En Algérie, la liberté d’expression muselée ?

Magali Levesque
La REVUE du CAIUM
Published in
10 min readJan 19, 2021
Des journalistes algériens manifestant pour la libération de Khaled Drareni, journaliste emprisonné pour “incitation à des rassemblements non armés” et pour avoir menacé l’unité nationale. Photo: RYAD KRAMDI/AFP

Depuis 2015, la liberté de presse déraille en Algérie. Selon le classement mondial de la liberté d’expression, publié par Reporters sans frontières, le pays aurait dégringolé de la 119e position à la 146e sur un total de 180 pays. De 2019 à 2020, exclusivement, le classement du pays a culbuté de 5 positions. Un lourd bilan qui sonne l’alarme.

D e surcroît, la situation des derniers mois ne présage rien de rassurant pour l’avenir du pays. En effet, les mesures de contrôle médiatique entreprises par le gouvernement inquiètent de nombreuses organisations non gouvernementales qui y voient une répression politique enfreignant les libertés d’expression et de presse des acteurs médiatiques, mais aussi des citoyens. Une situation qui rappelle certainement à plusieurs la répression des années 90 durant lesquelles les journalistes dissidents à l’égard du gouvernement étaient vigoureusement censurés, emprisonnés ou tués pour avoir rempli leur travail d’informer la population. Bien qu’une situation d’une telle gravité risque faiblement de se reproduire, l’incapacité du pays à entreprendre une vraie transition démocratique et la récente recrudescence des tendances répressives du gouvernement à l’égard des médias est un constat qui en décourage plus d’un.

Le début de l’année 2019 a été marqué par la formation du Hirak, un mouvement de contestation anti-régime qui s’est propagé partout en Algérie. Les leaders du mouvement et leurs partisans revendiquaient, entre autres, le départ du président Abdelaziz Bouteflika, qui avait annoncé, au début de cette même année, qu’il avait l’intention de briguer un nouveau mandat. Cette annonce a provoqué une onde de choc dans le pays, les Algériens étant prêts à tourner la page pour vivre de nouvelles élections plus démocratiques. En effet, depuis les années 90, le peuple algérien revendique une démocratisation des institutions algériennes. Hélas, rien ne se passe et un cinquième mandat avec Bouteflika, qui aurait entamé une 20e année consécutive au pouvoir, incarnait tout ce que les Algériens rejettent : autoritarisme, archaïsme politique et clientélisme qui dictent le pays depuis, déjà, trop longtemps. Malgré le remplacement de Bouteflika par Abdelmadjid Tebboune qui a pris le pouvoir le 19 décembre 2019, ce changement n’a pas amené les effets escomptés en dépit des promesses de Tebboune. Celui-ci promettait de remettre sur pied l’économie, de rétablir la confiance des Algériens envers les institutions du pays en s’attaquant, notamment, à la corruption et en établissant une politique claire et transparente. Il promettait aussi d’améliorer les relations du gouvernement avec la presse en accordant aux journalistes plus de soutien.

Néanmoins, force est de constater que la situation se serait même aggravée pour plusieurs depuis la prise du pouvoir par Tebboune, ce qui explique, dès lors, la poursuite des activités du Hirak. Maintes manifestations ont ainsi été menées en Algérie, rassemblant dans les rues des dizaines de milliers d’Algériens et d’Algériennes, afin de contester la succession de régimes qui n’œuvrent pas pour amener du changement contrairement aux engagements de la classe dirigeante. Les relations entre le gouvernement et le peuple algérien se sont, dès lors, gravement envenimées depuis la création du Hirak et, en réponse aux nombreuses manifestations, le gouvernement algérien a graduellement raffermi son autorité sur l’appareil médiatique dans le but de mieux contrôler l’information dans ce contexte d’instabilité. Ainsi, ce qui n’était, au départ, qu’un mouvement de contestation s’est rapidement muté en un mouvement de grande ampleur lorsque le gouvernement a commencé à s’attaquer aux entités médiatiques, portant par le fait même atteinte aux valeurs et institutions démocratiques fragiles du pays. Cela fait, maintenant, plusieurs mois que la liberté de presse et d’expression est hautement sous tension depuis les événements entourant le Hirak.

Manifestation à la suite de la prise du pouvoir par le président Tebboune. Source: Toufik Doudou/AP/SIPA

Liberté de presse et d’expression sous tension

Depuis le Hirak, une répression plus accrue est menée dans le pays à l’encontre de journalistes et d’autres acteurs médiatiques qui ne se conforment pas aux règles strictes du gouvernement quant à la diffusion de l’information et le traitement des nouvelles. Cette répression du gouvernement est la goutte qui a fait déborder le vase en Algérie. La population et la communauté internationale réagissent très mal à ces actes de la part du gouvernement algérien alors que plusieurs, dont une majorité de journalistes, ont été arrêtés pour leur « participation » en lien avec le mouvement et font partie des détenus d’opinions toujours incarcérés dans les prisons algériennes en date d’aujourd’hui.

C’est justement le cas de Khaled Drareni, journaliste pour TV5, correspondant pour RSF et fondateur du site d’information Casbah Tribune. Il est l’un de ces journalistes détenus que le gouvernement accuse d’avoir terni l’image du pays et manqué de respect aux valeurs fondamentales de la nation. Les autorités soutiennent que le journaliste a incité des regroupements non armés à manifester et qu’il a enfreint l’intégrité territoriale et la sécurité nationale en couvrant des manifestations du Hirak qui ont eu lieu de février 2019 à mars 2020. En mars dernier, le journaliste Khaled Drareni a été arrêté par les autorités algériennes puis a écopé d’une sentence de deux ans de prison. Cette décision a suscité la révolte en Algérie. En guise de riposte, une vague de soutien initiée par plusieurs journalistes de par le monde déferla sur le pays . Les parlements canadien et européen ont aussi réagi et demandent au gouvernement algérien sa libération.

À la veille de son arrestation, le journaliste Khaled Drareni se fait acclamer par la foule. Source:© Ryad Kramdi, AFP

Néanmoins, le peuple algérien ne cesse de se battre pour la libération du journaliste et continue de manifester pour une vraie démocratie et une liberté de presse dans leur pays. Malgré la pandémie, les Algériens débarquèrent dans la rue le 22 octobre dernier, journée nationale de la liberté de presse algérienne pour demander la libération du journaliste. Plusieurs, autant journalistes que citoyens, dénoncent cette décision de la cour, qu’ils qualifient de honteuse et d’immorale dans l’affaire Khaled Drareni. Drareni est devenu cette incarnation de la liberté de presse dans le pays, où « le gouvernement avait voulu en faire un exemple, mais il en a fait un symbole », comme avait résumé son collègue Christophe Deloire, directeur chez Reporter sans frontières (RSF).

La situation dans laquelle se trouve Drareni ne constitue pas un cas isolé. Plusieurs autres journalistes se sont retrouvés ou se retrouvent dans une telle situation à l’heure actuelle. Similairement, de nombreux citoyens, qui n’ont fait qu’exprimer et partager leur opinion sur les réseaux sociaux, se retrouvent eux aussi à devoir faire face à la répression de l’État. C’est le cas, par exemple, de Malik Riahi, manifestant du Hirak et activiste, qui avait publié du contenu en lien avec le Hirak sur son compte personnel Facebook. Riahi a été condamné, en mai 2020, à un an et demi de prison ferme. D’après le comité national de libération des détenus (CNLD), ce sont 42 détenus d’opinion qui sont actuellement enfermés dans des prisons en Algérie en lien avec le Hirak. Le gouvernement algérien est en train de brimer les libertés de sa population pour des motifs relativement ambigus et qui méritent d’être précisés.

À la fin de l’année 2019, des manifestants demandaient la libération des détenus d’opinion. Source: REUTERS/Ramzi Boudina

Médias et pouvoir

Il faut mentionner que la presse et le gouvernement ont, de l’indépendance de l’Algérie jusqu’à la fin du siècle dernier, toujours entretenu une relation très étroite, car les médias sont régis par une stricte politique gouvernementale. Les médias, plus particulièrement la presse publique, étaient largement, si ce n’était pas entièrement, sous le contrôle du gouvernement et constituaient l’outil politique du gouvernement afin d’informer la population. La presse publique relayait de manière quasi automatique l’agenda politique des dirigeants et les journalistes n’étaient pas en mesure de divulguer des opinions dissidentes à l’endroit de leur employeur. Cette dynamique de contrôle s’est perpétuée jusqu’au début des années 90 alors que le gouvernement opta pour un virage « démocratique » sous la pression de la population. Ainsi, une certaine indépendance journalistique a été obtenue à ce moment.

30 ans plus tard, le gouvernement algérien ne s’est toutefois jamais habitué à recevoir des critiques de la part des mêmes entités qui, autrefois, étaient sous son contrôle et encore moins de la part de ses citoyens. Avec l’arrivée d’internet et la prolifération de l’information grâce aux réseaux sociaux, plus de gens sont en mesure de participer aux discussions entourant la vie politique en émettant leurs opinions sur différentes plateformes. Les opinions dissidentes à l’égard du gouvernement sont rapidement relayées sur les réseaux sociaux et obtiennent des appuis considérables ce qui suscite du mécontentement au gouvernement, car n’ayant pas de contrôle sur ces plateformes. Les dirigeants du pays sont très sensibles aux critiques à leur encontre, les poussant à adopter des mesures répressives qui sont contraires aux réclamations du peuple algérien quant à leurs libertés et leur désir de transition démocratique.

Contestation dans les rues en Algérie contre le régime. Source: © Fateh Guidoum / Photo AP

Qu’annonce la suite ?

La suite pour le pays s’annonce complexe. D’une part, il ne semble pas y avoir beaucoup d’issues pour les journalistes comme Drareni qui sont, à l’heure actuelle, toujours enfermés dans les prisons d’Algérie. Malgré la participation active d’ONG, du comité national de libération des détenus (CNLD) et de la société civile pour la libération de ces journalistes, leur libération ne se déroule pas aussi facilement que prévu. De plus, les appels de certains pays, au cours de l’année, dont ceux de l’Union européenne, qui condamnent les actes du gouvernement algérien, ne semblent pas assez forts pour émouvoir le président Tebboune. Le gouvernement conserve sa position fermement et ne semble pas prêt à revenir sur ses pas. Par ailleurs, le gouvernement perpétue ses actes de répression, notamment en s’attaquant aussi à différents médias en ligne. Le gouvernement serait, selon plusieurs sources, en train de mener une campagne de censure. Il y a environ un mois, trois sites d’information furent la cible du gouvernement qui a décidé de les suspendre de manière temporaire. Deux d’entre eux ont pu reprendre leurs activités assez rapidement. Toutefois, le troisième site d’information, Casbah Tribune, fondé par Khaled Drareni, demeure suspendu et les internautes n’y ont plus accès.

En conséquence des derniers événements qui ont eu lieu en Algérie, le peuple algérien est, d’une part, censuré par le gouvernement, mais dorénavant il s’autocensure aussi afin de ne pas obtenir le même sort que ses compatriotes Drareni et Riahi. Par exemple, le journal satirique El manchar avait, en mai 2020, décidé de fermer ses portes à la suite des nombreuses arrestations de journalistes. Pour le fondateur du journal et ses collègues, la situation tendue quant à la liberté d’expression et la liberté de presse en Algérie ne leur permet pas de s’exprimer comme ils le voudraient et de faire leur travail correctement, ceux-ci préférant ainsi mettre un terme à leurs activités par peur de représailles. Cela dit, après quelques mois, le journal a finalement décidé de reprendre ces activités.

Toutefois, ce retrait de l’espace public de la part de certains journaux et journalistes pourrait inciter d’autres à adopter de semblables décisions. Différentes ONG s’inquiètent de cette tendance à la censure. D’une part, cette censure occasionne la perte de joueurs importants et actifs qui, par l’entremise de leur travail, permettent de conserver la liberté d’expression et de presse dans le pays. D’autre part, la population, elle, a un accès très restreint à de l’information diversifiée causé par l’absence de pluralisme, portant par ce fait même atteinte à la qualité de l’information. La situation en Algérie ne présage rien de rassurant pour la suite, car en dépit des revendications et des multiples manifestations des Algériens, le gouvernement ne fait que resserrer l’étau autour des libertés individuelles.

Pour approfondir

Amnistie Internationale. (2020, 27 août). Algérie : Des journalistes condamnés à de lourdes peines de prison dans un contexte de répression croissante. https://amnistie.ca/sinformer/2020/algerie/des-journalistes-condamnes-de-lourdes-peines-de-prison-dans-un-contexte-de.

Ben Saïd, K. (2020, 18 mai). Liberté d’expression. Le site satirique algérien “El Manchar” disparaît sous la pression du pouvoir. Courrier international. https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/liberte-dexpression-le-site-satirique-algerien-el-manchar-disparait-sous-la-pression.

Ben Salem, M. (2020, 10 décembre). Liberté d’expression : Censurer les médias, la nouvelle arme du gouvernement en Algérie. Courrier international. https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/liberte-dexpression-censurer-les-medias-la-nouvelle-arme-du-gouvernement-en-algerie.

France24. (2020, 8 septembre). Algérie: jugé en appel, le journaliste Khaled Drareni rejette les accusations. https://www.france24.com/fr/20200908-alg%C3%A9rie-jug%C3%A9-en-appel-le-journaliste-khaled-drareni-rejette-les-accusations.

Hamzaoui, H. (2019). De la liberté d’expression à la « Radio algérienne »: Aux origines de la révolte des journalistes radio durant le « Hirak ». NAQD. https://www.cairn.info/revue-naqd-2019-1-page-127.htm.

Imadalou, S. (2020, 6 janvier). Les promesses de Tebboune face à la dure réalité nationale : 2020, un virage difficile à négocier. El watan.. https://www.elwatan.com/pages-hebdo/sup-eco/les-promesses-de-tebboune-face-a-la-dure-realite-nationale-2020-un-virage-difficile-a-negocier-06-01-2020.

RFI. (2020, 20 décembre). Algérie: les promesses du nouveau président et les attentes de la rue. https://www.rfi.fr/fr/afrique/20191219-algerie-serment-abdelmadjid-tebboune-promesses-changement.

RSF. (2020, 14 septembre). Qui est Khaled Drareni, le symbole de la liberté de la presse en Algérie? https://rsf.org/fr/actualites/qui-est-khaled-drareni-le-symbole-de-la-liberte-de-la-presse-en-algerie.

RSF. (2020, 26 novembre). Algérie : le Parlement européen demande la libération immédiate et sans condition du journaliste Khaled Drareni. https://rsf.org/fr/actualites/algerie-le-parlement-europeen-demande-la-liberation-immediate-et-sans-condition-du-0.

RSF. (2020, 3 décembre). Algérie : RSF condamne le blocage de trois sites d’information supplémentaires. https://rsf.org/fr/actualites/algerie-rsf-condamne-le-blocage-de-trois-sites-dinformation-supplementaires.

Semmar, A. (2020, 8 mai). Hirak : En Algérie, aujourd’hui est encore pire qu’hier. Courrier International. https://www.courrierinternational.com/article/hirak-en-algerie-aujourdhui-est-encore-pire-quhier.

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Magali Levesque
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Étudiante au baccalauréat en études internationales à l’UdeM et rédactrice au Caium. Je me spécialise en paix et sécurité et je m’intéresse aux droits humains.