#premiersInstants — Principes mortels de Jacques Saussey

Corentin
Bragelonne
Published in
15 min readMay 18, 2018

Découvrez le thriller de Jacques Saussey, à vos risques et périls…

Dans les #premiersInstants, on vous propose ni plus ni moins que de découvrir les premiers chapitres de vos romans préférés. Comme ça, sans contreparties, juste pour vous faire plaisir. Bonne lecture !

1

La Renardière, 3 juillet 1979, 16 heures

Je tourne la clé de contact et le moteur se tait enfin, libérant mes oreilles fatiguées du rugissement des quatre cylindres surmenés par la canicule. Au-dessus du pot d’échappement, l’air vibre en irradiant une chaleur épaisse jusque dans mes mollets. Devant moi, le portail se dresse, toujours imposant, malgré les points de rouille qui apparaissent le long des montants et autour des charnières. Au-delà, l’allée pavée de guingois qui mène à la porte de la ferme n’a pas changé. Elle est restée la même qu’il y a quatre ans. La seule différence avec la dernière fois que j’ai contemplé cette façade, c’est qu’aujourd’hui il n’y a pas de corbillard garé devant.

Un pied posé à plat de chaque côté de la moto, je retire mon casque et le pose sur mon rétroviseur. Malgré la touffeur de l’après-midi, le moteur refroidit déjà en cliquetant. Je glisse les doigts dans mes cheveux longs pour les décoller de mon crâne trempé de sueur. Dans mon cou, ils se sont un peu emmêlés à cause du vent, le long des quatre cent cinquante kilomètres que je viens de parcourir d’une traite.

On dirait bien que personne ne m’a entendu arriver. Aucune fenêtre ne s’ouvre, aucune porte ne claque. La maison paraît morte, écrasée par le soleil. La grange est ouverte. Quelques poules picorent des vers à l’ombre, entre les rigoles de purin asséchées. Un coq dégingandé les suit sans conviction, agitant mollement ses plumes. Je déplie la béquille latérale, bascule la Kawasaki et descends de selle en levant haut la cuisse pour que ma botte passe au-dessus de mes bagages.

J’ai hâte de pouvoir dégourdir mes jambes ankylosées par la route. Tandis que je fais quelques pas sur la chaussée pour évacuer les restes des vibrations que m’a transmises la machine pendant presque cinq heures, des aboiements furieux retentissent au fond de la cour, suivis par un bruit de cavalcade sur le gravier de l’allée desservant la remise. Un molosse haut comme trois pommes se jette sur la grille en manifestant bruyamment son intérêt pour l’intrus et son drôle de cheval. Son œil droit est entouré d’un coquard de poils sombres, le reste de son pelage est blanc comme la neige. Il ne mesure pas plus de trente centimètres au garrot.

— Salut, toi ! dis-je en me baissant pour lui laisser flairer le dos de ma main.

Le chien se tait et tend une truffe hésitante vers mes doigts qui sentent le cuir et l’essence. Il lève le nez et me regarde en plissant les paupières. Ses pupilles dorées renvoient la lumière du soleil. J’ai l’impression qu’il me cligne de l’œil. Il sort alors une petite langue rose et me lèche la paume en remuant la queue.

Je viens de me faire un premier copain en moins de cinq minutes…

Dans la palissade qui, je m’en souviens comme si je m’y étais rendu la veille, donne sur le potager, derrière le mur de la grange, une vieille porte s’ouvre en grinçant. Je vois d’abord le panier plein de linge franchir l’ouverture, suivi par un bras blanc qui ne peut appartenir qu’à une seule personne. Le visage pâle de ma tante apparaît. Elle s’immobilise en m’apercevant. Elle a un moment douloureux durant lequel j’ai le très net sentiment qu’elle refuse de voir ce qu’elle voit, qu’elle rejette la simple idée de croiser mon regard. Elle se frotte le front avec l’avant-bras, manquant de renverser le panier. Elle le rattrape de justesse, puis elle s’avance vers moi à pas lents, comme si une main invisible la poussait dans le dos.

Le chien est revenu vers elle et sautille entre ses jambes nues qui émergent de sa blouse, lui griffant la peau sans qu’elle y prête attention. Son regard d’un bleu intense ne quitte plus mon visage. Au fur et à mesure qu’elle approche, je m’aperçois qu’elle a les yeux humides. Ses cheveux blonds sont défaits par le travail de la journée, mais elle est toujours aussi belle. Peut-être plus qu’avant, encore, avec les quelques rides qui apparaissent au coin de ses lèvres. Peut-être aussi parce que j’ai maintenant dix-neuf ans et plus quinze.

Je lui souris.

— Bonjour, tatie !

Ma voix manque de force, je le sens bien. Mais j’ai réussi à briser la glace qui était en train de figer entre nous. Elle pose son panier sur la terre craquelée et s’essuie machinalement les doigts sur son tablier à fleurs. Je comprends qu’elle ne sait pas quoi faire de ses mains, qu’elle ne pourra pas ouvrir seule le portail. Elle ne m’a pas quitté du regard.

— Bonjour, Franck, me dit-elle enfin, la voix rauque.

Elle jette un regard sans vie à ma moto, puis ses yeux se reposent sur moi, comme si je la fascinais malgré elle. Je me décide à lever le loquet pour tirer le ventail vers moi. Plus rien ne nous sépare, désormais, que quelques centimètres chargés d’émotion. Je vois ses larmes arriver. Elle ne peut les retenir. Je fais deux pas en avant et la prends dans mes bras, laissant ses sanglots enfler contre ma poitrine.

— Je sais, dis-je doucement contre les cheveux fins qui couvrent son oreille. Je sais…

Oui. Je sais. Je lui ressemble tellement. Ma mère me l’atellement répété.

— Tu lui ressembles tant… Mon Dieu, Franck…, dit-elle en gémissant dans mon cou.

Mais de sa part, cela ne m’énerve pas. Pas comme quand c’est ma mère qui me le rabâche. Sa douleur me fait mal, à moi aussi. Je ne l’ai pas revue depuis l’enterrement de Paul. Ce jour-là, elle était complètement assommée. Anesthésiée par les calmants que lui avait administrés le docteur Jouve, le médecin de la famille.

C’est dur de perdre un fils. Insoutenable. Mais lorsque son cousin lui ressemble comme un frère jumeau, c’est encore pire. Parce que le visage de l’enfant mort continue à vivre sur le corps d’un autre.

Et qu’il vieillit.

Je la serre dans mes bras et je ne dis plus rien. Il n’y a rien à ajouter. Nous savons tous les deux que c’est inutile. Sa peau sent le linge propre et l’herbe coupée.

Au bout d’un long moment, elle finit par se détacher de moi. Elle baisse les yeux, en s’excusant presque de s’être ainsi abandonnée au chagrin. Je lui souris de nouveau et je prends ses épaules dans mes mains. Elle repousse une mèche sur son oreille, essaie bravement de me rendre mon sourire. Je me penche sur elle et lui dépose un baiser sur le front.

Elle va pour parler, mais les mots se bloquent dans sa gorge. D’un geste avorté vers son cou elle me le fait comprendre.

— Je peux rentrer ma moto ? dis-je pour changer de sujet.

Son regard revient vers la Kawasaki qu’elle contemple comme un serpent dangereux endormi.

— Mets-la dans la grange, si tu veux, dit-elle avec effort. La moissonneuse va rester dehors jusqu’à la fin des récoltes.

Elle récupère son panier de linge et m’attend tandis que je gare mon engin. Le chien renifle consciencieusement la moto de long en large et finit par lever la patte sur la roue avant. Je décide de laisser mes sacs sanglés sur le porte-bagages pour le moment, je n’ai pas envie de débarquer tout ça maintenant. Je récupère juste un petit paquet dans la sacoche de réservoir. Curieux de tout, le chien se dresse sur les pattes arrière pour tenter de voir de quoi il s’agit. Je me baisse pour lui caresser le dos. Il s’allonge illico les pattes en l’air dans la poussière.

— Comment tu t’appelles, bonhomme ?

— Tom…, dit ma tante dans mon dos. Nous l’avions réservé dans un chenil pour les seize ans de Paul. C’est lui qui avait choisi son nom.

Je me retourne. Sa silhouette se découpe en contre-jour dans l’ouverture de la grange. Je ne vois pas son visage, mais je sais ce qu’il exprime.

— C’est la seule fois qu’il l’a vu, poursuit-elle d’une voix atone.

La langue de Tom me râpe le dos de la main. Il s’est redressé et pose ses pattes sur mes genoux, la gueule ouverte sur des petites dents pointues bien blanches.

— C’est un Jack Russel, ajoute-t-elle, coupant court à la question que j’allais lui poser. Paul voulait l’emmener à la chasse.

Je ne réponds pas. J’ignorais que Paul chassait. Je pensais pourtant être proche de lui, mais il ne m’en a jamais parlé. Nous ne nous voyions peut-être pas suffisamment pour cela.

— Tu veux boire quelque chose ? me demande-t-elle, ployée sous le poids du linge, tout en se dirigeant vers la porte de la cuisine, de l’autre côté de la cour.

Je la suis dans la lumière brûlante de juillet. Je lui prends son panier des bras et elle me remercie d’un vrai sourire, cette fois.

— Un grand verre d’eau fraîche, ce sera parfait, tatie.

Elle pose sa main tiède sur mon bras.

— Appelle-moi Hélène, plutôt. Tu veux bien ? Tu es un grand garçon, maintenant…

Je la regarde en silence. Le pire moment que je craignais est passé. Ses yeux ont perdu cette expression douloureuse qui les noyait depuis mon arrivée. Quatre années se sont écoulées et le temps a déjà commencé son travail de sape de la souffrance. Elle est toujours là, proche de la surface, mais l’existence a des exigences quotidiennes qui ont empêché ma tante de s’enfermer dans son deuil, aussi éprouvant qu’il puisse être. Elle a continué, malgré l’insupportable, à manger, à boire, à dormir. À vivre.

Elle passe devant moi et pousse la porte du pied tout en actionnant la poignée. Je me souviens qu’elle coinçait déjà sur le carrelage, le jour où la famille est venue pour la cérémonie, habillée tout en noir. Ma mère râlait, car elle était obligée de forcer avec l’épaule tandis qu’elle apportait des sandwichs aux hommes réunis dans la cuisine pour échapper à la pluie. Apparemment, mon oncle ne l’a jamais réparée. Le chien nous suit et va se coucher directement sur un vieux coussin posé sur un fauteuil défraîchi.

La pièce baigne dans la pénombre et la fraîcheur me surprend, après la fournaise de la cour. Les volets sont fermés, certainement depuis la fin de la matinée, et les murs épais suffisent à conserver une température agréable qui me fait soupirer d’aise. Hélène me fait signe de prendre une chaise et elle dépose le panier au bout de la longue table rectangulaire. Elle sort une bouteille d’eau du réfrigérateur. Un silence gêné est revenu s’installer entre nous. Je sais que je dois dire quelque chose pour l’empêcher de s’éterniser, mais mon esprit refuse de s’ouvrir à une idée intelligente. Je saisis le verre qu’elle me tend et la remercie du bout des lèvres.

Elle s’assied à son tour et pose son menton dans le creux de ses deux paumes réunies, les coudes plantés sur la table. Le coin de ses yeux s’est un peu affaissé. Elle a maigri, aussi. Elle n’était déjà pas bien en chair, mais aujourd’hui les os de ses épaules saillent sous sa chemisette légère tendue par les bretelles de la blouse.

— Et chez toi, comment ça va ? me demande-t-elle soudain, brisant mon inertie.

Je fais la moue par-dessus mon verre. J’agite la main à l’horizontale comme une feuille de tremble qui oscille au vent.

— Pas terrible. Maman a pris un avocat…

Hélène hoche la tête. Bien sûr. Il fallait s’y attendre…

— Et ton père ?

Je tourne la tête en serrant instinctivement les dents. Je préfère qu’elle ne voie pas ce qui va passer dans mon regard.

— Il picole, lâché-je entre mes mâchoires serrées.

Hélène me ressert un verre d’eau puis, se penchant vers moi, elle pose une main devenue fraîche sur mon poignet.

— Tu as bien fait de venir ici, Franck. Ta mère a eu raison de t’envoyer. Tu dois penser à ton avenir. C’est quand, ta prochaine session ?

— Septembre…

J’ai raté les épreuves du bac, en juin. Enfin, plus exactement, je n’ai pas pu les passer. Le matin de l’examen de philo, j’étais avec ma mère.

Aux urgences de l’hôpital Henri-Mondor, à Créteil.

J’ai dit qu’elle était tombée dans l’escalier de la cave. Le toubib m’a regardé d’un drôle d’air. Suspicieux. J’ai eu honte et j’ai baissé les yeux devant son regard accusateur, son regard qui voulait dire : « Ne me prends pas pour un con, mon garçon… »

Quand elle est sortie du coma, deux jours plus tard, elle a contacté un avocat et un commissaire de police, et elle a porté plainte contre mon père. Je n’ai rien pu faire pour l’en empêcher. Mais en avais-je vraiment envie, de toute manière ? Lorsque je l’avais trouvée évanouie dans la cuisine, le nez cassé et le visage en sang, mon père était en train de pleurer, le front posé sur le sol. Il tenait encore à la main la casserole avec laquelle il venait de la frapper.

Je me souviens de m’être jeté sur lui et de l’avoir cogné dans les côtes avec mes bottes de moto pour qu’il s’éloigne d’elle, pour qu’il ne puisse plus la toucher.

De toutes mes forces.

Je ne voyais plus qu’un voile rouge de haine et de fureur qui m’entourait de toutes parts, comme si j’avais été immergé dans une baignoire remplie de sang. S’il n’avait pas hurlé, si l’une des amies de ma mère n’était pas arrivée sur le pas de la porte, complètement paniquée, je crois que je l’aurais tué de mes propres mains.

Les flics sont venus le chercher immédiatement après qu’elle a eu déposé sa plainte. Il n’a pas bronché. Il s’est laissé emmener la tête basse, menotté, devant le regard abasourdi des voisins qui se dissimulaient derrière leurs rideaux. Et moi, je me suis retrouvé seul, avec mon année de terminale que je n’avais plus qu’à balancer aux orties. Voire aux chiottes.

Le juge s’est saisi de l’affaire en un temps record, à peine trois jours plus tard. C’est lui qui a obtenu pour moi le report de mes examens en septembre, pour la session de rattrapage. La session de la dernière chance.

— Je t’ai préparé ta chambre, dit Hélène en se levant.

Elle sait que je ne tourne pas rond, depuis la mi-juillet. J’étais dans le salon, à la maison, quand ma mère a téléphoné à sa sœur pour lui demander si elle pouvait m’accueillir à la ferme pendant le temps des révisions, pour un mois et demi environ. Le temps qu’elle trouve un autre logement et qu’elle quitte définitivement le foyer qui s’effondrait. J’étais affalé devant la télévision, buvant une émission insipide, comme la veille, comme l’avant-veille et comme tous les jours précédents. Hélène a tout de suite accepté. Ma mère n’a même pas eu à insister. Tous ces mois où elles s’étaient vues hors de ma présence, la ressemblance entre Paul et moi étant trop frappante, ont été oubliés d’un coup. Hélène a donné son accord parce que Paul aurait pu être à ma place et qu’elles se sont toujours soutenues, malgré leurs caractères aux antipodes l’un de l’autre.

— Je t’ai mis les draps que tu aimes, continue-t-elle en grimpant les marches vers le premier étage. Les lourds, avec la broderie…

Je souris en la suivant. Des images me reviennent, heureuses. Vivantes.

Paul est allongé à côté de moi. Nous lisons ensemble un livre épais, à la couverture décolorée par les années. Les Aventures d’un écolier parisien. Le livre est posé sur mon oreiller et les draps rêches me râpent les coudes. Paul me fait signe qu’il a fini la page. Je l’attends souvent pour passer à la suivante. Il lit toujours un peu plus lentement que moi. Il prend plus de temps pour regarder les dessins, qui parlent d’une époque qui n’existe déjà plus depuis des années, avec des ailes de voitures arrondies, des hommes en béret et en pantalon de golf.

Dans l’air tiède du mois d’août, des mouches volent paresseusement et se posent parfois sur les papiers collants que ma tante a accrochés dans les angles de la chambre pour que je dorme tranquillement. L’été, la ferme attire un nombre incalculable d’insectes. Une odeur de purin flotte en permanence dans la maison, mais j’ai appris depuis longtemps à l’aimer. C’est l’odeur des vacances, l’odeur des œufs que je file chercher le soir directement sous le cul des poules, arrachant chaque fois un sourire à mon oncle Victor et à Albert, son employé. C’est l’odeur de la liberté de courir dans les bois avec Paul, lorsque nous revenons de guider les vaches jusqu’au pré de la Combe. Nous nous y égratignions souvent les genoux, trop pressés de franchir les rochers qui descendent de la route au lac, là où nous allions nous baigner presque tous les après-midi.

Là où Paul est mort.

Hélène pousse la porte de la chambre et m’invite à la suivre. Le lit est accolé à une petite table installée pour l’occasion, éclairée par une lampe de bureau toute neuve.

— Tu auras assez de place, ici ?

Je la prends dans mes bras, la gorge nouée.

— C’est parfait, tatie, merci.

Elle m’embrasse sur la joue, puis se force à froncer les sourcils.

— Hé-lè-ne ! dit-elle en riant.

Je lève les mains en signe d’impuissance.

— Ça va être dur… Hélène.

Elle me donne une petite tape sur le bras.

— Tu y arriveras ! Je te laisse monter tes affaires. Je vais ranger le linge. Victor est en train de faire la sieste, Albert est encore aux champs. Il ne va pas rentrer tôt ce soir. Tu as tout le temps de t’installer. Tu as une serviette et un gant dans le tiroir de la commode, là. Je pense que tu dois avoir besoin d’une bonne douche, avec cette chaleur…

Quelque chose m’étonne. Mon oncle fait la sieste. En plein mois de juillet…

— Tonton… heu, Victor n’est pas avec lui ?

Hélène hausse les épaules.

— Non, il a des maux de tête terribles, depuis quelques jours. Il a toujours mal supporté la canicule, mais cette année, c’est pire que jamais. Hier, il n’a pas pu mettre le nez dehors. Je ne te dis pas dans quel état d’énervement ça le plonge. Il n’est pas toujours facile, lui non plus.

Elle lève brusquement le menton, trop tard. Elle a commis une gaffe et ne peut plus rattraper ses paroles. Je désamorce.

— Aucune importance. Tu as raison. Mon père est une ordure, mais Victor n’a rien à y voir. On ne choisit pas sa maladie.

Je l’embrasse de nouveau et la laisse filer avec un sourire un peu figé. Je me retrouve seul dans cette chambre, avec des morceaux effilochés de mon enfance restés suspendus aux meubles, comme les mouches sur les rouleaux gluants.

Dans la petite bibliothèque qui sépare la porte du lit, la tranche pâlie du volume des Aventures d’un écolier parisien dépasse des autres livres. Je résiste à l’envie de l’ouvrir.

En fermant les yeux, rien qu’un instant, je pourrais m’imaginer revenu quatre ans en arrière, je pourrais croire que rien n’a changé. Que le tumulte des deux adolescents retentira entre les murs du couloir quand Hélène criera vers l’étage que le goûter est prêt. Que nous ferons encore la course à vélo jusqu’au village pour avoir le privilège de rapporter le tabac à pipe de Victor et le « petit gris » d’Albert, qu’il roule inlassablement en mégots maigres et odorants.

C’était la lutte, toujours, au coude à coude, sans fin. Même notre premier amour, nous nous le sommes disputé. Âprement, mais dans les règles.

C’est Paul qui a gagné.

J’ai parfois un peu de mal à évoquer le visage d’Isabelle. Lorsque j’ai compris que c’était lui qui avait réussi à la conquérir, je m’en suis complètement désintéressé. Je crois même, avec le recul, que la compétition avec mon cousin m’attirait plus qu’elle. C’est d’ailleurs peut-être en partie ce qui explique qu’elle ne m’a pas choisi. Elle a dû s’imaginer que j’étais trop superficiel. Trop immature.

Isabelle avait un an de plus que nous. Paul louchait sur ses seins quand elle passait avec sa mère entre les étals, alors que nous aidions Albert à vendre des boîtes d’œufs sur la place du marché d’Aubusson. Elle le savait et ses tee-shirts amples laissaient entrevoir qu’elle ne portait pas de soutien-gorge en dessous. Comme si ça ne suffisait pas, je suis sûr qu’elle se débrouillait pour faire pointer ses tétons. À quoi pensait-elle, à ces moments-là ? Je préfère ne pas le savoir.

Moi, je regardais Paul, et je me disais qu’elle nous prenait pour des abrutis, trop crétins pour se rendre compte qu’elle jouait avec nous, qu’elle affûtait ses armes. Mais je marchais dans les pas de mon cousin, juste pour lui prouver que j’étais meilleur que lui. Je crois qu’il aimait vraiment cette fille. Comme quand on a quinze ans, qu’on découvre tout, et que le monde nous appartient.

Comme quand on ignore qu’il ne nous reste qu’un peu moins d’un mois à vivre.

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