez quel âge avait Darran ?

Il haussa les épaules.

— Pour un vieillard comme moi, messire Dahl était un homme fort jeune… Enfin, j’en déduis que vous ne l’avez pas été. Tant mieux : vous n’avez pas idée à quel point les amants et les maîtresses sont des témoins peu fiables. Tout ce que vous auriez dit sur Darran aurait été sujet à caution.

— Mais de quoi me parlez-vous, par Kàn ? s’écria Maura. Vous êtes venu m’interroger ? Allez-y, torturez-moi, finissons-en !

— Je n’ai jamais torturé personne de ma vie, jeune fille. Et j’ai une proposition à vous faire.

Chapitre 3

Le conteur croisa les mains sur la table. Elle ne lut dans son regard nulle trace de haine ou de mépris, mais plutôt une vive intelligence. Peut-être même une certaine tendresse.

— Comme vous le savez, je suis légendier. J’ai pour métier d’écrire l’histoire des grands hommes et des grandes femmes de ce royaume, qu’ils soient vivants ou qu’ils soient passés dans le monde suivant.

Maura hocha la tête. Jean d’Arterac, « l’homme dont les histoires ne mentent jamais ».

Il reprit, l’œil brillant :

— J’ai été mandaté pour écrire l’histoire du général Darran Dahl. J’en ferai une légende et d’ici quelques mois — quelques semaines, peut-être –, dans chaque village et dans chaque église des deux royaumes de Westalie, les habitants l’entendront et la répéteront. Je vous propose de me raconter tout ce que vous savez de lui. Chaque détail, chaque pensée, chaque parole dont vous avez gardé le souvenir. L’histoire du légendaire chef de guerre vue par vos yeux.

Maura haussa les sourcils.

— Pourquoi moi? Je ne suis pas savante comme vous. Je n’ai jamais appris à lire et à écrire.

— Aucune importance : c’est moi qui écrirai. D’après ce que j’ai lu de votre dossier, vous êtes une jeune femme intelligente et obser- vatrice. Vous avez également, à ce que l’on raconte, une mémoire excellente.

Elle grimaça en essayant de trouver une position moins incon- fortable sur son banc.

— Vous vous intéressez vraiment à ce que peut raconter une femme ?

— Dans mon travail, je ne fais pas la moindre différence entre les hommes et les femmes.

Maura le scruta avec méfiance.
— Vous me prenez pour une oie ?
— Pas le moins du monde, je vous assure que…
Un éclair de colère passa dans les yeux de la jeune fille.
— Qu’est-ce que vous attendez de moi, exactement ? Qu’en vous racontant son histoire, je vous dévoile les emplacements de ses caches d’armes ? Les noms de ses partisans encore en liberté ? Je ne sais peut-être pas lire, vieillard, mais je ne suis pas idiote !

Le conteur agita la main d’un air horrifié.

— Non, non ! Rien de tout cela ! Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont vous l’avez connu, dont vous l’avez suivi. Je veux découvrir l’homme intime dans ses forces et dans ses faiblesses. Je veux écrire une légende, jeune fille ! Pas un compte-rendu de sergent-chef !

Elle pencha la tête, à moitié convaincue.
— Et en quoi ça vous intéresse ?
Il se gratta la tête.
— Sur ce projet, je travaille pour la sainte Église de Kàn. Le Conseil des Grands Kerrs s’est réuni cette nuit, dans la ville sainte d’Ennead, et m’a adressé un message. Ils me désignent pour cette tâche.

— Peut-être, mais j’ai l’impression que vous n’avez pas beaucoup d’estime pour Darran, fit-elle en fronçant les sourcils. Vous n’allez pas mentir dans votre récit ? Vous n’allez pas déformer ce que je dis, salir sa mémoire, ou le faire passer pour un assassin ?

D’Arterac devint écarlate. Il se redressa, frappa du poing sur son écritoire et renversa son encrier tout en dispersant les feuilles de papier. — Je suis Jean d’Arterac ! hurla-t-il de sa voix aiguë. Un autre que moi écrirait peut-être toutes sortes de fariboles. Un autre ferait de messire Dahl un traître, un souteneur ou un bandit, que sais-je ? Il vous taillerait une légende imaginaire avec mille aventures inventées de toutes pièces. Mais moi, je ne commettrai jamais un tel crime ! Le Grand Kàn m’en est témoin, je ne sais écrire qu’une seule chose : la vérité ! Peut-être pas celle des faits, mais au moins celle du cœur et de l’âme d’un témoin. Je ne veux rien ajouter d’autre, pas une virgule, pas même l’ombre d’une nuance personnelle ! Je ne suis pas un tricheur, jeune fille, je suis un artiste ! Maura se recula sur son banc, stupéfaite. Elle ne pouvait déta- cher les yeux de la petite tache en forme de plume sur son front. La bénédiction du Second Visage de Kàn. La marque d’un talent hors du commun, inné, indiscutable. Elle avait vu bien peu de ces marques au cours de sa vie entière — la sienne mis à part, bien entendu.

— D’accord, d’accord, admettons, fit-elle avec un geste d’apai- sement de la main. Ma mère vous adorait, et moi, j’ai toujours aimé vos histoires quand je les entendais à l’église. Si on ne peut pas croire d’Arterac, à qui d’autre se fier, hein? Mais il va quand même falloir m’expliquer pourquoi l’Église de Kàn se passionne à ce point pour la vie de Darran.

Le vieil homme soupira et se rassit sur son siège.

— Officiellement, l’Église de Kàn s’intéresse à tous les cas de magie maléfique, quel que soit l’individu qu’elle infecte, homme ou femme, prince ou roturier. Depuis des siècles, elle consigne chaque manifestation du démon.

Maura eut un rire amer.

— De la magie maléfique, hein ? C’est ce qu’ils disent du pouvoir de Darran ?

— Les Grands Kerrs m’ont donné pour mission de…

Il se tortilla sur son tabouret et tira de son cartable une feuille de papier, couverte d’une écriture en pattes de mouche.

« Rassembler preuves et témoignages concernant l’œuvre de rébellion du général Darran Dahl, afin de déterminer par quels moyens et de quelle manière le démon s’est emparé de son âme et lui a confié certains de ses pouvoirs maléfiques. »

— Qu’est-ce qu’ils en savent, du démon? Sacrés culs-bénis de l’Église ! Pour eux, seul le Roi Lumière a la bénédiction du Kàn ! Et vous comptez sur moi pour aider ces gens-là ?

— Vous ne comprenez pas. Le Roi Lumière est sans doute furieux, il n’a aucun intérêt à ce que j’écrive ce récit. Il n’a pas les moyens de refuser ce projet au Conseil des Grands Kerrs, mais l’idée que Darran Dahl devienne un martyr légendaire lui fait horreur. Ne voyez-vous pas que l’Église offre à la rébellion une occasion unique de faire connaître ses exploits et ses idées ?

Maura en resta bouche bée.
— Vous voulez dire que… l’Église soutient la rébellion ?
— Attendez.
Il fit un sourire d’excuse aux deux Dragons derrière lui.
— Veuillez nous laisser, messires.
Les deux soldats hésitèrent.
— La prisonnière est toujours détachée. Et dangereuse.
— Soyez sans inquiétude, elle ne me fera aucun mal.
Ils finirent par lui obéir, mais ils restèrent prudemment postés de l’autre côté de la porte. Avant qu’ils ne referment le battant, Maura crut apercevoir une file de prisonnières, la tête basse, avancer dans un couloir.

— Ce que je vais vous dire n’est pas vraiment un secret, fit d’Arterac à voix basse une fois qu’ils furent seuls, mais je ne suis pas sûr que les gardes aient besoin de l’entendre.

Maura haussa les épaules.
— Allez-y, je vous écoute.
Il tendit les mains devant lui, le bout des doigts se touchant pour former une sorte d’arche.
— L’Église et le roi sont comme les deux arcs d’une voûte de pierre. Ils ont besoin l’un de l’autre pour ne pas s’écrouler, mais ils se haïssent et s’opposent en permanence. Le roi tient l’armée et la justice, l’Église l’or et l’influence. Seulement, depuis son couronnement, le roi n’a cessé d’accroître son pouvoir, jusqu’à devenir infiniment plus puissant que tous les monarques qui l’ont précédé. Avant la rébellion, il s’était senti assez fort pour faire arrêter les Grands Kerrs pour corruption et les faire condamner à mort, et il avait saisi un grand nombre de biens du clergé… La guerre civile a éclaté juste à temps pour les Grands Kerrs : le roi a soudain eu désespérément besoin d’un allié contre Darran Dahl, pour maintenir une partie de la population de son côté, alors il a levé toutes les charges qui pesaient sur ses anciens ennemis.

— Mais Darran vient de mourir, murmura Maura. Pas de chance pour l’Église.

— Absolument ! Les Grands Kerrs veulent sauver leurs têtes ! Ils ont désespérément besoin que la rébellion perdure, et pour cela, ils ont choisi de faire de Darran Dahl un martyr.

Maura lui jeta un regard soupçonneux.

— Mais vous, d’Arterac, vous n’êtes pas un kerr, hein ? Pourquoi avez-vous accepté ?

— Je ne suis pas un homme de religion, je ne fais pas non plus de politique. J’écris des légendes, c’est tout.

— Je comprends, murmura-t-elle. Ce qu’ils veulent, ce n’est pas seulement raviver la rébellion, c’est aussi frapper le roi là où ça lui fera le plus mal : à son calame !

Le conteur pâlit et sa voix baissa encore d’un ton, jusqu’à devenir à peine plus qu’un couinement étouffé :

— Qu’avez-vous dit ? Quel mot avez-vous prononcé ?

— Le calame. Je sais ce que c’est, d’Arterac. Et vous le savez aussi, je parie.

— Savez-vous combien de personnes dans ce royaume connaissent le secret du calame ?

Maura déplia négligemment les doigts de ses deux mains, les uns après les autres.

— Dix ? Douze ? Une petite quinzaine, peut-être ?

— Parlez moins fort, je vous en conjure ! Les gardes pourraient vous entendre !

— Ils ne me croiraient pas. J’ai déjà essayé avec beaucoup de gens. Elle se tourna vers la porte et hurla à pleins poumons :
— N’est-ce pas, messires, que vous ne me croiriez pas, si je vous parlais du calame ?
Bien entendu, ils ne répondirent pas.
— Je… vous avez raison, répondit finalement le conteur. L’Église

cherche à affaiblir le calame du roi, et il l’a parfaitement compris. Vos intérêts convergent, ma demoiselle: la légende de Darran Dahl sera d’une importance capitale pour le camp de la rébellion — car tout n’est pas perdu, malgré la mort de son chef, il reste de nombreux partisans à votre cause.

Maura répondit à voix basse :

— Je n’ai aucune confiance dans les Grands Kerrs, ils ont toujours prêché contre Darran. Et le roi fera pression sur vous pour que vous disiez du mal de Darran dans votre récit. Alors donnez-moi une seule raison pour laquelle je devrais vous aider à écrire cette histoire ?

Le conteur eut un sourire amer.

— Parce que c’est moi qui vous le demande, et non le roi ni les Grands Kerrs. Cela ne fait-il pas une différence ? Je n’ai aucun autre but que de dire la vérité. Cependant, s’il vous faut une meilleure raison, j’en ai une à vous proposer: si vous acceptez de me raconter l’histoire du général, votre exécution sera suspendue le temps que je vous interroge.

Suspendue ? Au fond des yeux de Maura, une petite lueur d’espoir dansa de nouveau, pour la première fois depuis qu’elle avait appris la mort de Darran Dahl.

— Je veux des vêtements propres, dit-elle soudain.

Elle frissonna de dégoût en contemplant les lambeaux crasseux de sa vieille chemise de lin déchirée.

— Je veux un seau d’aisance avec un couvercle, du savon noir, un peigne. Je veux… de l’eau, des fruits, du pain qui ne soit pas aussi dur que la pierre, je…

Le conteur éclata de rire et l’arrêta de la main.
— Vous aurez tout cela. Mes témoins sont toujours bien traités. — Ce n’est pas tout ! ajouta-t-elle, haletante et les yeux brillants.

Je veux que les exécutions des autres soient suspendues, elles aussi. Celle de Muette, du kerr Owain, de Yannah et celle de tous les prisonniers !

Sa voix déraillait, c’était la voix de l’espoir qui l’animait de nouveau.

— C’est vous que j’ai choisie, Maura, fille de Karech. J’ai reçu l’autorisation écrite du roi pour vous épargner, vous et vous seule.

— Grand Kàn, mais je ne suffirai pas ! s’étrangla-t-elle. Darran mérite plus qu’un seul témoin ! Avec moi, vous aurez un portrait de lui incomplet ! Chacun de vos prisonniers peut vous apprendre quelque chose sur lui, vous devrez les entendre eux aussi !

Le conteur secoua la tête.

— Vous cherchez uniquement à donner un sursis à vos compagnons. Cette tentative vous honore, mais…

— Peut-être, oui. Mais vous, vous cherchez la vérité, c’est bien ce que vous m’avez dit ? Alors écoutez-moi : ils en ont chacun un petit morceau à vous donner. Et si vous leur tranchez la tête, votre sainte vérité va crever avec eux !

Il hocha longuement la tête.

— La vérité. Oui, la vérité…, murmura-t-il pour lui-même, comme s’il prononçait le nom d’une déesse. Je peux toujours adresser un message au roi, même si je doute fort qu’il accepte. L’idée même que l’Église me fasse écrire la légende de Darran l’a probablement rendu fou de rage, alors épargner tous ses prisonniers pour que j’entende davantage de témoignages…

— Je n’ouvrirai pas la bouche tant que je n’aurai pas votre parole que les exécutions seront suspendues pour chaque prisonnier. Mais si vous les sauvez, je vous jure de vous raconter la plus incroyable histoire que vous ayez jamais entendue.

Le conteur eut un sourire.
— J’ai déjà entendu tellement d’histoires, jeune fille…
Il se leva en grimaçant et ouvrit la porte aux deux Dragons. L’un d’eux saisit brutalement Maura par les bras pour l’enchaîner de nouveau. — Doucement, toi ! cria-t-elle avant de lui cracher dessus.
Le Dragon leva la main pour la gifler, mais d’un geste rageur, elle rua de la tête contre sa cuirasse. Elle ne réussit même pas à le bousculer, et tout ce qu’elle y gagna, ce fut qu’il la saisit par les cheveux pour la rasseoir sur le banc.

— Allons, allons, ma demoiselle, fit le conteur, embarrassé. Vous savez bien que l’on ne peut pas laisser une sorcière les mains libres.

Il rassembla ses feuillets et frissonna quand l’air du couloir s’engouffra en sifflant dans la cellule. Des prisonnières aux mains atta- chées passaient la tête basse dans le couloir, certaines boitaient, d’autres avaient le front ou le bras ensanglanté.

« Le goût de la défaite est amer », disait Darran.
— S’il vous plaît, conteur, supplia Maura.
Les deux soldats avaient déjà débarrassé l’écritoire et le tabouret.

Le vieil homme se retourna au moment où il franchissait la porte. — Oui?

— Laissez-moi la bougie !

Il hésita, puis déposa la bougie déjà presque entièrement consu- mée sur le sol de terre battue, hors de portée de la prisonnière…

Poursuivez votre lecture en quelques secondes :

Retrouvez-nous très bientôt pour un nouvel article. N’hésitez pas à nous suivre pour ne rien rater des prochaines publications.

--

--