De l’esclavage aux incarcérations de masse aux États-Unis; la restructuration du système de « caste racial » alimentant l’industrie carcérale au mépris du Civil rights Act

Katérie Lakpa
La REVUE du CAIUM
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7 min readApr 5, 2018

«If we mean no more than equal treatment then we will do little to eradicate entrenched power relations on which discrimination is based» — Gouws

Les États-Unis comptent à eux seuls près du quart de la population carcérale mondiale[1]. Il s’agit d’une statistique pour le moins inquiétante considérant que le peuple américain représente 5% de la population mondiale[2]. La jeunesse noire est d’autant plus concernée par cette réalité puisque 1 Afro-Américain sur 14 est emprisonné en comparaison à 1 caucasien sur 106[3]. Michelle Alexander, figure militante pour les droits civiques aux États-Unis, est catégorique : « Le système judiciaire américain et l’incarcération de masse des noirs américains sont les piliers d’une nouvelle ségrégation raciale, tout aussi cruelle que celle qui sévissait dans les États sudistes au début du XXe siècle. [4]». À cet effet, qu’en est-il de cette restructuration du système surexposant les noirs à l’appareil répressif étatique ?

Les répressions de la police américaine au temps de Jim Crow sont d’une telle intensité que l’auteur James Whitman souligne qu’elles auraient fort probablement inspiré les criminels nazis de la Seconde Guerre mondiale[5]. Les lois de Nuremberg mise en place par le IIIe Reich afin d’oppresser au maximum les juifs est, selon Whitman, inspiré par les répressions raciales américaines[6]. Des lois de Jim Crow jusqu’à l’Arrêt Brown, tout porterait à croire que le phénomène de discrimination raciale a été enrayé, toutefois il n’en est rien. Largement, l’image du noir esclave a rapidement été remplacé par celle du noir criminel[7]. Cela s’est avéré d’autant plus vrai lors de la guerre contre la drogue instiguée par Nixon dans les années 1970. Au tournant des années 1980, Ronald Reagan récupère la rhétorique de la guerre contre la drogue et mène une véritable vendetta contre les populations noires. Les théories pénales « welfariste » considèrent le criminel comme la résultante d’une multiplicité de facteurs criminogènes liés notamment à la pauvreté et n’ayant pas permis une socialisation adéquate à l’individu[8]. Sans nier le lien pathologique entre la pauvreté et la criminalité, les incarcérations de masse propulsées par la guerre contre la drogue en 1980 cachent une réalité beaucoup plus sombre. Il s’agirait plutôt d’un calcul économique du crime encourageant une restructuration ségrégationniste du phénomène des castes raciales au profit des Caucasiens par le prisme de l’industrie carcérale américaine.

Aujourd’hui, plusieurs intellectuels, militants et artistes se mobilisent afin de dénoncer le traitement cruel et parfois inusité dont est victime la population afro-américaine. Michael Brown, Freddy Gray, Oscar Grant et tant d’autres furent victime de la répression étatique orchestrée par le corps policier et mirent le feu aux poudres dans leur communauté. Nous nous rappellerons des émeutes de Ferguson qui, bien qu’elles fussent spectaculaires, n’auront pas été suffisantes afin d’éviter d’autres débordements étatiques du genre.

Source : International Center for Prison

Plus d’Afro-Américains en prison que d’esclaves en 1860

L’incarcération de masse a des conséquences désastreuses sur les communautés noires. En outre, le treizième amendement abolissant l’esclavage et protégeant les droits civiques de tous les citoyens dispose clairement que cela n’inclut pas les individus reconnus coupables de crimes[9]. Ainsi, dans certains États, une personne ayant été incarcérée se voit retirer plusieurs droits civiques tels que le droit de vote, et ce, à vie. L’organisationThe Sentencing Project dénombre près de 6,1 millions d’Américains qui sont privés de voix électorale [10]. C’est donc dire qu’aujourd’hui au pays de la Liberté « les Noirs sont plus nombreux à être privés du droit de vote qu’en 1870 […] [11]». Cette politique discriminatoire empêche les afro-américains de saisir leur destin en exerçant leur droit de vote alimentant ainsi le cercle vicieux de la sous-représentation.

Il ne fait aucun doute que l’industrie carcérale est excessivement lucrative. La Correction Corporation of America (ci-après CCA) est l’une des premières institutions carcérales privées et une des industries les mieux cotées en bourse. La « clause d’occupation » force l’État à garder les prisons occupées à environ 90%, indépendamment de la croissance ou de la décroissance du taux de criminalité [12]. En d’autres mots, certains individus s’enrichissent au nom de l’avilissement de certaines communautés, principalement des noirs et des immigrants faisant partie d’une classe très pauvre.

Bien sûr, une partialité évidente de la part du corps policier américain à l’encontre des gens de couleur est un des rouages importants de l’incarcération de masse. Cependant, il ne faut pas oublier que 97% des gens aujourd’hui emprisonnés ont dû négocier un plaidoyer de culpabilité, ce que les Anglo-saxons appellent le plea-barging[13]. Le système de justice n’est pas conçu pour supporter les procès que cela engendrerait si tous les accusés se prévalaient de leur droit de faire entendre leur cause devant un tribunal compétent. Ainsi, plusieurs prévenus font le choix d’assumer une peine de prison, qu’ils soient coupables ou non, afin d’éviter d’obtenir une peine beaucoup plus lourde s’ils vont devant un tribunal. Cela va à l’encontre de plusieurs principes fondamentaux des droits de l’homme et une myriade d’instruments juridiques défend farouchement ce type d’injustice. Par exemple, le Pacte international relatif aux droits civils et politique, ratifié par les États-Unis depuis 1992, dispose à l’art. 14(1) le droit à un procès équitable[14]. N’est-il pas la base de la Magna Carta libertatum de 1215 d’être protégé contre les possibles débordements de l’État?

Le travail forcé des populations carcérales au profit de multinationales

Considérant que plusieurs prisons sont privées et que le travail des détenues est très bon marché, quelles différences ce système pose-t-il avec l’esclavage? Sans liberté ni droits civiques, les détenues doivent travailler au profit d’une industrie carcérale lucrative. Par exemple, l’entreprise de lingerie féminine Victoria’s Secret s’est retrouvée au cœur d’un scandale l’accusant d’employer de la main-d’œuvre bon marché emprisonnée [15]. Nonobstant, le Pacte international relatif aux droit civil et politique dispose à l’art.8 (1) et (2) que nul ne peut être tenu en esclavage ou en servitude, d’une part, mais aussi à l’art 9 (1) qui stipule que nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire [16]. Cependant, il est intéressant de constater que la Convention américaine relative aux droits de l’homme affirme clairement à l’art. 6 § 3(a) que les dispositions interdisant le travail forcé ne s’appliquent pas aux personnes emprisonnées. Or, ces derniers ne doivent pas être mis à disposition de personnes morales ou privées, de particulier ou de sociétés comme dans le cas de Victoria’s Secret décrit ci-haut[17]. C’est donc dire que les détenues perdent une partie importante de leurs droits civiques lorsqu’ils se retrouvent incarcérés. À la lumière de cela, le rapprochement entre la période esclavagiste et l’ère d’incarcération de masse dans laquelle nous vivons semble évident.

La détention à perpétuité des mineurs majoritairement d’origine afro-américaine

Sur une note encore plus outrageuse, l’incarcération des jeunes mineurs afro-américains est aussi en pleine explosion. Inutile de préciser que cela va à l’encontre de la Convention pour les droits de l’enfant. Or, les États-Unis font partie des trois États avec le Soudan du Sud et la Somalie à n’avoir jamais ratifié la Convention des droits de l’enfant. L’incarcération de jeunes noirs mineurs vient appuyer les abysses du système de caste raciale décrit ci-haut. L’affaire hautement médiatisée sur la scène internationale de Christian Fernandez, âgé de 12 ans, condamné à la prison à perpétuité, démontre toute la rigidité du système pénal américain. En effet, les États-Unis ont la particularité de juger l’acte indépendamment de l’âge du prévenu [18]. Suivant la même logique que le système pour adulte, les enfants afro-américains et latino-américains sont davantage incarcérés.

Depuis l’Affaire Graham v. Florida, la Cour Suprême des États-Unis a statué que les mineurs ne peuvent plus purger une peine à perpétuité pour un autre crime que le meurtre. La criminalité faisant partie des réalités des quartiers les plus pauvres, les jeunes afro-américains se retrouvent largement visés par cette réalité.

En conclusion, la restructuration du système de caste raciale est bien présente, et ce, depuis la fin de l’esclavage en passant par les lois ségrégationnistes de Jim Crow à l’incarcération de masse des Afro-Américains. L’asservissement des populations carcérales au profit des multinationales rappelle dangereusement la période esclavagiste. Considérant qu’il y a plus de personnes privées du droit de vote qu’en 1870, cela laisse peu d’espoir au changement. En terminant, l’incarcération de masse touche aussi de façon dramatique la population mineure afro-américaine. Face à cela, il y a lieu de se demander quelle société peut trouver acceptable de priver des enfants d’un droit aussi fondamental que la liberté?

[1]Gottshalk, Marie, The prison and the gallows, The politic of mass incarceration in America, Cambridge university press, juin 2006, p.1.

[2]Id.

[3]De Lagasnerie, Geoffroy, « Guerre aux drogues guerre aux noirs » , Journal Libération, 2017.

[4]Id.

[5]Whitman, James Q., Hitler’s American model, The United states and the making of Nazis race law, Hardcover, 2017.

[6]Id.

[7]Kerr, Agnes, « De l’esclavage à l’incarcération de masse » , Médiapart, En ligne, https://blogs.mediapart.fr/agnes-kerr/blog/201016/de-l-esclavage-l-incarceration-de-masse, consulté le 30 mars 2018.

[8]Id.

[9]Site official du gouvernement des États-Unis, En ligne, https://constitutioncenter.org/interactive-constitution/amendments/amendment-xiii, consulté le 30 mars 2018.

[10]Site official de Sentencing Project, En ligne, https://www.sentencingproject.org/news/state-advocacy-news-challenging-mass-incarceration/, consulté le 30 mars 2018.

[11]Prec. Note 3.

[12]Kroll, Andy, États-unis, La prison un business juteux, Le courrier international, 2013.

[13]Viano, Emilio C. « Plea Bargaining in the United States: a Perversion Of Justice », Revue internationale de droit pénal, vol. vol. 83, no. 1, 2012, pp. 109.

[14]Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 16 décembre 1966, 999 R.T.N.U. 171.

[15]Abnett, Kate, « La mode se fabrique aussi en prison », Journal Le Monde, 2015.

[16]Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 16 décembre 1966, 999 R.T.N.U. 171.

[17]Convention américaine des droits de l’homme, San José Costa Rica, 22 novembre 1968, 1144, R.T.N.U. 123.

[18]Métreau, Joël, « Perpétuité pour les enfants d’Amérique, Un documentaire poignant et indigné », Journal Le 20 minutes, 2014.

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Katérie Lakpa
La REVUE du CAIUM

Titulaire d’un baccalauréat en science politique spécialisé en relations internationales. Actuellement candidate à la maîtrise en droit international (L.LM).