Une polarisation grandissante aux États-Unis

Hugo Barthelet
La REVUE du CAIUM
Published in
7 min readOct 20, 2022
L’avortement, un des nerfs de la guerre. Crédit: Medium

L e 24 juin dernier, la Cour suprême des États-Unis révoquait la jurisprudence Roe v. Wade, mettant fin à cinquante ans de protection du droit à l’avortement au niveau fédéral. Cette décision controversée mettait alors en évidence la division[1] qui existe toujours aux États-Unis au sujet de l’avortement, en débat depuis les années soixante[2]. Cet évènement est symptomatique de la culture war, ou guerre culturelle, qui fracture le pays. Cette formulation de James D. Hunter[3] est justement héritée de son analyse des mouvements sociaux des années soixante et soixante-dix aux États-Unis, ceux-là même qui ont vu l’émission de l’arrêt Roe v. Wade. Elle désigne la polarisation de la société américaine entre progressistes et orthodoxes. Ces camps sont caractérisés par leurs visions dogmatiques et opposées des normes morales et culturelles, qu’ils essayent d’imposer au détriment de celles de l’autre.

Cette fracture sociétale sous-jacente depuis cinquante ans s’est rouverte en grand depuis la présidence Trump, vecteur de division. À l’issue de son mandat, le fossé idéologique entre partisans républicains et démocrates s’était creusé à un niveau qui n’avait pas été atteint au cours des trois dernières décennies[4]. Aujourd’hui, 80% des Républicains pensent que le pays de l’Oncle Sam court le danger de perdre sa culture et son identité[5]. Dans ce contexte, des méthodes toujours plus extrêmes sont utilisées par les partisans de chaque bord, aggravant la situation au risque de compromettre l’unité de la Fédération. Plus alarmant encore, ces méthodes sont employées par les institutions et les décideurs politiques eux-mêmes.

Censure et désengagement moral

Nous avons expliqué précédemment que la guerre culturelle visait l’imposition d’une norme morale et culturelle. D’après la recherche en psychologie, nous avons pourtant une intuition morale innée qu’il faut donc déconstruire à travers un processus de désengagement moral qui repose sur des mécanismes comme l’aseptisation du langage, la remise en cause des conséquences, la justification morale ou le blâme des victimes[6]. Dans le cas de l’interdiction de l’avortement, cela prendrait les formes suivantes : parler d’être « pro-vie », mettre l’accent sur la mort du fœtus, se justifier par des textes religieux ou blâmer les victimes de viols. Un des principaux moyens de contrecarrer ce désengagement et de promouvoir un regard moral critique est de favoriser l’éducation et le dialogue autour des idées controversées. Or un rapport récent de l’association PEN America révèle que les interdictions de livres ont connu une augmentation de plus 300% en 3 ans aux États-Unis. Ainsi, 2 500 livres étaient interdits par des commissions scolaires dans 30 États différents en 2021. Ces ouvrages traitaient majoritairement de sujets comme l’avortement, l’homosexualité, le genre ou la condition des personnes racisées aux États-Unis[7]: ces mêmes thèmes qui polarisent progressistes et orthodoxes. Dans un même temps, le recours plus global à la cancel culture — littéralement culture de l’effacement — dont sont souvent accusés les militants progressistes par leurs opposants[8], poursuit le même objectif. Dans les deux cas, on essaye d’assurer la facilitation du désengagement moral par un appauvrissement biaisé des sources d’information sur les sujets débattus, afin de pouvoir établir ses normes dogmatiques sans opposition. Le recours accru à l’interdiction de certains livres semble d’autant plus problématique puisqu’il institutionnalise cette pratique de censure, ce qui soulève plusieurs problématiques. D’abord, cela remet en question les limites de la liberté d’expression dans un pays qui se veut très libertarien et où la garantie des libertés individuelles est inscrite dans la Constitution. Par ailleurs, nous avons montré que cela crée les conditions parfaites pour que les positions morales et culturelles soient toujours plus dogmatiques, et donc polarisées. Ce phénomène contribue à creuser la fracture idéologique déjà existante aux États-Unis. Dans un pays où la mémoire de l’assaut du Capitole est encore fraîche, cette aggravation de la désunion pose des risques qu’il serait dangereux d’ignorer pour la paix et la démocratie.

Un présentoir dénonçant la censure des livres dans la bibliothèque publique de Guantanamo. Crédit: Carol Rosenberg/Miami Herald/Getty Images

Une guerre payante politiquement

Face à ces risques, quelles sont les solutions pour désescalader cette guerre culturelle ? Les leaders politiques semblent détenir un rôle décisif, vue la dimension systémique que prend ce clivage. Ainsi, des leaders avisés pourraient remettre en question la censure des livres pour réduire la menace d’un appauvrissement du débat public, par exemple. Malheureusement, les politiciens tirent profit de jeter de l’huile sur le feu de la division. Et pour cause : la polarisation des partisans est synonyme d’électeurs plus loyaux[9]. Ainsi, à l’approche d’élections de mi-mandat déterminantes pour le contrôle à la fois du Sénat et de la Chambre des Représentants (voir même pour la démocratie, selon Joe Biden[10]), les politiciens ont bien compris qu’ils pourraient profiter de l’animosité ambiante. L’exemple le plus parlant est la déportation des migrants à travers le pays par les gouverneurs Républicains Gregg Abbott, du Texas, et Ron DeSantis, de la Floride[11]. Depuis le printemps dernier, Abbott expédie des bus de réfugiés venus chercher l’asile au Texas vers les villes démocrates, comme Chicago, New York City et même jusque devant la résidence de Kamala Harris à Washington D.C. Le 14 septembre dernier, DeSantis suivit son exemple en envoyant deux avions remplis de migrants vers Martha’s Vineyard, une île du Massachusetts, lieu de villégiature prisé des présidents américains. Le but annoncé : dénoncer « l’invasion » migratoire et mettre les démocrates devant les résultats de leur politique, qu’ils jugent trop ouvertes face à la migration. Si des arguments économiques ou de sécurité sont avancés par les Républicains pour justifier la nécessité de ce type de coup d’éclat, l’invalidité factuelle de ces arguments a été démontrée[12]. Le nœud du problème est en fait la question identitaire, au centre de la guerre culturelle. En jouant sur cette corde sensible, les deux gouverneurs ont attisé le débat identitaire américain. Les Démocrates s’insurgent devant un acte jugé inhumain, certes, mais le soutien des électeurs Républicains se renforce. Depuis cet évènement, Ron DeSantis progresse dans les sondages au point d’être plus populaire que Donald Trump en Floride[13]. Le fait que les dirigeants ne cherchent pas à atténuer la guerre culturelle qui divise leur pays s’explique donc par les gains politiques qu’ils peuvent en tirer. Les positions et les actions polarisantes de DeSantis lui permettent ainsi d’être considéré aujourd’hui comme un candidat phare pour la présidentielle de 2024[14].

En plus des risques pour l’unité nationale, déjà évoqués précédemment, la surenchère des paroles et des actions clivantes pousse à dépasser les bornes pour se faire remarquer. Ainsi, les récents déplacements de migrants, s’ils sont évidemment moralement controversés, sont aussi potentiellement illégaux. Un recours collectif contre le gouverneur de Floride a donc été déposé et au sein même du parti Républicain. Ted Cruz, sénateur et juriste, a déclaré sans hésiter que cette pratique relevait du trafic d’êtres humains. Finalement, en multipliant les paroles et les actions outrageuses, les politiciens déplacent la fenêtre d’Overton désignant ce qui est acceptable pour l’opinion publique, qui pourrait à terme inclure l’instrumentalisation des migrants, par exemple.

Non loin du Capitole, des migrants descendent d’un bus en provenance du Texas. Crédit: Kent Nishimura / Los Angeles Times/Getty

L’incertitude augmente pour les États-Unis et pour le monde

Alors que retenir ? Après plusieurs décennies de sourdes dissensions, la guerre culturelle atteint de nouveaux sommets aux États-Unis. Des politiques publiques servent aujourd’hui de terreau fertile à la polarisation de la société américaine. De surcroît, les opportunités politiques de ce climat social tendu ne poussent pas les politiciens à calmer le jeu, mais plutôt à miser sur la division. Il en résulte un affaiblissement de la position des États-Unis sur la scène internationale en tant que puissance stable, mais aussi en tant qu’ambassadeur de la démocratie dans le monde. Alors que l’ordre mondial vacille entre une Europe sevrée d’énergie, une Russie en guerre et une Chine renfermée sur elle-même, l’escalade des mesures controversées concernant le droit des femmes, la liberté d’expression ou la dignité de la vie humaine aux États-Unis n’est pas de bonne augure. Dans un contexte où la lecture des dynamiques globales se complexifient par l’amoncellement des crises, la guerre culturelle aux Etats-Unis et ses impacts potentiels ne doivent pas être sous-estimés.

Pour approfondir

  1. Blazina, C (2022). Key Facts About the Abortion Debate in America. Pew Research Center.
  2. Le Temps (2022). Etats-Unis : L’Histoire d’un Interminable Combat Pour le Droit à l’Avortement.
  3. Hunter, J.D (1991). Culture Wars: The Struggle to Define America. Basic Books.
  4. Dimock, M, Gramlich, J (2021). How America Changed During Donald Trump’s Presidency. Pew Research Center.
  5. Public Religion Research Institute (2021). America Values Survey.
  6. Bandura, A. (1999). Moral Disengagement in the Perpetration of Inhumanities. Personality and Social Psychology Review.
  7. Friedman, J. et al. (2022). Banned in the USA: The Growing Movement to Censor Books in Schools. PEN America.
  8. Le recours à une tournure plus conditionnelle reflète un manque de clarté autour de la définition exact de la cancel culture. Ce n’est pas une relativisation des actions d’un camp par rapport à l’autre.
  9. Boxell, L et al. (2021). Cross-Country Trends in Affective Polarization.
  10. Biden, J. (2022) Remarks by President Biden on the Continued Battle for the Soul of the Nation.
  11. Sullivan, E. (2022). With Faraway Migrant Drop-Offs, G.O.P. Governors Are Doubling Down. The New York Times.
  12. Tallmeister, J (2013). Is Immigration a Threat to Security?; Sherman, A, et al. (2019) Immigrants Contribute Greatly to U.S. Economy, Despite Administration’s “Public Charge” Rule Rationale. CBPP
  13. Woodward, A, Sharma, S, Bowden, J (2022) Florida governor polls surge despite class action suit over migrant flights, Yahoo News.
  14. Hounshell, B, (2022) Is Ron DeSantis as Strong a Potential Candidate as He Seems? The New York Times.

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Hugo Barthelet
La REVUE du CAIUM

Etudiant en Economie et Affaire Internationale à HEC Montreal