À la croisée des chemins : Fahimeh Darchinian

Entre intégration et exclusion, accentuer l’affirmation identitaire

Christina Foumbué
La REVUE du CAIUM
8 min readDec 1, 2022

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Fahimeh Darchinian est professeure adjointe au département de sociologie de l’Université de Montréal.

U nique membre du corps professoral qui a été sollicitée dans le cadre de cette série de portraits, Fahimeh déclare en entrevue avoir accepté mon invitation avec beaucoup d’intérêt. Elle dont les travaux récents portent sur la représentation de la diversité dans les médias écrits a en effet été particulièrement interpellée par la nature de ce projet. Le récit de sa vie, qui s’étalera sur les prochaines lignes, témoigne d’une préoccupation de longue date qui a façonné le regard critique qu’elle porte désormais à l’égard des discours prônant l’inclusivité.

Une nouvelle page, et de nouveaux défis

En 2012, Fahimeh faisait partie des milliers d’étudiants étrangers qui accourent chaque année à l’Université de Montréal afin de bénéficier de ses excellents programmes académiques. Délaissant son Iran natal, la jeune femme prit la décision de poursuivre ses études doctorales en s’expatriant vers une lointaine région du monde, mais dont elle connaissait l’existence depuis ses 12 ans en raison de la polémique internationale que créa la déclaration de Charles de Gaulle [1]. Née à Téhéran au sein d’une famille où l’éducation était hautement valorisée, Fahimeh s’est très tôt intéressée à la langue de Molière, assez pour en forger une prolifique carrière en traduction.

« Même si on n’était pas riche, le capital scolaire et culturel de mes parents était très élevé. Il fallait qu’on apprenne une langue. Mon frère apprenait l’allemand, et moi, j’étais très jeune lorsque j’ai appris le français. »

Quelques années auparavant, en 2009, la situation politique en Iran était minée par des accusations de fraude électorale. Face à cette instabilité, Fahimeh devint graduellement désillusionnée et « désespérée », ne parvenant pas à entrevoir la lueur d’espoir qui mènerait à une ère de changement pour son pays. Armée de son baccalauréat en traduction (du français vers le persan), d’une maîtrise en sociolinguistique ainsi que d’un ardent désir d’évasion et de dépaysement, l’étudiante mit le cap vers ce qui deviendra sa terre d’accueil.

Lorsqu’elle se remémore cette période de sa vie, ce sont d’abord les difficultés de son intégration qui lui viennent à l’esprit :

« Maintenant que je suis en sociologie, j’ai développé des réflexions très critiques sur l’instrumentalisation des étudiants internationaux par les universités canadiennes. Les étudiants internationaux contribuent à l’économie, pas seulement de l’université, mais à celle de la société. Mais finalement, quelle est leur place? »

Experte en sociologie de l’éducation, Fahimeh souligne la distinction qu’il existe entre le processus intégrateur des étudiants qui ont le français pour langue maternelle, de ceux pour qui ce n’est pas le cas. Ainsi, elle met en garde contre l’homogénéisation de l’expérience des étudiants étrangers : « Le prix que les étudiants internationaux paient n’est pas le même pour tous, il faut considérer cette diversité qui existe dans la diversité. »

En se basant sur sa propre expérience, la professeure relate la façon dont les rapports de pouvoir historiques à l’international, additionnés aux facteurs linguistiques et culturels, contribuent à l’intégration des nouveaux immigrants.

« Ceux qui viennent d’un pays non occidental arrivent parfois en ayant intériorisé le rapport hiérarchique qui existe entre le Nord global et le Sud global. Quand ils arrivent ici, ils peuvent vivre une certaine anxiété qui s’explique par l’internalisation de cette violence, la croyance qu’on est moins bon qu’un Européen. »

Malgré sa connaissance impeccable du français écrit, l’accent qui colore l’expression orale de Fahimeh, marqueur de son exotisme, a notamment suscité des doutes intérieurs lors de ses premières interactions sociales à Montréal.

L’identité sociale, une chasse gardée?

En 2019, la jeune femme a remporté le prestigieux Prix de la meilleure thèse en recherche interculturelle décerné par l’Association Internationale pour la Recherche Interculturelle (ARIC). Dans sa thèse doctorale, Fahimeh s’est penchée sur l’expérience des jeunes immigrants québécois de première génération qui, après une scolarité en français, se dirigent vers des milieux anglophones dans le cadre de leurs études postsecondaires ou leur carrière professionnelle. Infirmant son hypothèse de départ, elle a pu démontrer qu’en dépit de l’excellence de leurs résultats académiques, ces jeunes délaissent le français car ils ne se sentent pas inclus dans la construction identitaire québécoise. Ainsi, « l’intégration au niveau académique ou professionnel ne va pas de pair avec le ressenti d’inclusion », indique-t-elle. Selon les recherches et les réflexions de Fahimeh, les dimensions ethniques et socioculturelles spécifiques au contexte québécois peuvent expliquer cette perception :

« De façon générale, la blanchité se construit autour de la couleur de peau ou des traits phénotypiques. Au Québec, comme ailleurs en Occident, puisque la blanchité est la norme, elle peut se construire aussi autour de la langue et de la religion. En raison de sa spécificité sociolinguistique et sociohistorique en tant qu’unique province francophone au Canada, la langue devient au Québec un marqueur de différenciation et de frontières. Elle est un outil de pouvoir et peut être considérée comme un privilège. En Iran, j’appartenais à la classe moyenne supérieure, je parlais le langage standard de la capitale. Lorsque je suis arrivée ici, j’ai été déclassée, j’avais perdu mon privilège de classe moyenne. Sur le plan financier, j’étais plus précaire ici, j’ai vécu beaucoup d’anxiété. »

Bien qu’elle ait eu des outils à sa disposition afin de retrouver l’accès à sa classe sociale, notamment son important bagage éducatif, elle admet avoir connu de l’exclusion et de la discrimination.

Malgré cette posture critique, Fahimeh évoque tout de même avec reconnaissance les personnes qui l’ont accompagnée à travers la période difficile que fut l’intégration. Elle croit que tout individu provenant d’un pays où règne un régime autoritaire a une conscience plus aiguisée des rapports de pouvoirs oppressifs. Dans le cas de l’Iran, bien qu’il n’ait jamais été sous le joug direct d’un empire colonial, ses ressources en pétrole ont toujours suscité l’intérêt de puissances occidentales voulant s’en emparer. Le despotisme de certains dirigeants ainsi que ces velléités colonisatrices se sont donc alliés afin d’augmenter le niveau de politisation de la population. Ce sont ces dynamiques qui ont dirigé Fahimeh de la linguistique vers la sociologie, afin notamment d’étudier l’instrumentalisation des discours.

Des attaches toujours aussi ancrées

Comme pour beaucoup d’immigrants, la question de l’appartenance identitaire est complexe pour Fahimeh. Établie au Québec depuis une décennie et détenant la citoyenneté canadienne, elle ne se considère cependant pas comme membre de la société québécoise. Au fil du temps, elle a su développer des stratégies de survie pour sortir de sa situation précaire et se bâtir une carrière. De son propre aveu, il n’en demeure pas moins que ses repères ne concordent pas toujours avec la vision culturelle dominante.

« J’ai parfois l’impression que je ne suis personne, ou que je suis plusieurs personnes en même temps. »

Cette dualité est notamment expliquée par le fait que la professeure conserve encore plusieurs points d’attache en Iran. Son père est décédé alors qu’elle était déjà installée à Montréal, mais sa mère et ses deux frères y demeurent toujours. Elle ne semble pas pouvoir se départir de ce lien culturel, qui paraît se renforcer au fur et à mesure que son expatriation perdure.

« On dit en Iran qu’on est musulman par le certificat de naissance. En principe, je trouve qu’on vivrait mieux sans religion, mais je n’ai pas su que j’étais musulmane en Iran, mais bien ici. Quand je parle de mes idéaux collectifs, qui ont des connotations un peu marxistes, les gens pensent qu’ils peuvent très aisément, devant moi, prononcer des choses islamophobiques. »

Or, il faut savoir qu’elle ne tolérera pas ces propos. Contrairement à la perception politisée de cette religion qui est dominante en Occident, Fahimeh conserve une vision très poétique de l’islam : il éveille à son esprit l’heureux souvenir de son père, l’homme le plus ouvert qu’elle n’ait jamais connu, faisant ses prières dans le coin de sa chambre, au rythme du coucher du soleil.

À l’aube d’une révolution, l’appel de la nation

Une des revendications du mouvement protestataire en Iran est la fin du port obligatoire du voile pour les femmes. Cependant, les griefs contre le régime répressif vont bien au-delà du hijab. Crédit: AP Photo/Middle East Images.

Cette politisation de l’islam a cependant été mise au premier plan dans l’actualité internationale récente. La mort de Mahsa Amini, jeune femme de 22 ans, le 16 septembre dernier aux mains de la police des mœurs iranienne a déclenché des manifestations de masse à travers le pays et le monde. En appui à ce mouvement inédit dans l’histoire de son pays, Fahimeh a écrit une lettre de pétition publiée dans La Presse, qu’elle a fait circuler auprès de ses collègues des autres universités francophones. À l’opposé du défaitisme qui a partiellement motivé son exode du pays de nombreuses années auparavant, elle voit en ce nouveau soulèvement un important potentiel d’aggiornamento. Et pour cause : il figure des femmes en première ligne, au front de la bataille, et ce, en dépit de tout ce qu’elles y risquent.

« Ces jours-ci je ne dors pas, je suis toujours les nouvelles. Lorsque tu quittes ton pays, ton pays ne te quitte pas. C’est très dur pour la diaspora, si je considère maintenant que j’en fais partie. Je suis ici, je travaille, je dois performer et fonctionner comme mes autres collègues, mais c’est difficile à maintenir. Je dors avec l’Iran, je me réveille avec l’Iran, pendant que je prends une petite pause je suis l’Iran. J’ai l’impression que mon cœur bat plus rapidement qu’avant. Il y a beaucoup de gens qui ont perdu leur vie. Je suis en sécurité, et je me sens coupable. »

Malgré les risques que cette pétition a pu présenter pour sa propre vie, Fahimeh affirme avec conviction qu’il est nécessaire de prendre position.

« Je trouve que l’impartialité reproduit les rapports de pouvoir, elle est au service de l’oppression. Les Iraniens méritent la liberté, ils sont dignes de la liberté. C’est un moment historique où ils ont compris qu’ils ne veulent ni l’Occident, ni l’Orient, ni l’islamisme. »

Lorsque j’évoque l’éventualité de son retour en Iran, son visage s’illumine. Malgré le fait que les sociologues et les individus détenant une double nationalité y soient parfois emprisonnés sans motif valable, Fahimeh a conscience qu’en tant que professeur universitaire, elle appartient à une certaine classe d’élites. Il s’agit d’un statut dont elle tente de faire bon usage pour le bénéfice de sa chère patrie, mais à distance. Ce qui la retient ici est une tout autre affection — celle qu’elle porte envers ses étudiants. Autant ce mouvement révolutionnaire mené par les femmes iraniennes lui redonne espoir, autant elle croit ardemment au potentiel de cette nouvelle génération qui se préoccupe de plus en plus des enjeux reliés à l’inclusion et à la représentativité.

Cela étant dit, Fahimeh ne se voit pas finir ses jours loin de Téhéran. Pour celle qui a passé autant d’années à étudier les facteurs d’intégration au sein d’une communauté étrangère, les échos retentissants de la nation résonnent avec toujours autant de ferveur.

[1] Alors président de la France, Charles de Gaulle proclame « Vive le Québec libre ! » à la fin d’un discours public tenu à Montréal le 24 juillet 1967. Slogan popularisé par le mouvement indépendantiste québécois, cet incident déclencha une crise diplomatique entre Ottawa et Paris.

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Christina Foumbué
La REVUE du CAIUM

Co-rédatrice en chef de La Revue du CAIUM. Finissante au baccalauréat en Études internationales, spécialisation Paix et sécurité.