À l’approche du scrutin, la Tunisie face à l’incertitude démocratique

Le second tour de la présidentielle est prévu pour le 13 octobre. État des lieux.

Manon Bourhis
La REVUE du CAIUM
5 min readOct 3, 2019

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Des électeurs à Tunis, 15 septembre. Photo : Fethi Belaid, AFP

Le 15 Septembre dernier se tenait les élections présidentielles tunisiennes opposant 26 candidats différents, tous dénonçant la fracture politique actuelle du pays. À la suite du premier tour, deux noms en sont sortis du lot, ceux de Nabil Karoui, un homme d’affaire tunisien, et Kaïs Saïed, qui était alors presque inconnu du grand public [1]. Ces deux candidats controversés pourraient mettre en péril la presque démocratie qu’avait réussi à fonder leur prédécesseur, Béji Saïd Essebsi.

La Tunisie, une « presque démocratie »

Entre fin 2010 et début 2011, des révoltes populaires ont éclaté en Tunisie, donnant suite à ce qu’on connaît aujourd’hui comme le Printemps arabe, ensemble de contestations populaires qu’ont connues plusieurs pays du Maghreb et du Moyen-Orient. La Tunisie, pays en quête de changement s’était retrouvé dans une atmosphère politique instable, marquée par la fuite de Zine el-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011, alors qu’il était président de la République depuis 1989. Un départ qui a engendré les prises de pouvoir successives de divers gouvernements, sans que de réels changements constitutionnels soient effectués.

Les manifestations populaires se sont poursuivies, jusqu’à ce qu’une nouvelle constitution soit adoptée le 26 Janvier 2014. Dans le même élan de démocratisation, en octobre de la même année, Béji Caïd Essebi était élu président la République [2]. Sans être le premier président de la République tunisienne, il s’agissait de la première fois qu’une élection se faisait de manière libre, transparente et qui s’annonçait régulière.

Pour que la démocratie tunisienne soit enracinée, et amplement reconnue comme fonctionnelle, il fallait donc que ces élections se perpétuent dans le temps. Pour s’assurer d’un bon enracinement de la démocratie tunisienne — caractérisé par une régularité électorale — l’Union européenne avait ainsi demandé à la Tunisie, son acteur proche économiquement, d’organiser en octobre 2018 de nouvelles élections présidentielles d’ici fin 2019 [3]. Celles-ci étaient initialement prévues en novembre 2019, mais après la mort de Béji Caïd Essebi président de la République tunisienne depuis 2014, elles ont été devancées au mois de septembre, conformément à la constitution tunisienne.

Cette nouvelle date électorale a légèrement précipité les campagnes de chaque candidat, qui ont dû s’inscrire plus rapidement auprès de l’instance supérieure indépendante pour les élections (Isie). Au vu des circonstances et de la diversité des candidats, il était difficile de prédire que les gagnants du premier tour seraient Kaïs Saïed et Nabil Karoui.

Une possible explication à ce vote

A la suite du premier tour des élections présidentielles tunisiennes de 2019, Kaïs Saïed est arrivé en tête avec 18,4% des voix, suivi par Nabil Karoui avec 15,8% des voix. Ce résultat était plutôt inattendu comme le montrent les instituts de sondages qui, bien que souvent biaisés en Tunisie, avaient du mal à trouver un point d’entente sur le vainqueur du premier tour [4].

Sondages venant de deux instituts sur les intentions de vote des élections présidentielles tunisiennes en 2019 (Image : https://www.jeuneafrique.com/medias/2019/05/23/ja3045-p48-1024x738.jpg)

Les candidats de ces élections pouvaient en fait se diviser en deux groupes. D’un côté, il y a ceux qui s’inscrivaient dans la continuité du système politique tunisien actuel, incluant par exemple Youssef Chahed, premier ministre sous Béji Caïd Essebsi. De l’autre, on comptait ceux considérés comme étant « antisystème », dont Kaïs Saïed et Nabil Karoui. Ce vote « antisystème » peut notamment être vu comme étant un vote sanction de la part des citoyens tunisiens. En effet, à la suite des printemps arabes, la Tunisie est toujours un pays ayant d’énormes difficultés économiques.

Depuis 2011, le produit intérieur brut (PIB) tunisien a du mal à remonter : il était de seulement 2,5% en 2018, tandis que le taux de chômage reste autour de 15% [5]. Face à ce chômage qui touche essentiellement les jeunes, il y a une profonde envie de changement quitte à voter pour des promesses plus rigides.

Mise en péril de la démocratie

Le 23 août dernier, Nabil Karoui a été arrêté, après une accusation de blanchiment d’argent et corruption. Depuis, il reste derrière les barreaux en attendant le verdict de la cour d’appel tunisienne. Certains suspectent l’ancien premier ministre tunisien d’être à l’origine de son arrestation. En effet, d’après les premiers sondages tunisiens, Nabil Karoui étant à la tête d’une grande chaîne populaire tunisienne, faisait bonne figure auprès de la population. Et c’est ce qui l’a directement propulsé comme étant l’un des grands favoris aux élections présidentielles. Mais l’une des luttes qu’avait décidé de mener Youssef Chahed et son gouvernement était celle contre la corruption, ce qui aurait pu le mener à vouloir mettre derrière les barreaux le magnat des médias [6].

Face à Nabil Karoui se trouve Kaïs Saïed, un universitaire et juriste spécialiste en droit constitutionnel. Il est considéré comme le candidat conservateur des élections, notamment par ses positions fermes sur les questions de liberté individuelles touchant par exemple à l’abolition de la peine de mort pour laquelle il est formellement contre, ou encore la dépénalisation de l’homosexualité. Par ses positions, il promet un changement total du système actuel, en supprimant notamment les élections législatives. En ayant ces positions fermes, Kaïs Saïed a notamment pu bénéficier du soutien du parti aux tendances islamistes Ennahda [7].

Les deux candidats en liste pour le second tour des élections présidentielles laissent planer un doute sur l’avenir démocratique tunisien. Pour le moment les élections du deuxième tour sont fixées au 13 octobre 2019, mais si un énième problème se produit, il est possible que l’élection soit invalidée du fait que Nabil Karoui soit encore en prison, allant contre l’égalité entre les candidats que prévoit la loi tunisienne [8].

[1]Ghanmi Lamine. 2019. « Tunisie. Une présidentielle hors norme ». Courrier InternationalEn ligne :

https://www.courrierinternational.com/article/politique-en-tunisie-une-presidentielle-hors-norme

[2]Feki, Masri. 2016. Les Révoltes Arabes, cinq ans après. Paris : Studyrama

[3]De Grandi, Michel. 2018. « L’Europe pousse la Tunisie à relancer son processus démocratique » Les Échos. En ligne : https://www.lesechos.fr/2018/10/leurope-pousse-la-tunisie-a-relancer-son-processus-democratique-978848

[4]Dahmano, Frida. 2019. « Insondables sondages : en Tunisie, les enquêtes d’opinion sont sujettes à caution ».Jeune Afrique. En ligne : https://www.jeuneafrique.com/mag/776495/politique/insondables-sondages-en-tunisie-les-enquetes-dopinion-sont-sujettes-a-caution/

[5]Bobin, Frédéric. 2019. « En Tunisie préélectorale, une économie frappée de langueur ». Le Monde. En ligne : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/09/12/en-tunisie-preelectorale-une-economie-frappee-de-langueur_5509669_3212.html

[6]Galtier, Mathieu. 2019. « Tunisie : le favori de la présidentielle arrêté à trois semaines du scrutin ». Libération. En ligne : https://www.liberation.fr/planete/2019/08/25/tunisie-le-favori-de-la-presidentielle-arrete-a-trois-semaines-du-scrutin_1747245

[7]Hlaoui, Sarra. 2019. « Un vote sanction ». Courrier International(n°1507) : 12

[8]Delmas, Benoit. 2019. « Tunisie : l’élection présidentielle risque d’être invalidée » Le Point. En ligne : https://www.lepoint.fr/afrique/tunisie-l-election-presidentielle-risque-d-etre-invalidee-28-09-2019-2338326_3826.php

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Manon Bourhis
La REVUE du CAIUM

Étudiante en sciences politiques à l’Université de Montréal, rédactrice au CAIUM