Alexeï Navalny : un semblant d’opposition ou une réelle menace au régime ?

Danil Khamum
La REVUE du CAIUM
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8 min readJan 26, 2021

Le 17 janvier 2021, plusieurs vols au-dessus de Moscou furent paralysés alors que des centaines, voire des milliers de personnes, attendaient le retour de leur héros, le fameux blogueur et opposant au régime de Vladimir Poutine, Alexeï Navalny. À peine ce dernier avait-il eu le temps de traverser les douanes du plus grand aéroport du pays, Moscou Sheremetyevo, que des dizaines de policiers procédèrent à son arrestation.

Alexeï Navalny est arrêté à l’aéroport de Moscou le 17 janvier dernier. Photo: Associated Press.

S i certains ne le connaissaient pas encore, il s’est vivement hissé à la une des nouvelles sur toutes les plateformes médiatiques. Immédiatement placé en garde à vue jusqu’à son procès, son arrestation a provoqué la colère de plusieurs chefs d’États occidentaux, d’organisations internationales, ainsi que d’organisations non gouvernementales (ONG). Cet événement a même été comparé, par certains politologues, à l’arrivée de Lénine à Petrograd en 1917, mais dans les faits, Alexeï Navalny est-il vraiment un danger pour Vladimir Poutine, l’homme fort du Kremlin?

Bien qu’il fasse ses débuts en politique dans les années 2000, en occupant notamment le poste de conseiller du gouverneur de l’Oblast de Kirov, c’est seulement en 2011 qu’il sort pleinement de l’ombre en se présentant comme un des leaders des manifestations qui secouaient Moscou à l’époque. Depuis, il mène une série de blogs où il dénonce principalement les affaires de corruption liées aux plus hauts dirigeants du régime, tels que l’ancien premier ministre Dmitri Medvedev, le secrétaire de presse Dmitri Peskov, le maire de Moscou Sergueï Sobianine et bien d’autres. Sa position bienveillante vis-à-vis de sujets comme les relations avec l’Occident ou les droits des LGBTQ+ lui valent une popularité frappante chez les jeunes. C’est donc sans surprise qu’on remarque que son profil Instagram compte plus de 3,9 M d’abonnés alors que sa chaîne Youtube, quant à elle, compte près de 5,6 M d’abonnés, avec plusieurs vidéos visionnées par des dizaines de millions d’utilisateurs.

Cela dit, c’est le 20 août 2020 qu’Alexeï Navalny atteint le point culminant de sa notoriété médiatique alors qu’il prévoyait revenir dans la capitale à la suite de sa visite à Tomsk, petite ville dans la Sibérie occidentale. Cependant, une fois dans l’avion, il ressent un fort malaise qui le force à être transporté dans l’hôpital de la ville d’Omsk.

C’est seulement après son transfert à Berlin deux jours plus tard que des experts médicaux allemands reconnaitront que leur patient a été en contact avec du Novichok, agent innervant utilisé comme arme chimique par l’URSS et par son principal successeur.

À ce moment, le Kremlin ne peut plus prétendre ignorer cet homme, qualifié auparavant comme un « simple bloggeur inoffensif ». Ainsi, pour la première fois depuis plusieurs années, la Russie de Poutine n’est plus perçue comme un régime sans aucune véritable opposition.

Navalny sorti du coma et entouré de sa famille à Berlin. Photo: Instagram @navalny

Cependant, il est beaucoup trop tôt pour sonner l’alarme à Moscou, car la popularité de l’ancien avocat est discutable. D’abord, ses dénonciations des affaires de corruption à tous les niveaux du régime au pouvoir risquent d’être mitigées par son propre passé, terni par des histoires de détournement de fond, notamment avec les affaires Yves Rocher en 2014 et Kirov Les en 2011. En effet, ce dernier a été accusé de vol de propriété, détournement de fonds et blanchiment d’argent. Dans les deux cas, il s’en est tiré simplement avec des peines avec sursis. Subséquemment, dans un audit interne, la société Yves Rocher a admis que sa filiale russe n’a été victime d’aucun préjudice. Or, la plainte ne sera jamais retirée et par conséquent le nom d’Alexeï restera sali.

De plus, Navalny se fait constamment arrêter pour l’organisation illégale de manifestations ou bien leur déplacement à un endroit non approuvé par la mairie. Il s’en tire généralement avec quelques jours de garde à vue et une amende. Avec un tel historique, il devient difficile pour lui de pouvoir accéder aux postes importants au sein du gouvernement et cela nous amène à nous poser la question suivante: Comment est-ce possible, considérant le nombre important de poursuites judiciaires et le non-respect des conditions de sa liberté conditionnelle, que le principal antagoniste de La Russie Unie (Le parti au pouvoir) n’est toujours pas enfermé en prison, alors qu’il répète depuis toujours que Poutine fait tout son possible pour l’enfermer?

Cette situation est d’autant plus étrange quand on considère que d’autres opposants à Poutine, comme Sergey Oudaltsov ou bien Konstantin Lebedev, ont eu des peines plus lourdes et ont séjourné en prison a contrario de Navalny qui n’était pourtant pas moins actif que les deux autres durant les manifestations au début des années 2010. D’autres opposants, comme Boris Nemtsov, n’ont même pas eu cette chance et ont été tout simplement assassinés dans des circonstances assez énigmatiques.

Comme l’a dit le très célèbre général de l’Empire russe, Alexander Souvorov : « Si vous ne pouvez pas empêcher une révolte, dirigez-la » . Il est tout à fait normal que le peuple veuille, de temps à autre, vouloir libérer sa colère via toutes sortes de manifestations. Il devient donc capital pour le régime russe de contrôler ce genre de rassemblement afin de repérer les manifestants les plus radicaux et empêcher que cela dérive vers quelque chose de plus dramatique. Cela dit, l’opposition de Navalny ne semble pas déranger le pouvoir en place autant que certains experts l’affirment, mais, au contraire, donne une illusion d’opposition présente et active.

Un manifestant avec une pancarte de portrait de Navalny « Un pour tous et tous pour un». Photo/Dmitri Lovetsky

En outre, bien que sa popularité ne cesse de croître, le soutien dont bénéficie ce dernier est assez contestable. En 2011 un sondage indépendant détermine que 6% des sondés temoignaient de connaître le blogeur. Parmi ces derniers, 33% ont affirmé être prêts à le soutenir. Son audience atteint 47% en 2017, mais en revanche, son appui s’affaisse à 10% alors que 83% des sondés affirment préférer choisir un autre candidat durant les élections de 2018. Aujourd’hui, la plupart des électeurs du pays affirment tout simplement être neutres en ce qui concerne cet homme.

Son manque de fortune dans la sphère politique peut d’autant plus être expliqué par le fait que même au niveau de la branche libérale de la Russie, Navalny ne fait pas l’unanimité. En fait, Navalny, leader du parti La Russie du futur, s’est fait le porte-voix d’un discours très nationaliste, notamment alimenté par une rhétorique anti-migrante : « Je vois les statistiques et je constate que 50% des crimes graves sont commis par les migrants » dit-il. Sur sa chaine Youtube, il dénonce aussi constamment la gestion politique dans les républiques du Caucase du nord, une des régions les plus peuplées du pays et à majorité musulmane. En plus, Navalny a été lié à l’extrême droite, notamment à cause de sa participation à des parades annuelles mises en place par des groupes ultranationalistes. Cela lui a même valu une exclusion du parti libéral et pro-occidental Iabloko en 2007. Engelina Tareyeva, qui a travaillé avec Navalny au sein de ce parti, a affirmé qu’Alexeï était l’homme le plus dangereux de la Russie et que la pire chose à faire dans un pays aussi multiethnique serait « d’élire un nationaliste au pouvoir ». Assurément, la Russie englobe sur son territoire plus de 160 ethnies différentes, ce qui réduit considérablement les chances d’ascension au pouvoir d’un homme portant un tel discours.

Des policiers s’emparent d’un homme lors d’un rassemblement de soutien au leader de l’opposition russe Alexeï Navalny./ PHOTO : REUTERS / MAXIM SHEMETOV

Le 23 janvier 2021, des dizaines de milliers de personnes, de Kaliningrad à Vladivostok, sont sortis dans les rues pour soutenir Alexeï. Il s’agit sans doute du plus grand rassemblement dans le pays depuis les manifestations de 2017. La majorité des manifestants étaient, sans surprise, des jeunes, qui ont relayés les appels aux manifestations via les plateformes Tiktok et VKontakte (l’équivalent russe de Facebook). Bien qu’au premier coup d’œil cela puisse sembler impressionnant, le nombre d’insurgés sortis dans les rues est relativement bas pour un pays de 150 millions d’habitants. Le régime ne fera certainement pas marche arrière dans un futur proche et celui-ci possède plusieurs ressources pour traverser ces évènements, à savoir des agents fédéraux très bien préparés pour ce type de situation, mais aussi, et surtout, une majorité de la population encore indifférente. Il est important de noter que la population russe a un grand traumatisme, étant donné que ce genre de révolte ont abouti à la chute de deux pays en moins d’un siècle (Empire russe en 1917 et l’URSS en 1991), c’est pourquoi elle voit d’un mauvais oeil les révolutionnaires.

Pour le moment, Navalny est loin d’être une menace, mais le gouvernement ne peut continuer à fermer les yeux sur les changements que demande cette jeunesse déterminée. La politique de Poutine commence à stagner sur le plan interne et il est tout à fait probable qu’un candidat plus stratégique, innovateur et conscient des enjeux propres à chaque région du pays, puisse mettre en place une réelle concurrence dans la sphère politique.

Pour approfondir

Radio Canada. 2021. «Manifestation en soutien à Navalny: plus de 3000 personnes arrêtées en Russie». Radio Canada. En ligne:https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1765340/opposition-russie-manifestation-repression-poutine

Ria News. 2017. «Дело о хищении имущества КОГУП “Кировлес”» (Le cas du vol de propriété de KOGUP “Kirovles). Ria news. En ligne : https://ria.ru/20170208/1487362942.html

Rustamova, Farida. 2013. «Если бы у нас был бульдозер» (Si nous avions un bulldozer). Gazeta.ru. En ligne : https://www.gazeta.ru/politics/2013/12/02_a_5779921.shtml

RFERL. 2013. «Trial Of Russian Opposition Activist Lebedev Starts In Moscow». RadioFreeEurope, RadioLiberty. En ligne: https://www.rferl.org/a/lebedev-trial-russia/24964550.html

Grigoreva, Svetlana. 2013. «Не можешь предотвратить безобразие — возглавь его. По поручению Давыдова в Челябинске появятся муниципальные стоянки» (Si vous ne pouvez pas empêcher l’indignation, dirigez-la. Au nom de Davydov, des parkings municipaux apparaîtront à Tcheliabinsk). Znak. En ligne : https://www.znak.com/2013-09-09/ne_mozhesh_predotvratit_bezobrazie_vozglav_ego_po_porucheniyu_davydova_v_chelyabinske_poyavyatsya_mu

De Santis, Gael. 2017. «Navalny : un nationaliste russe». L’humanité. En ligne : https://www.humanite.fr/navalny-un-nationaliste-russe-633975?fbclid=IwAR3t307rzpvbphPLH14DZ9mtvsxJk0tGiQPvp6fewtzd8TXWeqRDTtDElBM

RBK. 2017. «Социологи рассказали об уровне поддержки Навального среди россиян» (Les sociologues ont parlé du niveau de soutien à Navalny parmi les Russes). RBK. En ligne : https://www.rbc.ru/rbcfreenews/58b529919a7947731eb3e092?fbclid=IwAR2T_mBjWm1AhSjO8APc42zonClZtlQNhHzZ8sprzi9REapyZhRLQA6HDxY

Coalson, Robert. 2013. «Is Aleksei Navalny a Liberal or a Nationalist?». The Atlantic. En ligne: https://www.theatlantic.com/international/archive/2013/07/is-aleksei-navalny-a-liberal-or-a-nationalist/278186/

Gruda, Agnès. 2021. « Navalny, l’homme qui se jette dans la gueule de l’ours». La Presse. En ligne : https://www.lapresse.ca/international/europe/2021-01-23/navalny-l-homme-qui-se-jette-dans-la-gueule-de-l-ours.php

JACQ, Laetitia. 2019. «Vannes. Quatre questions pour comprendre l’affaire entre l’opposant russe Navalny et Yves Rocher». Ouest France. En ligne : https://www.ouest-france.fr/bretagne/morbihan/morbihan-cinq-questions-pour-comprendre-les-deboires-russes-du-groupe-yves-rocher-6330558?fbclid=IwAR06uHO6kgDMzCJHiRkUt2y6sdZl5okD-oPjLG1el6WPd8IJsE-IZHEv1XM

WOOD, Tony. 2019. « Les opposants russes sont toujours corrompus… ». Le Monde Diplomatique. En ligne : file:///C:/Users/Danil/Downloads/Les-opposants-russes-sont-toujours-corrompus-par-Tony-Wood-Le-Monde-diplomatique-septembre-2019.pdf

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Danil Khamum
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Agent de lutte au blanchiment d’argent chez Desjardins | Étudiant en maîtrise de science politique à l’Université de Montréal. Spécialisation en cybermenaces.