Crise de réfugiés russes : les pays baltes encore rancuniers 30 ans après la chute de l’URSS

Léa Chardin
La REVUE du CAIUM
Published in
6 min readNov 10, 2022

En ce début d’automne, Vladimir Poutine a annoncé l’organisation d’une mobilisation de réservistes et d’hommes russes dans l’objectif de les amener combattre en Ukraine. Cette décision a aggravé la vague de réfugiés russes déjà en cours vers les pays frontaliers à la Russie, notamment vers les pays baltes tels que l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie. Ces derniers appliquent de plus en plus de mesures restrictives face à ces arrivées, particulièrement en raison de leurs politiques “anti-russes” qui sont ancrées dans la région. Ces mesures frontalières sont justifiées par le fait qu’elles seraient bénéfiques à la sécurité nationale et à l’intégrité des citoyens baltes.

Un collant de Poutine sur un mât à Isla Margarita au Venezuela. Crédit : AP/Matias Delacroix

Depuis les années 1990 et encore aujourd’hui, la Russie demeure, du point de vue des pays baltes, une menace majeure à leur sécurité nationale. Malgré leur adhésion à l’OTAN, ce sentiment de danger est encore présent aujourd’hui.

La méfiance vis-à-vis de l’Union Soviétique

Depuis l’annexion de la Crimée en 2014 ou même la guerre en Géorgie en 2008, les trois États baltes tiraient déjà la sonnette d’alarme auprès de l’Europe occidentale. Cependant, c’est seulement en février 2022, alors que la Russie envahit l’Est de l’Ukraine, qu’elle réagit. Cela explique pourquoi, à la chute de l’Union soviétique, leur priorité était de rejoindre l’Union européenne ainsi que l’OTAN afin de garantir leur sécurité à travers ces alliances.

« […] jusqu’à aujourd’hui, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie sont les seuls pays qui avaient été incorporés à l’URSS […] à être devenus membres des organisations euro-atlantiques » Céline Bayou, dans une entrevue pour la revue Conflits)

Deux visions s’affrontent concernant la position des pays baltes au sein de la communauté européenne. D’un côté, la Russie, qui a toujours considéré cette région comme appartenant à sa sphère d’influence à l’Est de l’Europe, d’autant plus que l’accès à l’enclave de Kaliningrad se fait en traversant la Lettonie et la Lituanie, ce qui permet de les encercler facilement. De l’autre, les volontés nationalistes des trois Baltes sont de s’affirmer face à cette grande Russie en s’intégrant à l’Europe occidentale par le biais de la participation à ses institutions. L’Union européenne institutionnelle y voit ici un moyen de s’étendre au plus proche des frontières russes en accordant son soutien aux trois pays minoritaires.

Les pays baltes ont une relation particulièrement conflictuelle avec leur passé soviétique, basée sur le maître-mot de la « méfiance ». En effet, à travers l’Histoire, ils ont alterné entre domination russe et de courtes périodes d’indépendance, notamment durant l’entre-deux-guerres, qui est considérée comme l’âge d’or des trois Baltes. Ce sont ces moments de domination qui ont favorisé l’installation d’une importante population russophone dans cette région, mais qui représentent également une partie de l’Histoire que les Baltes ont de la difficulté à s’approprier.

Signature du pacte Molotov-Ribbentrop, le 23 août 1939. De gauche à droite : Joachim von Ribbentrop, ministre allemand des Affaires étrangères ; Viatcheslav Molotov, ministre soviétique des Affaires étrangères (assis) ; Joseph Staline, dictateur soviétique ; Vladimir Pavlov, premier secrétaire de l’ambassade soviétique en Allemagne. Crédit photo : Getty

De plus, l’intégration en 1940, des pays baltes à l’Union Soviétique est qualifiée comme étant une agression par ces derniers, car elle résulte d’une occupation russe unilatérale. Cette annexion est le résultat du Pacte « Molotov-Ribbentrop » entre Staline et Hitler. Cet événement est justifié du côté soviétique par des impératifs d’autodéfense, de renforcement son pouvoir au début de la guerre, et de protection des pays baltes. Or, cette justification n’est qu’illusoire pour les trois Baltes, qui affirment que cette occupation constitue une violation du droit international en raison des accords d’indépendance entre les pays baltes et l’Union soviétique conclus en 1917. Cela constitue une raison de plus pour les pays baltes de se méfier et de s’éloigner de la Russie, de peur que ce type d’évènement ne se répète dans le futur.

La réalité des minorités russophones

Cette méfiance expliquée précédemment des gouvernements baltiques envers la Russie se répercute aussi sur les minorités russes et russophones qui subissent de nombreuses discriminations et sont clairement séparées du reste de la population. De plus, les états baltes, notamment l’Estonie, estiment que la présence de ces populations peut constituer un moyen pour la Russie de justifier une potentielle invasion/annexion. En effet, l’Estonie est l’État balte ayant la plus importante proportion d’habitants russophones, qui représentent environ 25% de la population estonienne totale. Dans le cas de cette dernière, tout comme en Lettonie, une partie de la minorité russophone n’a pas la citoyenneté ni d’un de ces deux pays, ni d’un autre État. Ce statut de « non-citoyens » restreint quelques-unes de leurs libertés, comme le droit de vote par exemple. Ces « non-citoyens » représentent 350 000 personnes en Estonie et Lettonie en 2017; les clivages nationaux sont grandissants dans ces pays en raison du nationalisme estonien et letton, ainsi que du profond européanisme qui s’oppose au Kremlin.

Répartition des populations russophones sur le territoire des pays baltes. (https://www.revueconflits.com/les-minorites-russes-dans-les-pays-baltes/)

Cependant, au début des années 2000, des programmes gouvernementaux sont mis en place en Estonie afin de faciliter l’intégration des Estoniens russophones, sans tomber dans un processus d’assimilation. Ainsi, les citoyens concernés doivent parler l’estonien, pratiquer les mêmes traditions, partager la culture, etc. tout en pouvant continuer de parler le russe, mais dans le contexte privé seulement, puisqu’à l’extérieur de celui-ci, il est attendu d’eux qu’ils soient comme des Estoniens. Les discriminations envers les minorités russophones sont donc davantage tournées vers l’aspect linguistique de leur différence.

Finalement, nous pouvons observer des divergences d’opinions au sein des minorités russophones de ces trois pays face à cette annonce de mobilisation et de la guerre en Ukraine en général. Beaucoup, proches de la mère patrie puis influencés par les médias de propagande russes, soutiennent ces attaques envers le peuple ukrainien. Néanmoins, l’annonce de Vladimir Poutine ne fait pas l’unanimité et ces russophones considèrent cela comme une menace envers leur situation de ressortissants à l’étranger. D’autant plus que la Première ministre estonienne a déclaré que s’engager aux côtés de la Russie constituerait « un crime qui ne sera pas pardonné ». Finalement, il semblerait que les générations russophones plus jeunes ne ressentent pas de fortes discriminations envers elles et se sentent fièrement Estoniens. Peu de contestations et de manifestations ont été observées, la population s’inquiète davantage de voir ses supermarchés vides en raison du retrait des produits russes, mais aussi des achats que certains font, en prévision d’une potentielle attaque russe.

Pour approfondir

Brelie, Hans von der. 2022. « Les russophones d’Estonie entre soutien à Poutine et loyauté à l’UE ». Euronews. https://fr.euronews.com/2022/03/22/le-dilemme-des-russophones-d-estonie-entre-soutien-a-poutine-et-loyaute-a-l-ue.

BRET, Cyrille. 2017. « Les minorités russes dans les Etats baltes ». EurAsia Prospective. https://eurasiaprospective.net/2017/12/08/les-minorites-russes-dans-les-pays-baltes-cyrille-bret-sur-atlantico/.

Courrier International. 2022. « Les pays Baltes refusent d’accueillir les Russes qui fuient la mobilisation ». https://www.courrierinternational.com/article/les-pays-baltes-refusent-d-accueillir-les-russes-qui-fuient-la-mobilisation.

Courrier international. 2022. « Visas Schengen : les pays Baltes ferment un peu plus la porte aux citoyens russes ». https://www.courrierinternational.com/article/diplomatie-visas-schengen-les-pays-baltes-ferment-un-peu-plus-la-porte-aux-citoyens-russes.

Conflits. 2022. « Les pays baltes se sont coupés de la Russie. Entretien avec Céline Bayou ». https://www.revueconflits.com/les-pays-baltes-se-sont-coupes-de-la-russie-entretien-avec-celine-bayou/.

ERR, Kaja Kallas, prime minister. 2022« Kaja Kallas: Estonia is and will remain protected ». https://news.err.ee/1608725641/kaja-kallas-estonia-is-and-will-remain-protected.

Eurosorbonne. 2019. « Les inquiétudes des pays baltes face à la Russie ». https://eurosorbonne.eu/2019/03/26/inquietudes-pays-baltes-face-a-russie/.

L’Opinion. 2022. « Les pays baltes et la Pologne ferment leurs portes aux touristes russes ». https://www.lopinion.fr/international/les-pays-baltes-et-la-pologne-ferment-leurs-portes-aux-touristes-russes.

Politico. 2022. « Estonia, Latvia, Lithuania to restrict entry of Russians ». https://www.politico.eu/article/baltics-estonia-latvia-lithuania-restrict-entry-russia-schengen-visa/.

Tocheva, Detelina. 2004. « Êtes-vous Russe ou Estonien ? Ethnicité et transformation sociale dans l’Estonie contemporaine ». Revue d’études comparatives Est-Ouest 35, no 3 : 67‑98. https://doi.org/10.3406/receo.2004.1663.

« Šimonytė: išgelbėti Rusijos piliečius nuo mobilizacijos nėra nei Lietuvos, nei kitų valstybių pareiga — LRT ». Consulté le 10 novembre 2022. https://www.lrt.lt/naujienos/lietuvoje/2/1785013/simonyte-isgelbeti-rusijos-piliecius-nuo-mobilizacijos-nera-nei-lietuvos-nei-kitu-valstybiu-pareiga.

« Soviet Aggression Against the Baltic States ». Consulté le 10 novembre 2022. https://www.latvians.com/index.php?en/CFBH/SovietAggression/saabs-02-Introduction.ssi.

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Léa Chardin
La REVUE du CAIUM

Finissante au baccalauréat en Études internationales et rédactrice pour La Revue du CAIUM