Droits des femmes et féminisme marocain : où en sommes-nous ?

Kaltoum Nebbou
La REVUE du CAIUM
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9 min readMar 11, 2019

Parce que les combats sont différents, il est nécessaire de faire la distinction entre le féminisme occidental et celui qui prend de plus en plus d’ampleur dans les contrées marocaines. Analyse.

Depuis quelques années déjà, au Maroc, certains mouvements sociaux naissent afin de redonner à la femme la place qui lui revient de fait : une place égalitaire et autonome, semblable à celle de l’homme. Pourtant, les institutions que sont l’Etat, la famille et la société constituent une barrière pratiquement infranchissable, même pour les plus téméraires. Il est aussi nécessaire, pour étudier un tel fait social, de s’extirper de la vision occidentale de la femme, afin de s’immerger entièrement et comprendre les tenants et les aboutissants du problème. Pour établir un modèle de comparaison et ne pas tomber dans l’orientalisme, concept élaboré par le penseur post-colonial Edward Said (1), nous pourrions considérer que le Maroc se trouve dans une situation hybride : les femmes peuvent voter depuis 1965, mais l’impact de la religion, de la culture et des moeurs relègue les femmes dans un rôle qui fait que leur situation est semblable à la celle des femmes en Europe occidentale du début du XXème siècle.

« On ne naît pas femme, on le devient »(2) disait Simone de Beauvoir, illustre figure du féminisme, souvent reprise dans les oeuvres sur le féminisme arabe. Par cette citation devenue populaire, elle formulait cette réflexion existentialiste qu’est la suivante : l’existence précède l’essence. Ce concept, exposé par Jean-Paul Sartre, sous-tend le principe selon lequel il n’existerait pas de nature féminine à proprement parler ; on ne peut se référer à une « essence féminine ». On ne naît donc pas femme de par notre naissance, mais on le devient au fil de notre existence par le nom, les attributs, les clichés qui entourent le terme « femme ».

Pourtant, encore aujourd’hui, le fait de naître femme dans un pays tel que le Maroc, où le patriarche règne en maître, suppose l’obligation de porter un lourd bagage, de s’attendre à une inégalité des chances et à un manque de droits humains. Avant même de naître ou d’être, son essence conditionne son existence.

Les différents types de féminismes au Maroc, avec l’apport du professeur Dialmy

Docteur d’Etat en sociologie, le professeur Abdessamad Dialmy a été professeur pendant près de 40 ans. Ses sujets de prédilection sont la sexualité, le genre, le féminisme et l’islamisme, et dans ses nombreux ouvrages, il lie tous ces sujets afin d’analyser les phénomènes sociaux au Maroc et ailleurs.

Pour le professeur Dialmy, se développe au début du XXe siècle un féminisme dit « colonial », avec comme acteur principal la France qui prétend libérer la femme marocaine. Aux yeux de la métropole, la femme marocaine est dominée et maltraitée au nom et à cause de l’islam. Face à cette vision, deux réactions apparaissent: la première prend comme postulat que la femme n’est pas maltraitée à cause de l’islam, mais bien à cause des musulmans. C’est donc une mauvaise compréhension des préceptes religieux qui mène à la domination de la femme par l’homme. Cette vision a été soutenue par des politiciens comme Allal El Fassi au Maroc ou Tahar Haddad en Tunisie et repose sur une base réformiste, estimant qu’il faudrait simplement changer l’interprétation des textes afin de libérer la femme. La deuxième réaction postule que, même si l’on réforme l’Islam, la femme ne sera pas libérée et ne sera pas l’égale de l’homme. Il faut donc séculariser et laïciser les lois : cette vision est partagée par des auteurs tels que Driss Chraibi (auteur de “Le passé simple” et “La civilisation, ma mère”)

Il existe aussi un féminisme associatif, dans la mesure où il existe des associations de femmes luttant pour leurs droits, comme l’AMLAC (Association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin) ou l’Association démocratique des femmes du Maroc. Un dernier type de féminisme, qualifié d’État, se manifeste par les réformes du code de la famille.

Le féminisme construit au niveau national se focalise sur cinq facteurs : l’éducation, la santé reproductive, l’insertion professionnelle, la participation de la femme dans la prise de décision et la violence fondée sur le genre. Le chemin est encore long, le taux de mortalité en période de grossesse est toujours aussi élevé, les filles qui arrivent dans les cycles supérieurs sont rares, il faut mettre en place des politiques de quotas pour que les femmes accèdent à l’emploi… En réalité, dans une perspective sociologique, l’homme au Maroc se sent menacé dans sa domination par la seule présence de la femme dans l’espace public — il répond à cette menace par l’insulte, le viol, et d’autres moyens.

Le rôle du droit et de la religion comme moyen d’oppression des femmes

Comme dans toute société, le droit peut servir à opprimer ou à libérer le peuple. En l’occurence, au Maroc, les femmes ne sont pas réellement protégées par le droit. Ainsi, en utilisant le droit comme outil d’oppression, l’article 454 du Code pénal (3) sanctionne l’avortement de plein gré, ayant comme exception unique le cas où la vie de la mère serait en danger. Des statistiques de l’Association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin (Amlac) soulignent que près de 600 à 800 avortements clandestins ont lieu chaque jour et le taux de mortalité est élevé, des centaines de femmes mourant dans d’horribles conditions. (4) De plus, jusqu’en 2014, les violeurs pouvaient éviter la prison en se mariant avec leur victime : ce n’est qu’après la polémique de cette jeune fille de 16 ans qui s’était suicidée après qu’on l’ait forcée à épouser son violeur, que le débat fut relancé et que l’article fut abrogé.

Par ailleurs, le droit de la famille au Maroc est intrinsèquement lié au droit islamique. Dans une optique d’utiliser le droit pour libérer le peuple, en 2004 a eu lieu la réforme du droit de la famille et Code du statut personnel, appelé Moudawana, dans le but de protéger la partie « fragile» de la société, c’est-à-dire les femmes et les enfants. (5)

Il est nécessaire de souligner que dans une société où la religion d’Etat fait loi, de tels changements sont difficiles mais ouvrent la voie à de plus larges améliorations. Des sujets tels que le don nuptial ou le mariage avec des mineurs y sont discutés, et tout en évitant de toucher au sacro-saint droit coranique, la position de la femme y est améliorée. Pourtant, certaines failles subsistent : autant la Moudawana définit le mariage comme un « consentement mutuel », autant le divorce est défini par la volonté unilatérale du mari, tout en n’oubliant pas la persistance de la polygamie dans cette même loi. Plus récemment, une autre réforme est venue enrichir le droit des femmes : en 2018, la Moudawana rajoute une dernière révision avec la loi 103.13 qui garantit une meilleure protection des femmes contre toutes formes de violence. A cela, il faut ajouter l’incrimination de l’harcèlement sexuel et la prise en charge des victimes. Nous reviendrons par la suite sur l’application pratique de ces dispositions. (6)

En 2015, un autre sujet est mis à l’honneur : la question de l’héritage. Cette année-là, le Conseil National des Droits de l’Homme (CNDH) souligne le caractère discriminatoire des dispositions du Code de la famille par rapport à l’héritage, cette loi disposant que les femmes ne peuvent hériter que de moindre moitié que les hommes. (7) De plus, si le père de famille n’a pas de descendance masculine, son héritage est partagé avec les parents mâles les plus proches, retirant ainsi une partie qui revient de fait aux femmes. Face à cette injustice, toujours en 2015 et après l’intervention du CNDH, une centaine d’intellectuels marocains signent le 21 mars une pétition pour mettre fin à cette inégalité. Dans les rues, des manifestations voient le jour dans la capitale politique, à Rabat ainsi qu’à Casablanca, la capitale économique.

Le féminisme d’Etat qui se base sur le réformisme, tente tant bien que mal de ré-interpréter les versets dans l’optique de donner plus de droits aux femmes tout en ne repoussant pas l’Islam. Cette pratique se nomme “L’ishtihad”, la ré-interprétation des versets. Pourtant, dans le cas de l’héritage, le verset est catégorique et ne laisse aucune place à l’intérprétation : c’est là le problème majeur du débat.

Le « tabou » comme obstacle au changement

Comme le disait Khadija Ryadi, ancienne présidente de l’Association marocaine des droits de l’homme, en novembre 2017 au Washington Post, « tout ce qui concerne les droits des femmes est lié à la religion ». (8) Dans ce type de société non-séculaire, il est difficile de mettre en place de réels changements parce que même les bénéficiaires de ces réformes peuvent être les ennemis du changement. Ainsi, une enquête engagée par le Haut Commissariat au Plan montre la tendance suivante : 87 % des marocains et marocaines soumis au sondage s’opposent à l’égalité en matière d’héritage: ce pourcentage peut s’expliquer par la croyance en la source divine de la loi. Comme le soulignait Nouzha Skalli, ancienne ministre du Développement Social et de la Famille, « dès qu’on prononçait le mot héritage, on était accusé de blasphème ».

De plus, comme le souligne Amal El Amine, coordinatrice d’un projet contre le mariage des mineures pour l’association Droit et Justice, malgré les réformes mises en place, certains articles du Code permettent des dérogations, laissant libre choix aux juges, dont souvent le jugement est bafoué par leur mentalité patriarcale. (9)

D’autres pans de la vie se retrouvent obstrués par ce tabou constant : ainsi en sont les relations sociales et sexuelles au Maroc. Leila Slimani, ayant gagné le Prix Goncourt 2016, en fait un large rapport dans son ouvrage Sexe et mensonges : La vie sexuelle au Maroc(10) où elle souligne les difficultés d’être une femme libre dans la société marocaine : au Maroc, la culture est patriarcale; elle affirme la domination masculine, du père, du fils, du frère, du mari… Or, dans un système patriarcal, tel que le Maroc, les femmes et les hommes sont dominés. Cette domination, qui provient du poids de la culture dominante, emprisonne les individus dans des schèmes de pensée et les prive de leurs droits. Et les hommes, tout comme les femmes, n’échappent pas à cette emprise sur leur conscience. Au final, le féminisme n’est pas uniquement le combat des femmes : c’est une lutte pour les droits humains.

L’Islam est venu conforter ces idées en leur donnant une base immortelle et divine, mais ces préceptes divins ne s’appliquent qu’à la tranche féminine de la population. Or, Asma Lamrabet, chercheuse en théologie et figure de la pensée réformiste au Maroc soulignait que les préceptes religieux dans le domaine sexuel s’adressent à tout le monde. (11) Pourtant, au Maroc, le discours courant utilise le Coran pour pouvoir rabaisser la femme à des détails, comme son corps, son mode de vie, ce qui permet ainsi d’asseoir son autorité sur elle et de mener à la stigmatisation de la femme, la réduisant à son « rôle » de femme, entendu comme sous-homme.

Un autre volet concerne la route vers l’indépendance : Gisèle Halimi, avocate et militante féministe franco-tunisienne, dans La cause des femmes (1983), souligne que l’émancipation de la femme passe nécessairement par l’indépendance économique. (12) Pourtant, la femme au Maroc est tellement liée par cette image de la ménagère, de la femme, de la fille, de la presque « vassale », que la lutte pour son indépendance économique ne rentre même pas en ligne de mire. L’inégalité salariale est encore plus flagrante qu’en Europe, mais à cela il faudra rajouter la faible proportion de femmes dans les postes à responsabilité, et la difficile accessibilité sur le marché de l’emploi liée à la vision de la femme « sensuelle, fragile ».

Comme le disait Simone de Beauvoir, une citation que n’a pas manqué de rappeler le professeur Dialmy : « La femme libre, c’est le contraire de la femme légère.» (13)

1.Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [1978], Paris, Seuil, 2005 [1980]

2.De Beauvoir, Simone, La femme inépendante, Extraits du Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, 2008

3.Marc-Éric Gruénais, « La publicisation du débat sur l’avortement au Maroc. L’État marocain en action », L’Année du Maghreb, 17 | 2017, 219–234.

4.Association Marocaine de Lutte contre l’Avortement Clandestin, statistiques : www.amlac.org.ma

5.Edwige Rude-Antoine, « Le mariage et le divorce dans le Code marocain de la famille. Le nouveau droit à l’égalité entre l’homme et la femme », Droit et cultures [En ligne], 59 | 2010–1, mis en ligne le 05 juillet 2010, consulté le 28 février 2019. URL : http://journals.openedition.org/droitcultures/1961

6.Panara, Marlène. “Maroc — Droits des femmes : une nouvelle loi qui divise”, Le Point Afrique, 17/02/2018, http://afrique.lepoint.fr/culture/maroc-droits-des-femmes-une-nouvelle-loi-qui-divise-17-02-2018-2195764_2256.php

7.Mouvement mondial des droits humains, “Le Maroc doit garantir l’égalité femmes-hommes en matière d’héritage”, communiqué officiel, 02/11/2015. https://www.fidh.org/fr/themes/droits-des-femmes/le-maroc-doit-garantir-l-egalite-femmes-hommes-en-matiere-d-heritage

8.Spinner, Jackie, “Morocco debates a law to protect women in public spaces. Passing it is another matter.”, Washington Post, 5 novembre 2017 https://www.washingtonpost.com/world/middle_east/morocco-debates-a-law-to-protect-women-passing-it-is-another-matter/2017/11/05/8aa859d8-ba7e-11e7-be94-fabb0f1e9ffb_story.html?noredirect=on&utm_term=.2245f4a7420d

9.Dh.be, “Droits des femmes au Maroc : un combat au long cours”, 08/03/2018 https://www.dhnet.be/dernieres-depeches/afp/droit-des-femmes-au-maroc-un-combat-au-long-cours-5aa129dccd7063d5671c0959

10.Slimani, Leila. 2017. Sexe et mensonges. La vie sexuelle au Maroc. Paris : Les Arènes, 190p

11.Lamrabet, Asma. 2017. Extraits de “Islam et femmes, les questions qui fâchent, Editions En toute lettres

12.Halimi, Gisèle. 1973. La cause des femmes, Grasset, Paris

13.De Beauvoir, Simone, La femme inépendante, Extraits du Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, 2008

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Kaltoum Nebbou
La REVUE du CAIUM

Etudiante en science politique à l’Université de Montréal. Sujets de prédilection : Systèmes politiques et sociaux des pays arabo-musulmans et féminisme