De la militarisation à l’arsenalisation de l’espace : enjeux sécuritaires

Fanny Gonzalez
La REVUE du CAIUM
Published in
5 min readDec 10, 2018
Orion Nebula — Bryan Goff

L’annonce le 18 juin 2018 par Donald Trump de la création d’une sixième branche spatiale dans l’armée américaine « Space Force » a été perçue avec suspicion. Elle répond surtout à la question stratégique de la dépendance croissante du sol vis-à-vis de l’espace. Aujourd’hui, 170 pays possèdent des satellites ou engins spatiaux, dont beaucoup sont militaires. Si aucun n’a des capacités offensives déclarées, la décision des États-Unis ouvre une nouvelle porte. En effet, depuis 1967 un traité interdit les armes nucléaires en orbite et décrète que l’espace extra-atmosphérique est un espace international. Ces 10 dernières années, les grandes puissances, notamment les États-Unis, la Chine et la Russie font de l’espace une question capitale en développant des stratégies militaires. Corollairement, la perception de la menace a relancé la course à la technologie spatiale et conduit ces pays tout droit dans un dilemme de sécurité. À fortiori, de ce nouveau paradigme d’offensive/défensive découle la question de la domination de l’espace.

Mare Serenitatis — NASA

Les États-Unis sont la première puissance mondiale spatiale à la fois dans le domaine militaire et dans le domaine civil. S’ils sont en avance au niveau technologique, ils le sont également au niveau conceptuel en attribuant une position indépendante à cette nouvelle branche de l’armée. Néanmoins, la décision de Donald Trump de créer une 6e armée de l’espace ne constitue en rien une rupture par rapport à l’histoire militaire des États-Unis et s’inscrit dans une volonté de continuité.

En effet, au début des années 2000, Donald Rumsfeld, alors premier Secrétaire à la Défense de George Bush, avait créé un emballement durable suite à sa réflexion sur l’espace militaire aux États-Unis. Le rapport Rumsfeld (2001) soulignait deux principales dimensions qui ont contribué à formaliser la doctrine américaine. Premièrement, elle se distingue par un aspect offensif qui veut « prendre de vitesse les adversaires futurs et préparer le déploiement de systèmes d’ASATS offensives, pour établir une dominance absolue des États-Unis dans l’espace » (Nardon, 2006, p.6). Deuxièmement, par le renforcement des systèmes spéciaux déjà en fonctions et notamment dans la défense antimissile.

Kennedy Space Center, United States — NASA

La situation actuelle résulte donc d’une inversion relativement récente du rapport de force sur les questions d’espace militaire. En effet, la prise en compte et la reconnaissance officielle des possibilités offertes par les systèmes spatiaux en tant que partie intégrante de la stratégie de défense a fait basculer la balance du spatial civil au spatial militaire. Dans cette conjoncture, la suite logique parait être le déploiement d’armes en orbite. Si les doctrines prônant la non-arsenalisation de l’espace ont dominé la scène publique pendant les premières décennies de l’ère spatiale, les partisans ont dû s’en justifier. Ainsi, un véritable corpus d’arguments s’est construit autour de l’arsenalisation de l’espace.

Un autre facteur clé dans ce nouveau contexte a été celui de l’émergence d’une concurrence militaire spatiale. La fin de la bipolarité, la prolifération des menaces et l’incertitude ont amplifié l’intérêt pour les techniques spatiales à des fins de sécurité. Bien que le Traité sur l’Espace Sidéral (Outer Space Treaty) de 1967 interdise de mettre dans l’Espace, en orbite ou sur la lune des armes nucléaires ou autres armes de destruction massive, le déploiement de moyens plus conventionnels n’est pas impossible.

Architectural photography of range hood — NASA

Dépendante des renseignements obtenus grâce aux satellites d’imagerie et d’écoute électronique, et du guidage des armes de précision par des méthodes de navigation par satellite, force est de constater que l’armée américaine ne pourrait pas agir comme elle le fait aujourd’hui, sans utiliser l’espace (Hitchens, 2003). La politique agressive des États-Unis, autoproclamée de « space dominance », est loin de rassurer les protagonistes. Ainsi, la Chine et la Russie auraient entrepris des précautions sécuritaires en développant des ASATS (Anti-satellite weapons), afin de pouvoir garantir une défense a minima en posant les bases de la dissuasion. Chez ces pays, l’objectif est double : prendre les précautions sécuritaires qui s’imposent et bloquer par les moyens juridiques l’expansion américaine en garantissant la sanctuarisation de l’espace (Fondation pour la recherche stratégique, 2016).

NASA

Aujourd’hui, l’espace fait partie intégrante des stratégies de défense et sa militarisation est un fait qui n’est plus à démontrer. Toutefois, son arsenalisation est-elle inévitable? Les enjeux sont multiples entre maitrises de l’information (données, surveillance, communications) ; compétition économique et industrielle ; et sécurité globale (environnement et gestion des risques) (De Montluc, 1998). Les initiatives internationales sur la sécurité spatiale doivent tenir compte « à la fois des craintes des États-Unis s’agissant de la vulnérabilité de leurs engins spatiaux et militaires, et celles d’autres gouvernements s’agissant de leur propre vulnérabilité par rapport à la supériorité de l’armée américaine » (Johnson, 2003). Le spectre d’un « Pearl Harbor spatial » souligne la nécessité d’un renforcement du cadre législatif qui permettrait d’éliminer l’ambiguïté autour de l’expression « utilisations pacifiques », et la distinction entre espace aérien et espace extra-atmosphérique, qui font l’objet d’interprétations multiples (M. Wolff, 2003). Néanmoins, les États-Unis ont régulièrement bloqué les discussions entourant la course aux armements, et ne semblent pas ouverts aux pourparlers.

Sources

NARDON Laurence « L’arsenalisation de l’espace : les projets américains. » In : IFRI, Institut Français des Relations Internationales, Programme Espace, décembre 2006. URL : http://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/projetsamericainsln1206.pdf

HITCHENS Theresa « Les craintes des États-Unis risquent de déclencher un armement de l’espace » In : UNIDIR, Forum du désarmement, 2003.

Fondation pour la recherche stratégique. « Sécuriser l’espace extra-atmosphérique : Éléments pour une diplomatie spatiale », Rapport n° 152/FRS/SEEA du 28 février 2016. In : https://www.csfrs.fr/sites/default/files/seea_rapport_final_152_csfrs.pdf

DE MONTLUC, « Les enjeux de l’espace après la guerre froide » Les Études du CERI N° 44 — septembre 1998.

JOHNSON, Rebecca « La sécurité sans armes dans l’espace : difficultés et possibilités » In : UNIDIR, Forum du désarmement, 2003. L’espace est devenu indispensable pour des activités commerciales, économiques et scientifiques.

M. WOLFF Johannes « Les « utilisations pacifiques » de l’espace ont permis sa militarisation, doivent-elles pour autant conduire à son armement ? » In : UNIDIR, Forum du désarmement, 2003.

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Fanny Gonzalez
La REVUE du CAIUM

Étudiante en science politique. Vice présidente au Comité des Affaires Internationales de l'Université de Montréal. Engagée en faveur d'actions humanitaires.