Au Cameroun, une crise linguistique se transforme en conflit armé

François Ledru Tinseau
La REVUE du CAIUM
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7 min readMay 30, 2019

Que se passe-t-il au Cameroun?

Buéa, dans la région anglophone Sud-Ouest camerounais. Photo: AFP

C e lundi 13 mai, la crise anglophone qui secoue le Cameroun a été pour la première fois abordée au Conseil de sécurité des Nations Unies, preuve que la crise qui a débuté en 2016 continue de s’aggraver. On compte en effet près de 1,3 million de personnes déplacées depuis le début des tensions entre les séparatistes et le pouvoir central[1].

Mais quelle sont les origines de la crise ?

Pour le savoir, nous allons remonter au début de la formation du Cameroun colonial puis analyser les évolutions qu’il y a eu depuis l’indépendance de ce dernier. Avec cette connaissance du contexte, nous expliquerons pourquoi la situation actuelle semble s’enliser, ce qui provoque une crise humanitaire majeure dans les régions frontalières du Nigeria et du Cameroun.

Le partage du Cameroun entre deux puissances impérialistes

Durant la colonisation européenne, le pays a tout d’abord été sous domination de l’Empire allemand sous le nom de Kamerun, englobant également certains territoires de l’Afrique équatoriale française sur une courte période. Après la défaite de la Triple-Alliance durant la 1ère Guerre mondiale, l’Allemagne se voit privée de la totalité de ses colonies en Afrique et en Océanie par le traité de Versailles. Ce traité partage le Cameroun en deux sous des mandats distincts de la Société des Nations (l’ancêtre de l’ONU). Les deux nouvelles puissances coloniales au Cameroun sont donc le Royaume-Uni, qui contrôle déjà le Nigeria à l’ouest, et la France, qui possède des colonies à l’est. Le partage est donc entériné en 1919, la majeure partie du territoire revenant à la France. Le Royaume-Uni pour sa part obtient les territoires bordant le Nigéria.

Évolution du Cameroun colonial de 1901 à 1960.

Les deux colonies vont alors être administrées différemment avec des politiques propres aux deux pays; une mise en application du droit civiliste français et de la proclamation du français comme langue officielle d’un côté et, de l’autre, une mise en vigueur de la Common law britannique et l’utilisation de l’anglais comme langue officielle.

Situation à l’indépendance du pays

Dans le sillage des mouvements de décolonisations qui agitent le continent africain après la Seconde Guerre mondiale, le Cameroun français devient la première colonie française à accéder à l’indépendance, en 1960 [2]. Le Cameroun britannique quant à lui se divise en deux : à la suite de référendums, le Northern Cameroons choisit de rejoindre le Nigéria, tandis que le Southern Cameroons rejoint la république du Cameroun. Le pays devient alors la république fédérale du Cameroun, permettant une grande autonomie à la partie anglophone qui conserve des pouvoirs politiques. Les deux langues officielles sont alors le français et l’anglais, et les anglophones représentent un peu plus de 20 % de la population totale.

évolution du Cameroun après l’indépendance du pays. Source: Wikipédia Commons

Le début des troubles : une marginalisation progressive des anglophones

En 1972, le fédéralisme vole en éclat : c’est le début de la République Unie du Cameroun proclamé par Ahmadou Ahidjo[3]. Le pays se centralise vers la capitale Yaoundé, faisant perdre par la même occasion l’autonomie des deux régions anglophones, qui deviennent de simples régions administratives sans distinction avec les autres régions francophones. Dans le même temps, le nombre d’anglophones ne cesse de régresser, en passant à moins de 17 % de la population totale en 2005 — une tendance vers le bas qui ne semble toujours pas s’arrêter [4]. Des revendications séparatistes commencent alors à émerger, puisque de nombreux habitants s’estiment marginalisés par le pouvoir central, pointant notamment le manque d’infrastructures et une mauvaise répartition des richesses [5].La politique d’assimilation de Ahmadou Ahidjo a en effet été reprise par le premier ministre suivant Paul Biya, premier ministre du pays depuis 1982 et qui vient d’être réélu en 2018 pour un septième mandat.

L’Ambazonie, une volonté de nouvel état pour les anglophones

En 1995, en réaction à ce sentiment de marginalisation, est créé un nouveau parti politique, le Southern Cameroons National Council. Son but principal est la sécession des régions anglophones pour la création d’un nouvel Etat. Le nouvel Etat serait nommé l’Ambazonie, nom choisi en référence à la baie d’Ambas et permettant de supprimer le nom d’origine coloniale Cameroons [6]. Le SCNC mène depuis de nombreuses actions contre le pouvoir central francophone, et a ainsi commencé à prendre les armes en 2016.

Des militaires camerounais posant au milieu du drapeau de l’Ambazonie, 2018. Source: Regard sur l’Afrique

D’autres partis existent néanmoins comme le Social Democratic Front, qui réclame quant à lui le retour du fédéralisme.

Situation actuelle depuis 2016

La population des deux régions a commencé à se mobiliser en suivant une grève des syndicats des enseignants et des avocats contre leur marginalisation, notamment en réalisant de nombreuses manifestations, qui ont été pour la plupart violemment réprimées par le pouvoir central. Le pouvoir a réagi par la suite en emprisonnant de nombreux dirigeants du SCNC et en privant la région pendant trois mois de connexion à internet[7], ce qui a contribué à augmenter les tensions et la radicalisation de certains séparatistes.

Je suis prêt à combattre, je suis prêt à mourir” Sisiku Ayuk Tabe, président autoproclamé emprisonné à Yaoundé [7]

La radicalisation des séparatistes a donné naissance à de nombreux groupes armés comme les Amba Boys, les Red Dragons ou encore les Vipers, qui attaquent et kidnappent des civils en Ambazonie. Le conflit a fait depuis 2016 plus de 200 morts chez les forces de sécurité du pouvoir en place et plus de 500 morts chez les civils [8]. Des crimes sont commis des deux côtés, chez les séparatistes comme chez les forces de sécurité, ce qui augmente encore plus les tensions. Les combats sont désormais quotidiens, ce qui pousse la population civile à quitter massivement le pays pour le Nigéria voisin, où les groupes armés s’approvisionnent également en armes.

“Nous allons perdre des batailles, mais nous ne perdrons jamais la guerre.” Ebenezer Akwanga. Le leader des Southern Cameroons Defence Forces (Socadef), en exil aux États-Unis. [9]

Cartographie du conflit au Camenoun. Photo: Jeuneafrique

Vers une escalade des tensions ?

Le fait que le conflit soit abordé au Conseil de sécurité des Nations Unies montre le début d’une prise de conscience de la communauté internationale de l’aggravement constant de ce qui est déjà un conflit armé meurtrier. Malgré tout, une attention internationale ne signifie pas une quelconque intervention internationale . Le pouvoir camerounais dispose de nombreux alliés de poids qui lui laissent régler le conflit anglophone en interne, notamment l’Union Africaine, la Chine, la Russie et même la France. La diplomatie russe a ainsi déclaré en décembre 2018 :

« Il est important de ne pas dépasser la frontière entre prévention et intervention dans les affaires intérieures des Etats[…]Pour le moment, nous avons toutes les raisons de croire que le Cameroun est capable de résoudre ce problème épineux tout seul. Nous sommes disposés à aider, mais seulement si nos partenaires au Cameroun le jugent nécessaire. »[10]

La radicalisation du mouvement sécessionniste a par ailleurs complètement écarté le Social Democratic Front (SDF), parti politique pro-fédéraliste anglophone qui a été balayé à l’élection présidentielle de 2018 avec seulement 3,35% des voix [11]. Le SDF est menacé dans sa posture de leader de l’opposition au parlement national, où elle constitue la deuxième force politique du pays. Les possibilités de résolution du conflit diplomatiquement semble ainsi très minces. L’ONG International Crisis Group considère par ailleurs la crise anglophone au Cameroun comme l’un des dix conflits à surveiller dans le monde en 2019 [8].

Références

[1] RFI. 2019. “Le Conseil de sécurité de l’Onu se penche sur la crise humanitaire au Cameroun” RFI Afrique, 14 mai. http://www.rfi.fr/afrique/20190514-cameroun-crise-humanitaire-conseil-securite-onu-tensions

[2]”1er janvier 1960: Le Cameroun ouvre le bal des indépendances africaines” https://www.herodote.net/almanach-ID-3073.php

[3]https://www.google.com/search?q=pr%C3%A9sident+cameroun&oq=pr%C3%A9sident+came&aqs=chrome.1.69i57j0j69i60j0l3.4183j0j7&sourceid=chrome&ie=UTF-8

[4] “Quelles langues sont parlées au Cameroun ?” http://ordesong.org/langues-au-cameroun/

[5] RFI. 2018. “[Reportage] Cameroun anglophone: les raisons de la colère à Buea” RFI Afrique, 12 septembre. http://www.rfi.fr/afrique/20180812-cameroun-anglophone-raisons-colere-buea

[6] Arol Ketchiemen. Dictionnaire de l’origine des noms et surnoms des pays africains, Favre, 2014. p. 78–81

[7] Le Monde Afrique. “Crise anglophone: pourquoi le Cameroun s’enflamme ?” https://www.youtube.com/watch?v=EA8R1YAtWT0

[8]RFI. 2019. “Cameroun: situation toujours bloquée dans les zones anglophones” RFI Afrique, 2 janvier. http://www.rfi.fr/afrique/20190102-cameroun-anglophone-biya-icg-tanda-theophilus-crise

[9]Olivier, Mathieu. 2019. “Crise anglophone au Cameroun: qui sont les sécessionnistes ?” Jeune Afrique (Paris), 28 janvier. https://www.jeuneafrique.com/mag/715489/politique/cameroun-qui-sont-les-secessionnistes%e2%80%89/

[10] Bensimon, Cyril. 2019. “La crise anglophone au cameroun devant le conseil de sécurité” Le Monde Afrique (Paris), 13 mai.

[11]Foute, Franck. 2018. “Présidentielle au Cameroun: le Social Democratic Front, autopsie d’une défaite annoncée” Jeune Afrique (Paris), 27 octobre. https://www.jeuneafrique.com/653990/politique/presidentielle-au-cameroun-le-social-democratic-front-autopsie-dune-defaite-annoncee/

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François Ledru Tinseau
La REVUE du CAIUM

Etudiant en science politique à l’Université de Montréal, rédacteur au CAIUM