Au Yémen, « un conflit typique de notre époque »

Patrice Senécal
La REVUE du CAIUM
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10 min readFeb 15, 2019
Le conflit au Yémen aurait tué plus de 10 000 civils, selon les estimations de l’ONU. Photo: Nariman El-Mofty, Associated Press

La guerre qui fait rage au Yémen depuis 2015 est l’illustration « d’un conflit local qui s’internationalise par les ambitions des grandes puissances », estime Samir Saul, professeur titulaire au département d’histoire de l’Université de Montréal. Comment en est-on arrivé là? Entrevue.

Elle était devenue le visage du conflit. Étendue, Amal Hussain a le regard tourné vers le côté, tourmenté par la faim. Le cliché avait fait la une du New York Times, fin octobre. Et le tour du monde: Amal, cette petite yéménite de sept ans au corps squelettique, a rendu son dernier soupir, une semaine plus tard à peine. Comme des milliers d’autres, la sévère malnutrition aura eu raison d’elle.

Ce qui avait d’abord pris la forme d’un conflit politique, il y a quatre ans, s’est aujourd’hui transformé en crise humanitaire sans précédent. Les chiffres du drame en témoignent. Près 10 000 civils tués par les raids et les combats; des dizaines de milliers de blessés; quelque deux millions de déplacés; près de 18 millions guettés par la famine et huit millions qui, à l’heure actuelle, risquent de mourir de faim. Comme la petite Amal.

Infrastructures bombardés, services publics saccagés, économie dévastée: qualifiée de « pire crise humanitaire au monde », la situation au Yémen est « au bord de la catastrophe », selon l’Organisation des Nations Unies (ONU). Sur les 29 millions d’habitants du pays, pas moins des trois quarts auraient besoin d’assistance humanitaire.

Le regard d’Amal Hussain est tourné vers le côté, tourmenté par la faim. Pas moins de près de 18 millions de Yéménites seraient guettés par la famine. Photo: Tyler Hicks, The New York Times

Meurtrière, dramatique, mais aussi, complexe. La guerre qui ravage le pays a pris depuis quatre ans une dimension à la fois locale et… internationale. Deux camps principaux s’affrontent. Le premier, celui de l’insurrection houthiste, appuyé par l’Iran chiite, s’oppose à l’autre, mené par la coalition de l’Arabie saoudite — dont sont alliés les États-Unis. Et c’est sans compter l’action des groupes djihadistes qui ajoute à l’instabilité de la région, depuis le début des hostilités.

« C’est un conflit camouflé », affirme d’emblée l’historien des relations internationales Samir Saul. « C’est une guerre contre la population, contre les civils. On est dans la catégorie de crimes de guerre. Et on n’a pas intérêt [du côté des alliés du prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salmane] à mettre en exergue ce que fait l’Arabie saoudite au Yémen pour des raisons évidentes: c’est une guerre honteuse. Et de toute façon, on ne veut pas que le vraies raisons géopolitiques soient connues. C’est donc présenté comme comme une intervention des Sunnites contre les Chiites, ou contre l’Iran. »

Comment le conflit a-t-il commencé?

Janvier 2011. Les premières contestations s’organisent. À l’instar de plusieurs pays de la région, le Yémen est en proie à son printemps arabe. L’étau se resserre autour du pouvoir. Les événements se bousculent. Après plus de 22 ans à la barre de l’État, le président d’alors, Ali Abdallah Saleh, doit céder sous la pression, après un an de manifestations — et de répression. Abd Rabbo Mansour Hadi, élu début 2012, lui succède. Son temps au pouvoir, toutefois, sera compté.

Pour le professeur Samir Saul, ce changement de présidence aura été de façade. « Ceux qui ont initié le soulèvement n’ont pas obtenu ce qu’ils cherchaient. Ce qui se déroule aujourd’hui au Yémen n’est pas en rapport avec le printemps arabe. Ça a été une déception, au Yémen comme ailleurs, et [le soulèvement] n’a pas apporté les changements que recherchaient les peuples. Le sytème n’a pas changé. »

Le déclencheur du conflit, plutôt, survient début 2014. « C’est une réforme qui avait pour but de transformer le pays en six régions avec un État fédéral » qui a mis le feu aux poudres, explique l’historien. En janvier 2015, les Houthis, un groupe de courant zaïdiste proche de l’Islam chiite, ne tardent pas à mener l’offensive. Indignés par le projet de réforme territorial lancé par le pouvoir alors en place, qui leur priverait du même coup d’un accès à la mer, se révoltent. D’abord interne, le conflit prend vite de l’ampleur: Sanaa, la capitale, est prise d’assaut par les insurgés houthistes. Le président Hadi doit alors battre en retraite: il trouve refuge à Riyad, en Arabie saoudite. Et c’est là que tout bascule.

Pourquoi l’Arabie saoudite intervient-elle?

En mars 2015, les premiers bombardements saoudiens surviennent, en réplique à l’insurrection houthiste. C’est le début de la guerre. « L’Arabie saoudite est intervenue parce qu’elle était favorable au découpage [fédéral] du Yémen désirée par Haidi », explique Samir Saul. L’intervention de Riyad a donc pour but de couper court aux velléités nationalistes et indépendantistes des Houthistes, qui sont alors appuyés par l’Iran dans la foulée. Une « agression militaire » et « démarche dangereuse », accuse Téhéran, peu après les premiers raids saoudiens.

« L’unification du Yémen autour d’une force politique concentrée indépendantiste aurait permis au Yémen de devenir un État véritablement fonctionnel, avec des dirigeants qui défendraient leur autonomie, poursuit le spécialiste du monde arabe. C’est ce que ne souhaite pas Riyad. »

Les bombardements sont à l’origine du manque criant d’infrastrucres et de services publics, depuis le début de la guerre. Photo: Reuters

Le conflit n’est donc pas confessionnel…

Les racines de cette guerre sont géopolitiques avant d’être religieuses, selon le professeur Saul. Il explique: « Le conflit est souvent présenté comme une lutte entre Sunnites et Chiites. C’est l’argument favori des Saoudiens, des néo-conservateurs et des Israéliens. Il sert à camoufler les objectifs et les motivations géopolitiques des acteurs externes derrière le conflit. Mais à l’interne, on ne se bat pas pour des raisons confessionnelles, ce sont des conflits de pouvoir. Mais l’intervention étrangère doit prétendre que ce conflit est religieux, sous prétexte qu’elle est associée à un groupe pour des raisons religieuses. »

L’intervention saoudienne revêt d’autant une logique bien contradictoire, note M. Saul. « On a déjà vu que l’Arabie saoudite a été associée aux zaïdistes [qu’elle combat d’ailleurs aujourd’hui] durant la guerre civile des années 1960, donc aussi à l’Iran du Shah avant son renversement. Le Chiisme iranien n’avait posé aucun problème à l’Arabie saoudite [jusqu’au renversement du Shah]. Pourquoi? La raison n’a rien à voir avec la religion, mais bien parce que l’Iran ne joue pas le rôle voulu de lui par les États-Unis. C’est un prétexte pour couvrir les véritables raisons, soit celles de vouloir un pays aligné sur une politique étrangère d’une grande puissance ou que ce pays se soumette à ses volontés. »

Alliés de Riyad, les États-Unis prennent part au conflit par l’entremise d’un appui logistique et militaire. Leur vis-à-vis, l’Iran, appuie le camp des rebelles houthis. Que convoitent les acteurs?

C’est un véritable nerf de la guerre. « Ils convoitent le contrôle de ce lieu stratégique du détroit de Bab al-Mandeb [à l’Ouest du pays], qui est à l’embouchure de la mer Rouge et ouvre la voie vers l’Océan indien. C’est donc un point de passage très important pour le pétrole venant du golfe arabo-persique vers la mer Rouge, le Canal de Suez et la Méditerranée, mais aussi pour les marchandises exportées par la Chine vers l’Europe. Les rapports entre la Chine et les États-Unis ne sont pas très bons, donc on comprend tout de suite » la posture américaine visant à contrecarrer l’influence chinoise, explique Samir Saul.

Pékin ne participe pas à cette guerre, mais serait donc tout de même en toile de fond du conflit?

« La Chine est une puissance montante, qui envisage aujourd’hui son avenir d’une manière de plus en plus mondiale. En 2013, la Chine a mis de l’avant son projet de la “Route de la soie’’, dont les objectifs sont d’établir des voies de communications entre la Chine et l’Europe, en traversant l’Asie par les voies terrestre et maritime, de manière à constituer une sorte de bloc eurasiatique de commerce et d’investissements. C’est un projet ambitieux et qui montre que la Chine commence à assurer son avenir. Ce qui dérange beaucoup les États-Unis, qui ne veulent pas voir une Eurasie qui pourrait les surclasser sur le plan économique. »

Et le Yémen, dans tout ça?

« Le pays est un point de passage, un lien de connexion », enchaîne Samir Saul. « On veut s’assurer qu’il n’y ait pas, au Yémen, d’État indépendant capable de dire non à tout projet impérial américain, en l’occurence contre la Chine. En intervenant au Yémen, on se positionne. C’est une planification pour des offensives futures. On prend le contrôle des points stratégiques dans le monde, qui pourraient devenir utiles au moment opportun. »

Le Yémen est un « lieu de passage » et « stratégique » pour le jeu des grandes puissances, estime le professeur Samir Saul. Infographie: AFP

En quoi la guerre au Yémen est-elle si particulière?

« C’est un conflit typique de notre époque, qui est local, mais qui est aussi internationalisé par l’intervention de puissances étrangères qui ont des objectifs régionaux ou mondiaux. Ces interventions sont [en phase] avec les intérêts et objectifs des acteurs étrangers. »

C’est un conflit « typique de notre époque »… Pourquoi?

« Depuis la fin de l’Union soviétique, la partie occidentale a pensé que désormais le monde devait être unifié, [au moyen d’]une économie mondialisée, avec comme premiers bénéficiaires les États-Unis. Cette mondialisation de l’économie doit s’imposer d’une manière ou d’une autre: ceux qui y participent de leur plein gré, tant mieux, et ceux qui refusent, il faut les forcer par des actions à caractère politique. La mondialisation est un processus qui n’est pas forcément consensuel et qui peut être forcé par la coercition. Des États dans le monde ne veulent pas jouer ce jeu, [comme] l’Iran, la Russie, la Chine ou le Vénézuela: ces États deviennent des ennemis à battre. »

Ainsi, le conflit au Yémen serait l’illustration même de ce rapport entre puissants, estime M. Saul. « C’est un conflit typique, parce que, comme en Syrie, en Irak ou en Libye, tout a débuté par un problème interne qui s’est transformé en affaire internationale. Les éléments étrangers interviennent, ou même fomentent les conflits internes, comme couverture de son intervention: c’est la manière de faire la guerre aujourd’hui. C’est un conflit local qui s’internationalise par les ambitions des grandes puissances. »

Et ce serait même un « pis-aller », poursuit le spécialiste du monde arabe. « L’idéal, c’est le contrôle de la région, pas le chaos. Mais les États-Unis n’ont pas les moyens [de le faire]. Et c’est là le grand secret de notre époque: derrière ce grand spectacle de puissances, tout ce que les États-Unis possèdent, c’est la capacité de détruire. Ils ne sont pas parvenus à contrôler l’Afghanistan, l’Irak, la Libye… Ça montre quoi? Que la puissance militaire et les volontés impériales d’autrefois ne s’appliquent plus. À défaut de ne pas pouvoir [imposer sa tutelle], on détruit. Au Yémen, dans la mesure où le plan de régionalisation [préconisé par le président Hadi] n’a pas réussi, c’est ce qui s’opère. »

Le professeur titulaire au département d’histoire de l’Université de Montréal, Samir Saul, le 12 février dernier. Photo: Florence Couillard, CAIUM

La légitimité de Riyad dans le conflit au Yémen a-t-elle été affectée par l’émoi entourant l’assasinat du journaliste Jamal Khashoggi, début octobre, connu pour sa critique du régime saoudien?

« L’affaire Khashoggi a simplement levé le voile sur la situation au Yémen. Mais est-ce suffisant pour qu’il y ait un changement de politique [vis-à-vis de l’Arabie saoudite]? Pas sûr. L’attention s’est portée sur le Yémen à travers le spectre de l’Arabie saoudite. Ça nous dit beaucoup sur notre inattention aux questions internationales », regrette M. Saul.

« L’alliance avec Riyad répond à de grands intérêts, qui dépasse de loin la vie d’un seul homme et même la vie de plusieurs dizaines de milliers de Yéménites. Malheureusement, les relations internationales de cette nature sont impitoyables et amorales. »

L’assasinat du journaliste saoudien, début octobre, a permis de « lever le voile » sur le conflit au Yémen. Photo: Tolga Bozoglu, EPA via Shutterstock

À quand la paix?

En décembre, le dialogue a repris. Les deux camps belligérants, opposant d’un côté le gouvernement yéménite, appuyé par Riyad, et de l’autre, les représentants houthistes, sont parvenus à s’entendre: une trêve — fragile — a été annoncée dans la ville de Hoideda, principal lieu de violences, à l’issue d’un accord conclu en Suède sous l’égide de l’ONU. Signe d’un changement de cap dans le conflit?

« La trêve est surtout le résultat de l’embarras causé par l’assasinat de Khashoggi », relativise Samir Saul. « On n’est pas à la fin des hostilités. Les parrains de l’Arabie saoudite ont été obligés de donner l’impression de faire quelque chose, c’est-à-dire d’ouvrir le port de Hodeida de manière à ce que la famine et l’asphyxie du peuple yéménite n’apparaissent pas trop évidentes. Mais il n’y a pas de volonté véritable de mettre fin à ce conflit. La manière de faire de l’Arabie saoudite est d’une brutalité qui peut gêner les fines bouches en Occident, mais elle va de concert avec la politique américaine » visant à disloquer le pays, analyse Samir Saul.

« Les ressorts du conflit sont locaux, mais ceux qui tiennent le gros bout du bâton sont à l’extérieur, donc à Riyad et à Washington. Je ne vois pas d’issue à ce stade. Ce serait trop optimiste à mes yeux d’espérer ou de croire à un changement de cap. »

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Patrice Senécal
La REVUE du CAIUM

Co-rédacteur en chef du CAIUM. Étudiant au baccalauréat en science politique, journaliste-pigiste.