Crise sociale aux États-Unis : quand pandémie rime avec discrimination

Florence Couillard
La REVUE du CAIUM
Published in
9 min readJun 18, 2020

À l’aune de l’insurrection générée par la persécution perpétrée à l’encontre des populations racisées aux États-Unis, regard sur les facteurs systémiques qui sous-tendent le racisme, en pleine crise du coronavirus.

Un navire-hôpital de la marine américaine arrive en renfort au port de New York, le 30 mars dernier. Photo : Mike Segar / Reuters.

Déjà aux prises avec la pauvreté et le racisme, les collectivités racisées et marginalisées aux États-Unis voient leurs vulnérabilités s’exacerber par la pandémie de la COVID-19. Il serait un leurre d’envisager la présente crise sanitaire et sociale sans en conclure que de faire preuve d’optimisme en temps de pandémie est de l’ordre des privilèges, et la racisation des institutions publiques ainsi que de l’allocation des services de santé ne font que le confirmer. Analyse de la situation des communautés racisées et marginalisées en temps de pandémie, dans le pays désormais le plus touché de la planète.

Le scepticisme généralisé chez nos voisins du sud ne leur ont pas permis pas d’échapper au virus : en date du 14 juin 2020, les États-Unis comptaient plus de 2,1 millions de cas — soit le plus grand nombre de personnes diagnostiquées de la COVID-19 à l’échelle planétaire [1]. La prétention selon laquelle le virus frappe sans discriminer est vivement démentie par les plus récentes statistiques, alors que les taux de mortalité recensés sont 2,2 fois plus élevés pour la population afro-américaine que pour la population latino-américaine, et 2,3 fois plus élevés que pour les Blanc.he.s [2]. L’État de New York se hisse en tête de file, où plus de 7 200 Afro-américain.e.s ont perdu la vie en raison du virus, soit plus que n’importe où dans le reste du pays [2]. La population hispanique demeure la plus à risque, constituant 34 % des décès de l’État en date du 8 juin 2020 [3].

Source : APM Research Lab.

Facteurs politiques et racisme systémique

Les ravages observés dans les communautés racisées ne peuvent être uniquement imputables à la pandémie de COVID-19, qui n’est qu’un facteur aggravant de la comorbidité existante : les personnes non-blanches étaient et demeurent disproportionnellement affectées par des conditions médicales préexistantes, tels l’asthme, les maladies cardiaques, l’hypertension, le diabète et l’obésité, amplifiant ainsi le risque de décès prématuré dû au virus [4].

D’autre part, les groupes racisés qui connaissent une précarité financière importante sont ceux qui se retrouvent au front en temps de pandémie. Une analyse publiée par le Center for Economic and Policy Research révèle que les travailleur.se.s non-blanc.he.s sont majoritaires au sein de plusieurs services jugés essentiels, constituant 54,2 % du personnel des transports publics, 56,6 % de celui des des services de nettoyage dans les logements et 53,0 % du personnel des services de soins de santé à domicile [5].

Le système de santé américain actuel, hautement privatisé, ne saurait fournir les soins médicaux nécessaires aux travailleur.se.s racisé.e.s en temps de pandémie qui, rappelons-le, sont essentiel.le.s. En 2018, 9,7 % des Afro-Américain.e.s n’étaient pas assuré.e.s, en comparaison avec 5,4 % de la population blanche [6]. En l’absence d’une couverture médicale abordable ou de programme public d’assurance maladie, les dépenses d’ordre médical, comme les médicaments d’ordonnance et les factures médicales, plombent les finances des ménages non blancs. Conséquemment, près de 20 % du revenu annuel moyen d’un.e citoyen.ne afro-Américain.e est dédié au paiement des primes de soins de santé [6].

Ici intervient le concept de racisation, soit le processus de différenciation, d’infériorisation et d’exclusion de l’Autre inscrit dans les rapports de pouvoir, ayant pour effet l’appropriation et la domination des personnes racisées [7]. La corrélation entre les facteurs politiques préexistants et la racisation constitue un obstacle à l’édification d’un système de santé équitable et inclusif.

« À moins que nous ne reconnaissions le lien entre notre espérance de vie / qualité de vie et les facteurs politiques, et que nous n’engageons et n’utilisons pas réellement les leviers politiques qui prescrivent notre situation, nous n’atteindrons jamais l’équité en matière de santé aux États-Unis [Traduction libre] », prédit Daniel E. Dawes, directeur général des affaires gouvernementales et de la santé à la Morehouse School of Medicine [4].

Une membre du personnel du MTA New York City Transit désinfecte un wagon de métro pour tenter de limiter la propagation du virus de la COVID-19. Source : Marc A. Hermann / MTA New York City Transit.

Tandis que les environnements marqués par la pandémie sont trop fréquemment le propre de communautés racisées et marginalisées, la crise sanitaire souligne plus que jamais l’ampleur du racisme systémique au sein des institutions américaines. Le racisme, aux États-Unis comme ailleurs, est qualifié de systémique lorsqu’il « traduit une logique collective qui favorise un groupe plutôt qu’un autre », perpétuant des pratiques et des politiques d’exclusion et de marginalisation [8]. Tandis que l’administration Trump et les États s’attribuent mutuellement le blâme des ravages du virus, les lacunes des politiques publiques en place demeurent un moteur important de l’aggravation des disparités raciales, favorisant le confort des plus privilégiés au profit des collectivités racisées, qui se trouvent encore davantage poussées à la marge économique et sociale.

Nous pourrions ainsi conclure en une hiérarchisation artificielle des droits aux États-Unis : seul.e.s celles et ceux appartenant à la majorité blanche et/ou à la classe sociale dominante pourront espérer accéder aux soins de santé et à la protection sociale nécessaires. L’obstacle qui se dresse entre l’obtention de ces soins de santé et les communautés racisées et marginalisées consiste en une entrave à la jouissance du droit à la santé pour toutes et tous, mais également au droit à la dignité [9].

D’autre part, la peur du virus et de sa propagation occasionne une multiplication de pratiques racistes auxquelles s’adonnent une partie de la population et les autorités étatiques. Les données concernant le renforcement des mesures de distanciation sociale dans le quartier de Brooklyn, à New York, révèlent qu’en près de deux mois, 35 des 40 personnes arrêtées pour avoir failli au respect des règlements de distanciation sociale en vigueur étaient afro-américain.e.s, quatre étaient hispaniques et une seule était blanche [10]. S’y ajoute l’intensification systématique profilage racial et du « stop-and-frisk » dans les quartiers à majorité non blanche, soit l’arrêt et la fouille d’un individu par la police lorsque celle-ci a un soupçon raisonnable de croire qu’un crime a été commis [11], ainsi que d’autres pratiques dégradantes et oppressives employées par les forces de l’ordre à l’égard des personnes de couleurs.

La couverture médiatique de la pandémie de COVID-19 reste néanmoins dominée par la négation de la crise sanitaire et sociale par le président américain, aux dépens de la dénonciation des disparités raciales patentes [12]. Les données désagrégées selon l’origine ethnique et le statut socioéconomique recueillis par les autorités sanitaires et gouvernementales parviennent par ailleurs au compte-goutte, alors que l’administration Trump s’efforce de camoufler les manifestes iniquités raciales intensifiées par la crise et de limiter l’attention nationale qui y serait accordée [4]. La négligence volontaire par le gouvernement de ces iniquités et de la racisation des politiques d’accès à des soins de santé aux États-Unis constituent en soi du racisme systémique.

Privatisation et défaillance du système de santé

Plus que jamais, donc, cette pandémie fait prendre conscience de la défaillance du système de santé américain, qui s’incarne par la difficulté d’accès aux soins des populations vulnérables. Lorsqu’un.e Américain.e ne peut se permettre d’accéder à une assurance privée, et que son emploi ne peut lui procurer un tel avantage social, les programmes publics d’assurances maladie se révèlent indispensables.

Dans cette perspective, le programme Medicaid, instauré en 1965 sous le mandat du président Johnson, était et demeure un pas important en ce sens, offrant une couverture médicale pour plus de 68 millions d’Américain.e.s à faible revenu [13]. En 2017, 20 % de la population bénéficiant de ce programme était afro-américaine [14]. L’adoption de la récente Loi sur la Protection des Patients et les Soins Abordables (Obamacare) [Traduction libre], venait pallier les lacunes et l’inertie des dernières décennies en matière d’admissibilité à Medicaid, et ce en favorisant l’expansion de la couverture médicale et financière offerte à la population. L’initiative de l’administration Obama s’est heurtée toutefois à l’entêtement des États les plus conservateurs, de sorte qu’en janvier 2020, 14 des 50 États américains n’avaient toujours pas procédé à l’expansion du programme Medicaid [15].

L’état alarmant du système de santé américain et son incapacité à fournir les soins de santé nécessaires aux populations les plus à risque, en temps normal aussi bien qu’en période de pandémie, pourraient ainsi aboutir à une remise en question du modèle américain, et se révéler décisive à l’aube des élections présidentielles prévues à l’automne 2020.

Vers une prise de conscience ?

Alors que l’accès universel à la santé se hisse en tête de liste des priorités du parti démocrate, le peu de crédibilité dont bénéficiait jusqu’alors l’actuel occupant de la Maison-Blanche semble s’éroder en temps de pandémie. Dans un rapport national publié le 30 avril 2020, issu d’un consortium entre les universités de Northeastern, Harvard et Rutgers, l’électorat américain estime que les États gèrent mieux l’éclosion de la pandémie que le président, dont le taux d’approbation se situe en deçà de celui des gouverneur.e.s aux commandes de chacun des 50 États américains, incluant les États pivots [16]. Les pertes incommensurables générées par la pandémie, amplifiées par le refus du président de s’engager dans l’adoption de mesures restrictives à l’égard de la population, pourraient au bout du compte se révéler avantageuses pour le parti démocrate. Les opinions sur la question demeurent toutefois divisées, à savoir si l’on pourrait assister à un penchant progressiste, produit d’une prise de conscience nationale de la précarité du système de santé, dans un pays où les libertés individuelles sont sacro-saintes.

N’empêche, il y a une fenêtre de tir que permet aujourd’hui la crise sanitaire pour réformer « progressivement » les soins de santé aux États-Unis. C’est l’avis de Jamila Taylor, activiste en faveur de la santé reproductive des femmes et notamment directrice en matière de réforme des soins de santé auprès de The Century Foundation, un Think tank new-yorkais. Or, « une telle réforme doit tenir compte des inégalités pour recréer un système de soins de santé qui servira tous les Américain.e.s. [Traduction libre] », nuance-t-elle [6].

Ainsi, sur fond de période électorale et teintée de partisanerie, la lutte contre la COVID-19 expose au grand jour le contrat racial qui subsiste aux États-Unis [17] : certaines vies semblent valoir plus que d’autres.

Références

[1] Virusncov.com. « USA Covid-19 Cases and Deaths Statistics (Update) ». 2020. 8 juin 2020. https://virusncov.com/covid-statistics/usa.

[2] APM Research Lab. 2020. « COVID-19 Deaths Analyzed by Race and Ethnicity ». APM Research Lab. 27 mai 2020. https://www.apmresearchlab.org/covid/deaths-by-race.

[3] New York State Department of Health. 2020. « NYS-COVID19-Tracker ». 8 juin 2020. https://covid19tracker.health.ny.gov/views/NYS-COVID19-Tracker/NYSDOHCOVID-19Tracker-Fatalities?% 3Aembed=yes&%3Atoolbar=no&%3Atabs=n#/views/NYS%2d
COVID19%2dTracker/NYSDOHCOVID%2d19Tracker%2dMap?% 253Aembed=yes&%253Atoolbar=no.

[4] Dawes, Daniel E. 2020. « COVID-19 : Black Folks Have Been Trying To Tell You That Data Is Political ». Essence, 10 avril 2020. https://www.essence.com/feature/covid-19-black-americans-data/.

[5] Center for Economic and Policy Research. 2020. « A Basic Demographic Profile of Workers in Frontline Industries ». Center for Economic and Policy Research. 7 avril 2020. https://cepr.net/a-basic-demographic-profile-of-workers-in-frontline-industries/.

[6] Taylor, Jamila. 2019. « Racism, Inequality, and Health Care for African Americans ». The Century Foundation, 19 décembre 2019, sect. Race & Inequality. https://tcf.org/content/report/racism-inequality-health-care-african-americans/.

[7] Cassendo, D. Mathieu. 2017. « Le racisme systémique… Parlons-en! » Ligue des droits et libertés, 12.
ET
McAll, Christopher. 2010. « La racisation de l’exclusion : Pouvoir et espace public ». Ligue des droits et libertés.

[8] Nadeau, Christian, et Amel Zaazaa. 2019. « Introduction ». Dans 11 brefs essais contre le racisme. Pour une lutte systémique, 156. Somme toute.

[9] Lamarche, Lucie, et Christian Nadeau. 2019. « Antiracisme et interdépendance des droits ». Dans 11 brefs essais contre le racisme. Pour une lutte systémique, 156. Somme toute.

[10] Southall, Ashley. 2020. « Scrutiny of Social-Distance Policing as 35 of 40 Arrested Are Black ». The New York Times, 7 mai 2020. https://www.nytimes.com/2020/05/07/nyregion/nypd-social-distancing-race-coronavirus.html.

[11] « Stop and Frisk ». s. d. Legal Information Institute. Consulté le 8 juin 2020. https://www.law.cornell.edu/wex/stop_and_frisk.

[12] Blow, Charles M. 2020. « Social Distancing Is a Privilege ». The New York Times, 5 avril 2020, sect. Opinion. https://www.nytimes.com/2020/04/05/opinion/coronavirus-social-distancing.html.

[13] « Program History ». s. d. Medicaid.gov. Consulté le 10 mai 2020. https://www.medicaid.gov/about-us/program-history/index.html.

[14] National Committee to Preserve Social Security and Medicare. 2019. « Medicare and Medicaid Are Important to African Americans ». NCPSSM. 28 janvier 2019. https://www.ncpssm.org/documents/medicare-policy-papers/medicare-medicaid-important-african-americans/.

[15] Orgera, Kendal, Rachel Garfield, et Anthony Damico. 2020. « The Coverage Gap: Uninsured Poor Adults in States That Do Not Expand Medicaid ». Kaiser Family Foundation, 14 janvier 2020. https://www.kff.org/medicaid/issue-brief/the-coverage-gap-uninsured-poor-adults-in-states-that-do-not-expand-medicaid/.

[16] Ognyanova, Katherine, John Della Volpe, Matthew A. Baum, et David Lazer. Avril 2020. « The State of the Nation: A 50-State COVID-19 Survey ». Consortium. United States.

[17] Serwer, Adam. 2020. « The Coronavirus Was an Emergency Until Trump Found Out Who Was Dying ». The Atlantic, 8 mai 2020, sect. Ideas. https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2020/05/americas-racial-contract-showing/611389/.

--

--

Florence Couillard
La REVUE du CAIUM

Finissante au baccalauréat en Études internationales à l’Université de Montréal.