Chanter la révolution: la « Thawra» libanaise

Le Liban tout entier vibre au rythme de manifestations monstres depuis le 17 octobre 2019 à la suite de l’annonce de l’ajout d’une taxe sur les services de téléphonie en ligne. Panorama des premières semaines du soulèvement au Liban.

Marika Fortin-Turmel
La REVUE du CAIUM
9 min readNov 9, 2019

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La Place des Martyrs, en face de la Mosquée Mohammad Al Amine, était bondée le 18 octobre. Crédit photo: Marika Fortin-Turmel
La Place des Martyrs, en face de la Mosquée Mohammad Al Amine, était bondée le 18 octobre. Crédit photo: Marika Fortin-Turmel.

— BEYROUTH (Liban), correspondance. La mi-octobre a sonné le glas du statu quo politique au pays. Après l’annonce de l’imposition d’une taxe sur les services de téléphonie en ligne (WhatsApp) dans ce petit pays du croissant fertile méditerranéen, un nombre record de manifestantes et de manifestants ont pris d’assaut la rue spontanément, exprimant un ras-le-bol général envers un gouvernement jugé clientéliste et corrompu.

Dès la nouvelle d’une charge fiscale supplémentaire pour l’entièreté de la population, les étudiantes et étudiants du département des relations internationales de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ) s’agitent dans la classe. Le professeur peine à ramener à l’ordre cette jeunesse libanaise déjà enflammée par ce nouveau scandale politique. Quelques heures après cette scène, pneus et débris en flamme composent le décor des rues principales du pays entier.

18 jours d’indignation

Le vendredi 18 octobre, la Place des Martyrs et Riad el-Solh, situés en plein cœur du centre-ville de la capitale, sont remplies à craquer de gens de tous les âges et de toutes confessions religieuses, drapeau à la main. Tous et toutes y sont pour démontrer leur colère face à cette décision qui semble être de trop, après la taxation de l’essence, des cigarettes et d’autres produits considérés de base par la population libanaise. Des militantes et militants continuent de mettre à bas différents murs et panneaux publics pour alimenter les feux qui bloquent les grandes artères de la ville. Les masses de gens crient à l’unisson thawra, signifiant révolution, et autres slogans visant plusieurs dirigeants de la nation.

Après 24 heures d’opposition collective, ce qui surprend est justement l’unité des communautés, peu importe l’appartenance politique, ethnique ou confessionnelle. Chaque individu libanais est porté par un sentiment commun puissant qui dépasse enfin ces vieux obstacles de clocher qui subsistent et cloisonnent la société libanaise depuis bien avant la fin de la guerre civile en 1990.

Trois leaders religieux marchent les mains unies en pleines manifestations le 18 octobre dernier, symbole du caractère collectif de ces dernières. Crédit photo: Marika Fortin-Turmel.

Le professeur de science politique à l’USJ, Rabih Haddad, soutient qu’il s’agit d’une première depuis très longtemps, voire d’un phénomène inédit. Le journaliste et écrivain libanais Marwan Chahine affirme même que cette « perpétuation du sectarisme et [cette] paralysie généralisée […] reflètent une triple peur : la peur de la vérité historique, la peur de l’autre et, plus que tout, la peur que la guerre recommence, ce chiffon rouge et sale au nom duquel les Libanais ont longtemps tout accepté [1]. »

Il faut savoir que la nation libanaise est régie par une démocratie parlementaire basée sur le multiconfessionnalisme. Ce dernier regroupe 18 communautés religieuses qui se séparent le pouvoir selon leur proportion et leur géographie. Contrairement à l’idée largement répandue en Occident que le Liban est un pays libéral où coexistent pacifiquement toutes ces spiritualités, il existe d’énormes scissions actuelles entre les communautés, aggravées par le Pacte national (1943) et l’accord de Taëf (1989) qui a réorganisé le partage du pouvoir entre ces dernières.

Le troisième jour de manifestations et les suivants ont donc prouvé à la population entière qu’il est possible d’être uni malgré leurs différences. De Tripoli à Tyr, en passant par Baalbek et le Mont-Liban, on a compté, au point culminant de ce soulèvement, deux millions de personnes mobilisées contre la classe politique actuelle.

Quelques altercations sont survenues entre la police, l’armée et la société civile au cours des deux semaines de révolte, occasionnant plusieurs échanges de tirs et de la violence. La résurgence de certaines factions miliciennes a assombri l’aspect pacifique de la révolution. Ces groupements ont saccagé les installations des activistes qui occupaient plusieurs espaces publics clés, en plus d’en brutaliser une partie à coup de bâtons de bois et de tiges de tentes en fer. Le même jour, le 29 octobre dernier, après 13 jours d’opposition, le premier ministre Saad Hariri donne sa démission et, de facto, celle de son gouvernement. Somme toute, l’ensemble des protestations s’est déroulé dans un pacifisme exemplaire.

Une manifestante et un manifestant face à un militaire, devant le Parlement libanais. Crédit photo: Marika Fortin-Turmel.

Les revendications du peuple, en bref

Dans ce chaos jovial, il a été difficile par moment de discerner clairement les demandes des Libanaises et Libanais, tant le peuple rejette plus largement « le système ». Il semble pourtant qu’il ne réclame rien de moins qu’un changement radical à travers la société et le paysage politique libanais.

Avant que l’ancien premier ministre ne démissionne, les réclamations étaient principalement orientées vers la démission d’un gouvernement jugé incapable de fournir les services de base, tels que l’électricité ou l’eau courante. Des regroupements de la société civile comme People Against Oppression demandaient également l’annulation des nouvelles taxes imposées par le budget 2020, l’imposition de taxes progressives sur le secteur rentier et les profits des banques, ainsi que la négociation des conditions de paiement de la dette libanaise. Les taxes imposées ont d’ailleurs été annulées au troisième jour des soulèvements.

Outre ces requêtes de nature économique, ces organisations souhaitent que l’État libanais agisse en relâchant les activistes arrêtés et en freinant les violences et intimidations faites par les forces de l’ordre envers le peuple. Ces regroupements civils imposent aussi le jugement juridique des coupables de diffusion de discours sectaire, raciste et sexiste.

Quelques militantes lors de la marche des femmes de la révolution le dimanche 3 novembre 2019. Crédit photo: Marika Fortin-Turmel.

Plusieurs gains ont ainsi été obtenus depuis le début des soulèvements. L’heure est donc à l’attente de la formation d’un gouvernement technocrate et de la nomination d’un nouveau premier ministre jusqu’à la tenue des élections officielles, prévues d’ici quelques mois.

L’arme militante la plus efficace

Une des principales tactiques est sans aucun doute le blocage de routes et d’artères principales, par des entraves humaines (sit-in) ou matérielles. En construisant des barricades de fortune, en enflammant des pneus ou encore en créant des chaînes humaines, ce sont des villes entières qui sont coupées les unes des autres.

Des milliers de personnes se sont réunies le dimanche 27 octobre pour créer une chaîne humaine tout le long de la côte méditerranéenne libanaise, allant de Tripoli, au Nord, jusqu’à Tyre au Sud. Crédit photo: Marika Fortin-Turmel.

Le militant Osama Bawab soutient que lorsque les activistes sont assez nombreux, bloquer les rues paralyse le pays tout en entier. Étant donné qu’il s’agit du presque seul et unique moyen de transport, le Liban est dépendant de ces axes routiers pour acheminer marchandises et personnes. « C’est la seule chose que l’on peut faire pour rester pacifique et pour ne pas empiéter trop sur les libertés des autres. J’ai un diplôme en film. Si je ne fais pas ça, je ne vais jamais pouvoir travailler dans mon pays. Le gouvernement nous opprime de tellement de façons…», ajoute Osama, en anglais.

Alabbas Nasser, également activiste, est membre d’un des nombreux campements qui occupent la Place des Martyrs, principal lieu de rassemblement de la révolution. La petite communauté qui y a établi ses tentes s’autoproclame The Lebanese Embassy, ou l’ambassade libanaise, symbole d’un endroit sûr où tout le monde est bienvenu. Il affirme que, comme lui, la plupart des militantes et militants souhaitent ardemment préserver le caractère pacifique du soulèvement, afin de contraster avec la manière violente utilisée habituellement par la classe politique pour étouffer les révoltes populaires. Alabbas soutient aussi que le pacifisme est la seule option viable lorsque la majorité des soldats de l’armée sont des frères, des oncles, des proches. Tous les modes d’action pacifiques sont alors envisagés.

« Nous avons commencé à nettoyer après nos manifestations. Nous avons même nettoyé les routes. Nous faisons ce que le gouvernement ne fait même pas. Nous nous organisons. Nous discutons toutes et tous ensemble. Nous créons de la musique. Chacun d’entre nous a sa propre manière de s’exprimer pacifiquement. […] Quand se terminera ces démonstrations pacifiques? Ça, je ne sais pas. Parce qu’il faut qu’on passe en deuxième vitesse à un certain moment, » conclut Alabbas Nasser.

Alabbas Nasser (deuxième à partir de la gauche) et des membres de «l’ambassade libanaise» dans leur campement, Place des Martyrs. Crédit photo: Marika Fortin-Turmel.

L’activisme festif et artistique

C’est aussi sur un ton joyeux que s’est déroulée la première semaine de manifestations. Chants et danses ainsi que plusieurs kiosques de nourritures, de drapeaux et de marchandises aux symboles libanais, conféraient aux lieux l’apparence d’un festival. La révolution battait son plein aux rythmes des slogans scandés et des chansons diffusées par les camions transportant d’énormes haut-parleurs. La nuit tombée, des raves et soirées dites techno prennent place dans les endroits les plus inusités. On a même observé ce phénomène à Tripoli, fief sunnite réputé conservateur.

Un DJ a ramené ses plaques tournantes au dernier étage du théâtre désaffecté adjacent au Parlement pour faire danser ceux et celles qui sont toujours debout. On peut lire le graffiti Rise derrière les danseurs. Crédit photo: Marika Fortin-Turmel.

Les détracteurs de ce genre de festivités ont brandi le risque de dépolitisation du soulèvement et la création d’une opportunité supplémentaire pour l’élite politique de le critiquer. Or, plusieurs ont souligné, à l’opposé, la nécessité de cette réappropriation de l’espace public. Effectivement, en temps normaux, il est presque interdit de manifester devant la Mosquée Mohammad Al Amine et à d’autres endroits appartenant à l’État. La plupart de la population ne le fait d’ailleurs plus depuis des années, cynique de toute démonstration publique. Pourtant, depuis le 17 octobre, ce sont des millions de personnes qui investissent ces lieux, reprenant de pleines mains leurs droits et leurs libertés citoyennes. Le peuple célèbre et cette fête est le symbole d’un activisme plus large. Cette joie sociale s’inscrit donc davantage dans le besoin de catharsis et de libération que dans un pervertissement volontaire de la révolution.

Cette reconquête des espaces publics s’accompagne également d’art de la rue. Le graffiti étant illégal au Liban, le pays voit pourtant fleurir d’innombrables fresques, peintures et autres représentations picturales de cette liberté nouvellement acquise. Les villes libanaises sont aujourd’hui de véritables musées à ciel ouvert de la révolution.

Un artiste peint sur des barricades près du Parlement, en pleine nuit. Crédit photo: Marika Fortin-Turmel.

Éducation sociale de la rue

Après quelques jours, la phase festive de la révolution a progressivement fait place à une période d’introspection et de recherche de sens. La capitale a vu se multiplier des initiatives d’éducation sociale, beau temps, mauvais temps et dans tous les lieux imaginables : tentes de fortune en plein cœur d’espaces publics que l’on se réapproprie, espaces abandonnés que l’on réinvestit, jardins publics...

C’est de cette façon qu’une panoplie de « teach-in » a pris place un peu partout à propos d’à peu près n’importe quel sujet : capitalisme, crise économique libanaise, rôle des femmes dans le soulèvement, système confessionnel, historique des partis politiques, mobilisation de masse, etc. Cette éducation de rue est donnée par des professeurs, des experts et des activistes spécialistes. La participation et les interactions sont cruciales et manquent rarement à l’appel.

Le professeur Rabih Haddad discute du thème « l’émergence d’une première mémoire collective » avec ses étudiantes et étudiants ainsi que trois cinéastes invitées pour l’occasion. Cet événement prend place dans le cadre de l’Université hors les murs de l’USJ. Crédit photo: Marika Fortin-Turmel.

Le meilleur exemple de cette organisation spontanée est sans aucun doute l’Eggupation, soit l’occupation de l’œuf du centre-ville, l’ancien projet de cinéma, laissé à l’abandon avec le début de la guerre civile. C’est donc à coup de centaines qu’on a vu défiler les manifestantes et manifestants venant assister aux différents cours alternatifs donnés dans ce haut lieu, symbole phare de la révolution.

Et après ?

L’avenir de la révolution libanaise d’octobre 2019 demeure incertain. Son sort est assujetti aux actions entreprises par le gouvernement à la suite des demandes claires du peuple. Pas de confessionnalisme, pas de dynasties au pouvoir: toutes et tous attendent les retombées de la nomination d’un nouveau premier ministre et la tenue d’élections. Le peuple a d’ailleurs été le premier étonné devant l’ampleur des revendications. Et il a désormais confiance en ses moyens.

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Références

[1] Chahine, Marwan. 2019. « La fin de la guerre civile, enfin ? ». L’Orient le jour, 2 novembre 2019. https://www.lorientlejour.com/article/1193617/la-fin-de-la-guerre-civile-enfin-.html.

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Marika Fortin-Turmel
La REVUE du CAIUM

Étudiante au baccalauréat en études internationales à l’Université de Montréal. Rédactrice pour le CAIUM et campusj de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.