Afghanistan : une partie de « Risk » grandeur nature

Avec des stratégies qui se confrontent, les acteurs arriveront-ils à négocier la paix ?

Raphaël Quinteau
La REVUE du CAIUM
8 min readMar 16, 2019

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Risk © Ithaque.org

28 janvier 2019, « la paix n’a jamais été aussi proche ». Zalmay Khalilzad, émissaire américain pour la paix en Afghanistan, annonce une entente de principe avec les talibans, pour mettre un terme à 18 années de guerre. Pourtant, le conflit afghan ne peut se résumer à deux belligérants. Pakistan, Inde, Russie… Tour d’horizon des principaux acteurs aux intérêts divergents.

États-Unis et les talibans : qui gagnera le duel de maître ?

Les talibans © Raphaël Quinteau — CAIUM (2019)

Au cours des mandats de George Bush et de Barack Obama, toutes les tentatives de pourparlers avec les talibans ont avorté. Aujourd’hui, Donald Trump avance ses pions, mais à quel prix ?

Le 21 août 2017, Washington décide de doubler les troupes américaines en Afghanistan. Le but est de faire pression sur les talibans pour ainsi les contraindre à négocier. Il faut attendre une année de plus pour que des pourparlers débutent entre les deux partis. Mais à de nombreuses reprises, Trump a montré son impatience pour sortir du conflit. Devant une population américaine de plus en plus favorable à un retrait des troupes, le président souhaite respecter ses promesses de campagne en sortant ses soldats d’Afghanistan.

Mais que dit l’ébauche d’accord conclu en janvier entre les talibans et Zalmay Khalilzad ? L’organisation s’engage à empêcher l’État islamique et d’autres groupes extrémistes de faire de l’Afghanistan leur base arrière. En contrepartie, les forces armées étrangères se retirent du pays. L’émissaire américain a également soulevé la possibilité d’un cessez-le-feu et de pourparlers entre les talibans et le gouvernement afghan, présidé par Ashraf Ghani.

Toutefois, cette entente reste très hypothétique, dans la mesure où les modalités de son application n’ont pas encore été établies. Rien ne garantit que les talibans respecteront leurs promesses. De plus, le mouvement refuse toujours d’intégrer le gouvernement afghan dans les pourparlers. Étant donné des élections présidentielles auront lieu au pays en juillet 2019, les talibans ne veulent pas avantager Ashraf Ghani, qui se présente à sa réélection. Une escalade des tensions est donc à craindre à l’approche du scrutin. Si Washington se retire prématurément avec un accord n’incluant pas le gouvernement afghan, il y est probable que l’Afghanistan replongera dans le chaos.

Les activités des Taliban et de l’État islamique (EI) en Afghanistan en 2016–2017 © Diploweb.com (2017)

Russie, Chine et Iran : placer ses pions pour assurer ses arrières

Si de nombreux enjeux les divisent, la Russie, la Chine et l’Iran semblent avoir des stratégies similaires en Afghanistan. Depuis 2015, les trois pays sont préoccupés par l’insécurité croissante. La diminution de la présence militaire internationale et la faiblesse du gouvernement actuel ont permis le développement de courants extrémistes dans le nord et le sud de l’Afghanistan.

Pour Pékin, le danger se trouve dans la région frontalière du Xinjiang, majoritairement peuplée de Ouïghours de confession musulmane. Selon le chercheur Mathieu Duchâtel, après l’invasion de l’Afghanistan en 2001, certaines franges de cette minorité ont rejoint les talibans pour lutter contre les puissances occidentales. Ce conflit s’est transformé en opportunité pour la Chine : en instrumentalisant ces individus radicalisés, elle a pu renforcer son État policier, très répressif vis-à-vis des Ouïghours.

Toutefois, l’émergence de l’État islamique dans le conflit afghan a changé la donne. Craignant de devenir la cible d’attaques terroristes des djihadistes, Pékin a renforcé ses relations avec les talibans. De plus, le pays doit préserver ses intérêts économiques en Afghanistan. Il a investi dans les minerais et dans le développement d’infrastructures.

Région du Xinjiang © Courrier international (2018)

La Russie ne craint pas quant à elle pour sa sécurité à l’intérieur de ses frontières. Il s’agit surtout de sa sphère d’influence : l’Asie centrale. En 2015, Moscou s’est officiellement rapproché des talibans pour coopérer face à l’État islamique. Le but étant d’éviter de déstabiliser les anciennes républiques soviétiques dans lesquelles la Russie a de nombreux intérêts économiques. L’influence grandissante des Russes dans le conflit s’illustre notamment par la mise en place de deux conférences à Moscou. Face aux pourparlers américains, la Russie a organisé ces forums pour permettre le dialogue intra-afghan devant mener à un accord de paix, explique Le réseau des analystes d’Afghanistan:

“Les participants afghans non talibans ont présenté la réunion dans une déclaration commune comme «première étape vers des pourparlers de paix intra-afghan»” [traduction libre]

Alternant entre tension et détente, les relations afghano-iraniennes ont été complexes au cours du XXe siècle. Lorsque les talibans, d’un islam sunnite, ont pris le pouvoir en Afghanistan, la minorité chiite des Hazaras s’est vue persécutée. L’Iran était donc favorable à l’invasion de l’Afghanistan, en 2001, pour renverser le gouvernement taliban. Toutefois, le développement de l’État islamique a rebattu les cartes. Devant des djihadistes beaucoup plus agressifs à l’encontre des Hazaras en comparaison des talibans, Téhéran a renoué des liens clandestins avec le mouvement. Des rencontres officieuses auraient eu lieu entre l’Iran et des responsables politiques talibans à partir de 2015.

L’élection de Donald Trump aux États-Unis a également contribué au renforcement de ces liens. Le conflit entre les deux pays, en référence à des désaccords sur des questions nucléaires, s’est ressenti dans le sud de l’Afghanistan. En effet, l’Iran est soupçonné d’avoir soutenu certaines attaques des talibans contre les forces armées américaines. Téhéran est donc dans une position complexe : soutenir les talibans hostiles aux chiites ; encourager un gouvernement afghan ouvert aux chiites ; minimiser l’influence américaine sur l’Afghanistan. Ses intérêts semblent difficiles à concilier.

Pakistan : grand stratège dissimulé

Le Pakistan joue sur plusieurs tableaux depuis de nombreuses années. Ses alliances se font et se défont au gré de ses intérêts en Afghanistan. Tout d’abord, Islamabad et Kaboul ont toujours entretenu des relations conflictuelles en raison de désaccords territoriaux. Les Pachtounes sont l’ethnie majoritaire en Afghanistan et composent l’élite du pays. Cependant, depuis l’élaboration de la ligne Durand en 1893, des tribus pachtounes se situent également au Pakistan. Devant un pouvoir afghan revendiquant la souveraineté sur ces territoires, les Pakistanais ont soutenu les talibans pour diviser les différentes ethnies du pays. Le but est d’empêcher la création d’un Afghanistan uni et multiethnique.

Les aires linguistiques © Jean-Luc Racine (2010)

Dans cette optique, les raisons d’une alliance américano-pakistanaise si tumultueuse s’expliquent. La lutte contre le terrorisme n’est pas la priorité d’Islamabad. En soutenant les talibans afghans, le Pakistan s’assure également de limiter l’influence indienne sur Kaboul. De plus, les pressions de Washington n’ont que très peu d’effets sur la stratégie pakistanaise. Ce dernier s’est rapproché de la Chine et de l’Arabie saoudite pour protéger ses arrières. En bref, Islamabad semble être un électron libre difficile à maitriser.

Inde : le joueur isolé

Avec une longue histoire commune, l’Inde et l’Afghanistan ont toujours entretenu de bons rapports. Seule la période 1996–2001, avec la mise en place d’un gouvernement islamiste dirigé par les talibans, marque une rupture dans leurs relations. Depuis l’invasion de 2001, l’Inde est par ailleurs le premier donateur régional en Afghanistan avec plus de deux milliards de dollars jusqu’à aujourd’hui. En outre, New Delhi se démarque des autres puissances régionales dans la stratégie qu’elle adopte vis-à-vis de Kaboul. Elle est l’unique capitale à refuser tous pourparlers avec les talibans. Considérant que le groupe est aux mains des Pakistanais, l’Inde s’oppose à une possible intégration des talibans dans le pouvoir politique afghan. Son but est d’empêcher Islamabad de faire de l’Afghanistan une profondeur stratégique contre elle. Malgré tout, le pays est invité par les États-Unis à prendre part aux négociations de paix, et donc à engager le dialogue avec les talibans.

Le peuple afghan : le grand perdant ?

Exclu et marginalisé par les puissances régionales, le gouvernement d’Ashraf Ghani est de plus en plus hostile aux pourparlers de paix. Engagé dans différentes initiatives avec l’OTAN, le président Ghani craint qu’un accord bilatéral entre les talibans et les États-Unis implique le départ de toutes les forces internationales présentes en Afghanistan. Si ce dernier s’est montré ouvert à des discussions avec le mouvement, il ne peut concevoir un règlement du conflit dans lequel il ne prendrait pas part. Par ailleurs, le conseiller afghan à la sécurité nationale Hamdullah Mohib a publiquement critiqué la forme de ces pourparlers :

“On ne sait pas ce qui se passe. La transparence n’est pas suffisante.”

Il a également émis des doutes concernant les réelles intentions de l’émissaire américain Zalmay Khalilzad :

“Nous avons le sentiment que s’il y a un accord, c’est un mauvais accord.”

Et le peuple afghan dans tout ça ? Encore une fois, c’est le grand oublié. Pourtant, une intégration des talibans dans le système politique du pays aurait indéniablement des répercussions sur le peuple. L’Afghanistan serait-il une démocratie ou une théocratie ? Les droits des femmes seraient-ils garantis ? Tant d’inconnues pour l’avenir du pays.

Dans ce « grand jeu » d’influence, d’autres acteurs ont également un rôle non négligeable, à l’instar des organisations extrémistes islamistes. Présentes en nombre sur le territoire afghan, ces groupes ont un impact important sur les stratégies régionales. Toutefois, cet article n’ayant pas vocation à être exhaustif, les enjeux que soulèvent les djihadistes ne sont pas abordés ici.

Sources

Duchâtel, Mathieu. 2010. « Géopolitique des relations sino-pakistanaises à l’ère du terrorisme ». Hérodote 4 (139) : 156–74. https://doi.org/10.3917/her.139.0156

Kane, Sean. 2019. « Intra-Afghan Peace Negotiations: How Might They Work? ». United States Institute of Peace, rapport special 440 : 1–28. En ligne : https://www.usip.org/publications/2019/02/intra-afghan-peace-negotiations-how-might-they-work

Lieven, Anatol. 2011. « États-Unis/Pakistan : la relation à haut risque ». trad. de Thomas Richard, Politique étrangère (3) : 601–15. https://doi.org/10.3917/pe.113.0601

Potter, Phillip B. K. 2013. « Terrorism in China: Growing Threats with Global Implications ». Strategic Studies Quarterly 7 (4) : 70–92. http://www.jstor.org/stable/26270778.

Ruttig, Thomas. 2019. « ‘Nothing is agreed until everything is agreed’: First steps in Afghan peace negotiation ». Afghanistan Analysts Network, 4 février 2019. En ligne : https://www.afghanistan-analysts.org/nothing-is-agreed-until-everything-is-agreed-first-steps-in-afghan-peace-negotiations/

Vilboux, Nicole. 2017. « La révision de la stratégie américaine en Afghanistan ». Observatoire de la politique de défense des États-Unis, rapport 10 : 1–42.

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Raphaël Quinteau
La REVUE du CAIUM

Diplômé en journalisme. Étudiant en Affaires publiques et internationales spécialisé en diplomatie.