À la croisée des chemins : Karl-Ervin Jean-Pierre

Un engagement au-delà des frontières

Thibault Jacquemont
La REVUE du CAIUM
6 min readDec 9, 2022

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Dans le cadre du projet de portraits “À la croisée des chemins”, j’ai eu le plaisir de rencontrer Karl-Ervin, étudiant en première année de baccalauréat en communication et politique à l’UdeM, avec qui j’ai eu le plaisir de discuter. Voici son histoire, voici son regard.

Haïti, les racines

Karl-Ervin est né à Haïti où il a passé la plus grande partie de sa vie. Après avoir fini son cycle secondaire et suivi des études en philosophie, il quitte sa ville natale de Saint-Marc pour rejoindre la capitale, Port-au-Prince.

Cathédrale de Saint-Marc. Crédit : mapio.net

Passionné par la communication et la politique, il y entame des études professionnelles de journalisme et communication à l’Institut francophone de journalisme, puis des études universitaires en diplomatie et relations internationales.

« Je viens d’une famille modeste, c’est grâce à l’éducation que j’ai pu faire des expériences (…) L’éducation c’est la clé qui ouvre toutes les portes. »

Enrichi de quelques expériences en France, à Londres ainsi que dans d’autres destinations au sein des ambassades d’Haïti, Karl-Ervin se distingue par un parcours particulièrement riche et diversifié, avec également de nombreuses implications dans des organismes communautaires.

« Je me sens comme investi d’une mission. Quand tu as la chance d’être éduqué, de faire des expériences, tu as le devoir de redonner aux autres ».

Face à l’instabilité politique et à la logique du laissez-faire ambiant, Karl-Ervin se voit finalement contraint de quitter son pays. Il rêve d’un idéal de société où tout le monde retrouve sa place, où chacun peut parler de démocratie, de droits humains, d’épanouissement culturel.

« En Haïti, c’est très compliqué de trouver un jeune qui ne voudrait pas contribuer à la bonne marche de l’état, à la chose publique et politique »

Le Canada, un nouveau monde

Découvrant Montréal en 2016, Karl-Ervin y prend finalement résidence en 2018. Il m’explique que sa famille est dispersée un peu partout dans le monde, une bonne partie étant en Haïti, et qu’il est le seul au Canada. Son arrivée au Canada a constitué un changement riche de nouvelles opportunités mais déstabilisant ses aspirations passées, davantage ancrées en Haïti. Karl-Ervin me parle ainsi des difficultés qu’il a connues en arrivant, du travail d’adaptation qu’il a été amené à réaliser, plongé dans un nouveau pays, une nouvelle culture, un monde si différent de celui qu’il a quitté. Le temps n’a pas estompé le lien d’attachement fort et vibrant qu’entretient Karl-Ervin avec Haïti.

« Mon sentiment d’appartenance à Haïti, il n’y a rien au monde qui peut me l’enlever »

Au-delà des frontières

L’arrivée au Canada de Karl-Ervin n’a toutefois pas mis à mal ses aspirations, elle a au contraire élargi ses perspectives : en Haïti ou au Canada, Karl-Ervin souhaite consacrer sa vie au service des autres.

Karl-Ervin s’implique ainsi rapidement dans la vie politique du Canada et du Québec. Il est notamment membre actif d’un parti politique au niveau fédéral. Il justifie ce choix en me présentant sa conception de la politique.

« La politique pour moi c’est le service public, c’est faire en sorte que les gens aient les mêmes chances que l’establishment. Haïtiens, Vénézuéliens, Québécois ou Canadiens, les humains veulent vivre dans une société où l’on prône la cohabitation paisible, que les politiques publiques qui sont mises en place puissent servir les intérêts de la collectivité, de la majorité ».

Dans cette optique, Karl-Ervin affirme ne plus voir la couleur de peau, la nationalité, il souhaite participer à l’émergence d’une société dans laquelle chacun peut trouver sa place. Il voit l’implication dans l’administration publique canadienne ou québécoise comme un moyen d’ajouter sa pierre à l’édifice de cette société rêvée.

Aux jeunes d’Haïti et du monde

Karl-Ervin appelle les jeunes d’Haïti et du monde à choisir leurs batailles, et à croire en leur capacité individuelle et collective à changer les choses.

«À la jeunesse canadienne, haïtienne, mondiale, vous n’êtes plus l’avenir, vous êtes le présent. »

Il souligne l’importance de ne pas attendre qu’une élite nous donne une place. Il faut la prendre. Il faut écouter, s’inspirer, apprendre, mais aussi suivre ses convictions, son propre regard, ne pas avoir peur d’apporter un point de vue nouveau, une approche créative.

Le regard du monde sur Haïti

Concernant la couverture médiatique d’Haïti, et le regard que le monde porte sur son pays, Karl-Ervin rappelle que les Haïtiens sont toujours vus à l’international lorsqu’il y a une situation de crise : une catastrophe naturelle, un nouveau coup d’État ou une épidémie.

Il tient pourtant à rappeler que les réalités de la ville et de la capitale, celles que le monde regarde, sont différentes de celles du reste du pays.

« On parle de violences armées mais presque 90% de cela se passe dans la capitale. »

Karl-Ervin explique cette couverture médiatique biaisée par les structures et sources d’informations des principaux médias internationaux. Selon lui, ces médias recueillent des informations par le biais de leurs correspondants établis sur place, ou par les médias sociaux. Les informations communiquées par ces correspondants ainsi que les informations diffusées sur les réseaux sociaux sont celles de la capitale, Port-au-Prince.

Source : Le Monde diplomatique, février 2010

Karl-Ervin souligne toutefois que le peuple haïtien est confronté à des enjeux qui ne sont pas nouveaux mais qui s’intensifient, notamment ceux de corruption et de légitimité des autorités au pouvoir.

Mais cette concentration des problématiques sociales dans la capitale fait en sorte, selon lui, que l’on méprise une Haïti extraordinaire qui existe dans d’autres villes et dans les provinces. Il souligne notamment le grand potentiel agricole et culturel d’Haïti. Des villes comme Cap Haïtien, Jeremie, Mole Saint Nicolas sont pleines de vie et de richesses variées. Il rappelle par exemple la présence de la citadelle Laferrière, au Cap Haïtien, classée septième merveille du monde, le long-métrage Black Panther qui a été filmé en partie dans la ville du Cap-Haïtien et permet d’admirer la beauté de la ville et d’entendre le créole.

« Il y a une Haïti dans la capitale, et une Haïti des villes et des provinces. »

Citadelle La Ferrière. Crédit : James P. Blair/Getty Images

À travers son histoire, Haïti a joué un rôle de pionnière, de modèle. Karl-Ervin rappelle ainsi qu’Haïti est la première république noire du monde, montrant la voie au reste de la planète en termes de libertés individuelles. Il affirme ainsi que, après la Révolution Haïtienne de 1804, le concept de liberté a eu une autre signification. Cet épisode historique a marqué la première fois qu’un groupe de personnes noires, mises en esclavage, a décidé que l’être humain ne peut appartenir à quiconque. Les notions de dignité, de liberté ont été profondément redéfinies.
Karl-Ervin rappelle également qu’Haïti a joué un rôle parfois important dans les affaires internationales, en aidant par exemple le Vénézuela à gagner son indépendance, ainsi que les États-Unis durant leur guerre de Sécession.

« On a été un phare pour l’humanité à un moment donné. Malheureusement, c’est ce même peuple aujourd’hui qui n’arrive pas à s’entendre ».

Karl-Ervin dit espérer que le peuple haïtien comprenne que le salut public passe par un renouvellement, un réveil patriotique. Il en appelle à s’inspirer de la déclaration d’indépendance des Haïtiens du 1er janvier 1804.

Karl-Ervin appelle à parler de la cause haïtienne. Pas juste des Haïtiens comme un peuple qui s’illustre dans l’actualité internationale comme étant problématique, mais comme un peuple riche de son histoire, de sa culture, de ses aspirations.

« Aujourd’hui il y a une guerre en Ukraine, on pourrait voir les mêmes problématiques en Haïti. Dans sa naissance même, Haïti a dû payer un prix de l’indépendance à la France. Ce poids-là a toujours empêché le démarrage économique d’Haïti ».

L’avenir

Après des dizaines d’années de sous-développement, et ce malgré l’aide internationale, Karl-Ervin affirme qu’Haïti doit adopter une nouvelle approche diplomatique. Alors que des milliards de dollars ont été envoyés à l’Ukraine, Karl-Ervin remet en question les bénéfices apportés par l’aide de ces mêmes pays à Haïti. Il appelle ainsi les Haïtiens à prendre conscience de cette réalité, de ce déséquilibre, de ce bilan des dynamiques diplomatiques de leur pays. Il les appelle à reconstruire les relations internationales d’Haïti autour d’une meilleure collaboration avec ces « pays amis », plus juste, plus indépendante.

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Thibault Jacquemont
La REVUE du CAIUM

Co-rédacteur en chef de La Revue du CAIUM. Finissant au Baccalauréat de Science Politique de l'Université de Montréal