#premiersInstants — Sous nos yeux de Cara Hunter

Corentin
Bragelonne
Published in
11 min readMay 17, 2018

Découvrez les premières pages de l’enquête au cœur de la disparition mystérieuse de Daisy…

Dans les #premiersInstants, on vous propose ni plus ni moins que de découvrir les premiers chapitres de vos romans préférés. Comme ça, sans contreparties, juste pour vous faire plaisir. Bonne lecture !

Avant de commencer, je tiens à dire une chose. Vous n’allez pas aimer l’entendre, mais croyez-moi, j’ai fait ça tant de fois que je ne me donne plus la peine de compter. Dans un cas comme celui-ci — un enfant –, neuf fois sur dix, il s’agit d’un proche. Famille, ami, voisin, quelqu’un du quartier. Ne l’oubliez jamais. Si désemparés soient-ils, si improbable que cela paraisse, ils savent qui a fait ça. Peut-être pas de manière consciente, et peut-être pas tout de suite.
Mais ils savent.
Ils savent.

***

20 juillet 2016, 2 h 05
Quartier de Canal Manor, Oxford

On dit que les acheteurs se font une idée précise d’une maison trente secondes après y être entrés. Eh bien, vous pouvez me croire, il en faut moins de dix à un officier de police. En fait, la plupart d’entre nous se sont fait une opinion avant même de franchir la porte. Seulement, c’est les gens qu’on juge, pas leur propriété. Aussi, quand on est arrivés au 5 Barge Close, j’avais déjà une assez bonne idée de ce qui m’attendait. C’est ce qu’on avait l’habitude d’appeler une « maison de cadre moyen » – c’est peut-être toujours le cas, allez savoir. Ils ont de l’argent, ces gens-là, mais pas autant qu’ils voudraient ; sinon, ils auraient acheté une vraie maison victorienne au lieu de cette imitation située du mauvais côté du canal. Ce sont les mêmes briques rouges, les mêmes baies vitrées, mais les jardins sont exigus et les garages immenses – mais bon, l’imitation est assez réussie.

Le type en uniforme posté devant la porte me déclare que la famille a déjà effectué les recherches qui s’imposaient dans la maison et le jardin. Vous seriez étonnés du nombre de fois où l’on retrouve les gosses sous leur lit ou dans une armoire. Ils n’ont pas disparu, ils se sont juste cachés. La plupart de ces histoires n’ont pas une fin heureuse pour autant. Mais ce n’est pas vraiment la question ici. Comme me l’a dit l’inspecteur de service il y a une heure, en me réveillant : « Je sais que, normalement, on ne devrait pas vous appeler si tôt, mais cette nuit, une gosse aussi jeune, ça ne sent pas bon. La famille donnait une fête, alors les gens ont commencé à la chercher bien avant de nous avertir. Donc, je me suis dit que ça valait la peine de vous emmerder avec ça. » En fait, je ne le suis pas – emmerdé, je veux dire. Pour être honnête, je lui donne même raison.

— J’ai bien peur que ce soit un foutu chantier, monsieur, dit l’agent devant la porte. Les gens ont traîné partout, toute la nuit. Des restes de feu d’artifice. Des gosses. Je ne vois pas les scientifiques tirer quoi que ce soit de tout ce bordel...

Génial, je me dis. Absolument fantastique.

Gislingham sonne et on attend devant la porte. Il se balance nerveusement d’un pied sur l’autre. Je tire les dernières bouffées de ma cigarette en jetant un œil alentour. Bien qu’il soit 2 heures du matin, les lumières brillent dans presque toutes les maisons et les gens sont postés à leurs fenêtres. Deux voitures de patrouille sont garées, gyrophares allumés, sur l’allée à l’herbe ratatinée par le passage des vélos. Deux flics fatigués tiennent les curieux à distance. Une demi-douzaine d’inspecteurs parlent aux voisins, devant chez eux. Puis la porte d’entrée s’ouvre et je me retourne.

— Madame Mason ?

Elle est plus massive que je ne l’imaginais. Bajoues déjà pro- noncées, alors qu’elle doit avoir, disons, trente-cinq ans maximum.

Elle porte un cardigan sur une robe de soirée décolletée dans le dos, imprimée façon léopard dans un orange fade qui ne va pas du tout avec ses cheveux. Elle regarde rapidement la rue, puis s’emmitoufle dans son gilet. Il ne fait pas froid, pourtant. On a atteint les 19 degrés, aujourd’hui.

— Inspecteur principal Adam Fawley, madame Mason. Vous nous permettez d’entrer ?

— Pouvez-vous enlever vos chaussures ? On vient juste de nettoyer la moquette.

Je n’ai jamais compris pourquoi les gens achètent de la moquette crème, surtout quand ils ont des enfants, mais le moment d’en discuter est malvenu. Comme deux écoliers, nous nous plions en deux pour défaire nos lacets. Gislingham me lance un coup d’œil: près de la porte, il y a des patères portant le prénom de chaque membre de la famille, et leurs chaussures sont alignées sur le paillasson. Par taille. Et par couleur. Mon Dieu.

C’est bizarre, quand même, l’effet que produit sur le cerveau le fait de se déchausser. Me trimbaler en chaussettes me donne l’impression d’être un amateur. Ce n’est pas un bon début.

Le salon ouvre, via une arcade, sur une cuisine américaine. Quelques femmes y murmurent autour de la bouilloire. Leur maquillage de soirée est lugubre sous l’impitoyable lumière au néon. Les membres de la famille sont perchés sur les bords d’un sofa bien trop grand pour la pièce. Barry Mason, Sharon et le garçon, Leo. Le gamin fixe le sol, Sharon me dévisage, Barry a le regard perdu. Celui-ci s’est procuré le kit complet du papa hipster : pantalon cargo, cheveux un peu trop hérissés, chemise fleurie trop voyante et débraillée. Mais si son look est bloqué sur les trente-cinq ans, ses cheveux noirs sont teints et je me dis qu’il a une bonne dizaine d’années de plus que sa femme. Laquelle, évidemment, lui achète ses pantalons.

La disparition d’un enfant provoque toutes sortes d’émo- tions. Angoisse, panique, déni, culpabilité. Je les ai toutes vues, seules ou associées. Mais il y a une expression sur le visage de Barry Mason que je n’avais jamais vue. Une expression impossible à définir. Quant à Sharon, elle serre les poings à s’en faire blanchir les phalanges.

Je m’assois. Gislingham reste debout. Il craint sans doute que la chaise ne supporte pas son poids. Il dégage le col de sa chemise en espérant que personne ne s’en aperçoive.

— Madame Mason, monsieur Mason, dis-je pour com- mencer. Je comprends que c’est un moment difficile, mais il est vital que nous rassemblions autant d’informations que possible. Je pense que vous le savez déjà, mais les premières heures sont vraiment cruciales. Plus nous en savons, plus nous avons de chan- ces de retrouver Daisy saine et sauve.

Sharon Mason tire sur son cardigan.

— Je ne vois pas ce qu’on pourrait vous dire de plus. On a déjà parlé à cet autre agent...

— Je sais, mais peut-être pourriez-vous quand même tout me raconter encore une fois. Vous avez dit que Daisy est allée à l’école aujourd’hui, et qu’ensuite elle est rentrée à la maison en attendant le début de la fête. Elle n’est pas sortie jouer ?

— Non. Elle était dans sa chambre, à l’étage.
— Et cette fête... pouvez-vous me dire qui est venu ? Sharon lance un bref regard à son mari avant de me répondre.
— Des gens du voisinage. Des copains d’école. Leurs parents.
Des amis de ses enfants, donc. Pas les siens. Ni des amis de la famille.
— Ce qui fait... quarante personnes? Quelque chose comme ça ? Elle fronce les sourcils.

— Non, pas autant. J’ai une liste.

— Cela nous serait très utile. Si vous pouviez la donner à l’inspecteur Gislingham...

Celui-ci jette un coup d’œil rapide à son carnet de notes.

— Quand avez-vous vu Daisy pour la dernière fois, exactement ?

Barry Mason n’a toujours pas prononcé un mot. Je ne suis même pas certain qu’il m’entende. Je me tourne vers lui. Il joue avec un petit chien en peluche qu’il ne cesse de tordre. Je sais que ça l’aide à canaliser son stress, mais c’est tout de même énervant de le voir étrangler cette pauvre bête.

— Monsieur Mason ? Il cligne des yeux.
— Je ne sais pas, dit-il d’une voix éteinte. Vers 23 heures, peut-être ? Tout ça est un peu embrouillé. Toutes ces choses à faire. Vous savez, il y avait plein de gens...

— Mais c’est à minuit que vous vous êtes aperçus qu’elle n’était plus là.

— On s’est dit que c’était l’heure pour les enfants d’aller se coucher. Des gens ont commencé à partir. Mais on ne la trouvait pas. On a cherché partout. On a appelé tous les gens à qui on a pensé. Ma petite fille. Ma magnifique petite fille...

Il se met à pleurer. Je n’arrive pas à m’y faire, même main- tenant. À ce que les hommes pleurent. Je me tourne vers Sharon.

— Madame Mason. Et vous ? Quand avez-vous vu votre fille pour la dernière fois ? Est-ce que c’était avant ou après le feu d’artifice? Elle tremble soudain.
— Avant, je crois.
— Et il a débuté à quelle heure ?
— À 22 heures. Dès qu’il a fait assez sombre. On ne voulait pas l’allumer trop tard. On peut avoir des problèmes avec la mairie.

— Donc, vous avez vu Daisy avant. Elle était dans le jardin ou dans la maison ?
Elle hésite. Fronce de nouveau les sourcils.
— Dans le jardin. Elle courait dans tous les sens, sans arrêt. Elle était un peu la reine de la soirée.
Je me demande, en passant, depuis combien de temps je n’ai pas entendu quelqu’un utiliser cette expression.

— Donc, Daisy était de bonne humeur. Rien ne la chagrinait, pour autant que vous le sachiez ?

— Non, rien. Elle s’amusait. Elle riait. Elle dansait. Ce que font les filles.

J’observe le frère ; sa réaction m’intéresse. Mais il n’en mani- feste aucune. Il reste assis, étonnamment calme. Et attentif.

— Leo, quand est-ce que tu as vu Daisy pour la dernière fois ?
Il a un haussement d’épaules. Il ne sait pas.
— Je regardais le feu d’artifice.
Je lui souris.
— Tu aimes les feux d’artifice ?
Il acquiesce d’un air un peu fuyant.
— Tu sais quoi ? Moi aussi.
Nous échangeons un regard: il y a enfin un semblant de connexion entre nous. Mais il baisse aussitôt la tête et se met à frotter la moquette du pied, en cercle. Sharon se penche vers lui et lui tape sur la cuisse. Il cesse.

Je me retourne vers Barry.

— Et je suppose que la porte du jardin, sur le côté, était ouverte ?

Barry Mason se redresse, sur la défensive. Il renifle bruyamment et s’essuie le nez du revers de la main.

— On ne va pas passer son temps à ouvrir et à fermer la porte toutes les cinq minutes, hein ? C’était plus simple que les gens entrent par là. Ça faisait moins de bordel dans la maison.

Il jette un œil à sa femme.
J’opine du chef.
— Bien sûr. L’arrière du jardin donne sur le canal. Est-ce qu’il y a une porte d’accès au chemin de halage ?
Barry Mason secoue la tête.
— Heureusement que non. La mairie ne le permet pas.

Aucune chance qu’il soit passé par là.

— Qui ça?

Son regard fuit de nouveau.

— Qui que ce soit. Le salopard qui l’a enlevée. Le salopard qui a pris ma Daisy.

Je note «ma» sur mon carnet et ajoute un point d’interrogation.

— Mais vous n’avez pas réellement vu un homme ?

Il prend une profonde inspiration qui s’achève dans un sanglot, et se remet à pleurer.

— Non. Je n’ai vu personne.
Je fouille dans mes papiers.
— J’ai la photo de Daisy que vous avez donnée au sergent Davis. Pouvez-vous me dire quels vêtements elle portait ?

Un silence.

— Un déguisement, finit par répondre Sharon. Pour les enfants. On s’était dit que c’était une bonne idée. Un déguisement comme son prénom.

— Désolé, mais je ne vous suis pas…
— Une pâquerette. Elle était déguisée en pâquerette.
Je devine la réaction de Gislingham, mais je n’ose pas le regarder.
— Je vois. Alors, elle portait…
— Une robe verte, des collants verts et des chaussures.

Et une coiffe, jaune au centre, avec des pétales blancs. On l’a trou- vée dans ce magasin de Fontover Street. Ça coûte une fortune, même pour une simple location. Et on a dû laisser une caution.

Sa voix se fait plus faible. Elle soupire, ferme le poing et l’applique contre sa bouche. Ses épaules tremblent. Barry Mason s’approche d’elle et lui passe un bras autour du cou. Elle gémit, se balance d’avant en arrière, lui dit que ce n’est pas sa faute, qu’elle ne savait pas, et commence à suffoquer.

Nouveau silence. Soudain, Leo s’avance jusqu’à glisser du sofa. Ses vêtements sont trop grands pour lui : on voit à peine ses mains dépasser des manches. Il me tend son téléphone. On y voit la première image fixe d’une vidéo. Une image de Daisy dans sa robe verte. C’est une belle petite fille, aucun doute. J’appuie sur la touche « Play » et la regarde danser une quinzaine de secondes devant la caméra. Elle déborde de confiance et d’exubérance – elle irradie, même sur un écran de cinq centimètres de large. Lorsque la vidéo s’arrête, je vérifie la date : elle a été prise il y a trois jours. C’est notre premier coup de chance. On ne tombe pas toujours sur des éléments aussi récents.

— Merci, Leo.
J’avise Sharon Mason, qui est en train de se moucher.
— Madame Mason, si je vous donne mon numéro de téléphone, vous pouvez m’envoyer ça ?
Elle agite les mains en signe d’impuissance.
— Oh, je suis nulle avec ces trucs. Mais Leo pourra le faire. Je le regarde et il acquiesce. Sa frange est trop longue, mais ça ne semble pas le gêner de l’avoir dans les yeux. Ils sont noirs. Ses yeux. Tout comme ses cheveux.

— Merci, Leo. Tu as l’air d’être doué avec les téléphones. Tu as quel âge?

Il rougit imperceptiblement.
— Dix ans.
Je me tourne vers Barry Mason.
— Est-ce que Daisy possède son propre ordinateur ?
— Avec les trucs qu’on entend aujourd’hui sur les gosses et Internet, c’est hors de question. Parfois, je lui permets de se servir de mon PC, mais je surveille ce qu’elle fait.

— Donc, pas d’e-mail ?
— Non.
— Un téléphone portable ?
Cette fois, c’est Sharon qui répond.
— On se disait qu’elle était trop jeune. Je lui avais promis qu’elle pourrait en avoir un pour Noël. Pour ses neuf ans.

Ce qui nous fait une chance de moins de suivre sa piste.

Mais ça, je me garde bien de le dire.
— Leo, tu as vu quelqu’un avec Daisy pendant la soirée ? Il s’apprête à parler, puis secoue la tête en signe de dénégation.

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