Colombie : les enfants du Venezuela, premières victimes de la crise migratoire

À Bogota, les migrants en situation d’irrégularité vivent dans la pauvreté et la violence.

Emma Guerrero Dufour
La REVUE du CAIUM
10 min readJul 19, 2019

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Avec la réouverture de la frontière colombo-vénézuélienne, une nouvelle vague de migrants vénézuéliens quittent leur pays dans l’espoir d’améliorer leur sort. Une fois de l’autre côté, les enfants migrants sont exposés à de nombreux dangers, comme le trafic humain, le travail infantile et le risque de demeurer apatride. Reportage*.

Yusmely Tamayo, sa fille Fabyany et Johandris Delgado, migrantes vénézuéliennes. Photo : Emma Guerrero Dufour.

BOGOTA, correspondance — Située dans le secteur Los Martíres, l’un des quartiers les plus défavorisés de Bogotá, La Fundación Social Crecer (la Fondation sociale pour « grandir ») offre un service de garderie gratuite aux familles du secteur. Le bâtiment de quatre étages de brique rouge et de béton, orné d’un dessin de papillon monarque, était à l’abandon avant de tomber entre les mains de la directrice de l’organisme, Esperanza Arevalo qui l’a restauré et transformé en un véritable lieu de référence pour les habitants du coin.

Dans ce quartier qui est l’un des plus dangereux de la capitale colombienne, où se côtoient narcotrafiquants, mendiants et prostituées, l’odeur de gazoline se mêle à la misère et au fumet du maïs grillé. « Dans ce secteur, tout se peut », affirme Esperanza Arevalo, qui parle du quartier comme d’un no mans land.

C’est dans des endroits comme celui-ci, où la police exerce un contrôle sporadique, que vient s’établir une bonne partie de la population migrante irrégulière. « Ici, personne ne leur demande leurs papiers. Ils peuvent donc pratiquer des activités commerciales illégales, comme la prostitution », explique Mme Arevalo.

Le secteur fait d’ailleurs partie de la « zone de tolérance » où les travailleuses du sexe ont le droit de pratiquer sans risquer de se faire arrêter. Plusieurs de ces femmes ont d’ailleurs recours à la garderie de la fondation.

Photo : Emma Guerrero Dufour.

Sans-papiers et vulnérables

Avec ses murs tapissés de dessins d’enfants, la garderie de la Fundación social crecer est comme une oasis de paix dans ce chaos urbain des plus hostiles. « La mission première du centre est de veiller à ce que les besoins de base des enfants soient comblés et leurs droits soient respectés », explique Natalia Fonseca, coordonnatrice de la garderie.

Cette dernière affirme avoir remarqué une augmentation du nombre d’enfants vénézuéliens fréquentant le centre. De 2017 à 2019, le nombre de familles vénézuéliennes enregistrées auprès de l’organisme serait passé de 32 à 130, détaille-t-elle.

Seulement 13 sur les 170 enfants inscrits à la garderie possèdent actuellement le Permiso Especial de Permanencia (PEP), un permis qui leur octroie le droit de demeurer sur le territoire colombien pour une durée de deux ans.

Un tel document permet également à ses détenteurs de s’inscrire à un régime d’assurance sociale et aux enfants migrants d’aller à l’école. Selon Mme Fonseca, plus de la moitié des enfants du centre sont des migrants vénézuéliens et la grande majorité est sans-papiers, ce qui les place dans une situation d’irrégularité, l’accès aux services de base en santé et en éducation leur étant limité.

« Bogotá : 2600 m plus proche des étoiles »

Cette devise créée lors de la précédente campagne électorale de l’actuel maire de la ville, Enrique Peñalosa, invitait les touristes à découvrir une ville pleine de possibilités. Elle fait toujours écho dans l’imaginaire des migrants vénézuéliens qui se dirigent massivement vers la capitale, en quête de meilleures opportunités de travail.

Dans cette grande métropole de huit millions d’habitants, la vie peut être dure pour les migrants en situation d’irrégularité qui vivent dans la pauvreté et la violence. D’autant qu’ils font face à de la xénophobie. « Les gens pensent que Bogotá est le lieu où ils vont trouver des solutions à leurs problèmes. C’est pourtant l’endroit où il y a le plus de problèmes », estime Fabian Cardenas, coordonnateur des migrations pour la Croix rouge colombienne.

Environ 250 000 migrants sont actuellement enregistrés à Bogotá par l’agence du ministère des relations extérieures de Colombie, Migración Colombia. Fabian Cardenas soutient toutefois que ce chiffre pourrait doubler si l’on tenait compte des arrivées irrégulières.

La capitale n’est toutefois pas priorisée pour l’attention aux migrants, selon M. Cardenas et ce sont plutôt des villes comme Cúcuta, près de la frontière vénézuélienne qui reçoivent le plus d’aide nationale et internationale.

Photo : Emma Guerrero Dufour.

Traite humaine et exploitation infantile

Susana Salas, 21 ans, et son mari ont traversé la frontière en 2018 avec leur fille de huit mois. Arrivés au terminal de Cúcuta, épuisés par leur longue traversée, on refuse de les laisser passer avec le bébé parce qu’elle n’a pas de papiers. « Ils nous ont menacé de nous l’enlever » confie Susana, qui s’est vue obligée de payer les autorités pour éviter le pire.

La Croix rouge colombienne fait souvent face à des cas de victimes de trafic humain chez les migrants vénézuéliens. « La semaine dernière, nous avons rencontré une migrante vénézuélienne de 24 ans qui marchait avec onze enfants et qui affirmait qu’ils étaient tous d’elle », raconte M. Cardenas. « Si on fait le calcul, ce n’était tout simplement pas possible. »

Selon le coordinateur des migrations pour la Croix-Rouge colombienne, les migrants mineurs non-accompagnés sont des proies faciles pour les réseaux de traite humaine.

Susana Salas et sa fille de deux ans. Photo : Emma Guerrero Dufour.

Les enfants représentent un tiers des victimes du trafic d’êtres humains dans le monde, selon un rapport de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) publié en 2016. Au total, cette activité illégale génère approximativement 32 000 millions de dollars par ans, selon le gouvernement colombien, dans un rapport publié en 2018.

Zulaica Peña Ríos, 28 ans, mère monoparentale de trois enfants, se voit aujourd’hui obligée de vendre des sucreries dans la rue pour survivre. « Je suis venue avec l’intention de travailler, mais je ne trouvais rien. On me disait que sans passeport colombien ce n’était pas possible », raconte-t-elle.

Arrivée à Bogotá il y a un an, à la veille des festivités de Noël, avec son plus jeune fils atteint d’une cardiopathie, elle n’a pas réussi à trouver un emploi équivalent à celui qu’elle avait au Venezuela, dans une pharmacie de Caracas. « Je n’ai pas eu d’autre choix que de vendre des bonbons dans le train », confie Zulaica. « C’était très dur au début. Chaque fois que j’y allais, je me mettais à pleurer. C’était très humiliant. »

Il est fréquent de voir dans le Transmilenio, système de transport en commun de la capitale, des migrants quémander un peu de monnaie, avec leurs enfants dans les bras, chacun portant la douloureuse histoire d’une migration forcée.

Plusieurs migrants contraints de vendre dans la rue se sont aperçus qu’il était souvent plus rentable d’avoir leurs enfants avec eux, selon Natalia Fonseca. Plusieurs enfants passent ainsi la journée dans la rue, au lieu d’aller à l’école. « C’est une forme d’exploitation infantile et ça les expose à des risques », déplore-t-elle.

Migrantes vénézuéliennes vendant des bonbons à Manizales, Colombie. Photo : Emma Guerrero Dufour.

Apatrides

« À Caracas, j’avais un travail stable, j’avais mon entreprise, mais la situation du pays est devenue insoutenable », se remémore Derwis Romero, père veuf de 41 ans, qui soutient avoir quitté son pays parce que sa vie y était menacée. « On m’a attaqué à trois reprises. Une fois, des hommes sont rentrés chez moi pendant la nuit et m’ont ligoté, puis frappé. »

Il raconte que lorsque son fils est né, il n’y avait pas moyen de lui faire faire un certificat de naissance, faute de matériel gouvernemental pour procéder. « On ne pouvait pas enregistrer officiellement la naissance de mon fils », déplore Derwis. Son épouse est décédée lors de l’accouchement suite à une hémorragie. L’hôpital était à court de ressources pour lui faire une transfusion sanguine.

Derwis Romero et son fils. Photo : Emma Guerrero Dufour.

Selon les estimations de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, 20 000 enfants seraient actuellement sans statut légal en Colombie.

« Beaucoup d’enfants finissent apatrides lorsqu’ils naissent en Colombie de parents vénézuéliens sans papiers », explique Natalia Fonseca, coordonnatrice de la garderie de la Fundación Social Crecer. La Colombie est l’un des trois seuls pays d’Amérique Latine, avec le Chili et la République dominicaine, à ne pas octroyer le droit du sol.

Dans une entrevue accordée au journal colombien El Espectador, Juan Ignacio Mondelli de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés en Colombie, explique qu’un enfant apatride n’existe pas aux yeux de la loi et ses droits ne peuvent donc pas être protégés.

Des efforts sont toutefois déployés pour éviter que les enfants ne se retrouvent dans cette situation. Le coordonnateur des migrations pour la croix rouge colombienne à Bogotá, Fabian Cardenas, soutient que six bureaux d’enregistrement sont dédiés à cette question dans la capitale.

Il existerait désormais un programme du bureau de l’État civil colombien, où la naissance d’enfants migrants vénézuéliens en situation d’irrégularité peut être enregistrée, dit-il. Leur naissance est reconnue en territoire extérieur, sans toutefois que la nationalité colombienne ne leur soit octroyée.

Rester ou repartir ?

« Tout ce que je veux, c’est travailler et vivre bien » dit Susana Salas, qui vient d’obtenir le PEP. Ce souhait de retrouver une certaine stabilité peut sembler anodin, mais il représente beaucoup d’espoir pour plusieurs de ces migrants vénézuéliens, habitués à de meilleures conditions de vie dans leur pays, avant le début de la crise. Le choc est plus dur à encaisser pour une certaine classe moyenne, qui n’a jamais manqué de rien et qui tombe de haut.

Zulaica Peña Rios compte elle aussi rester en Colombie. Celle qui pensait rester trois mois ici et retourner au Venezuela aimerait monter un petit commerce alimentaire à Bogotá. « Tout ce que je veux c’est ne plus être dans la rue » dit-elle, en rappelant les risques de dénonciation et la violence à laquelle elle est exposée quotidiennement. « La rue, ce n’est pas un futur pour mes enfants », soupire la jeune mère de 28 ans.

Alexander Pineda, lui aussi dans la vingtaine, affirme en revanche vouloir retourner au Venezuela, une fois la crise passée. « Je veux participer à la reconstruction de mon pays, comme les Berlinois après la guerre » dit-il, en berçant doucement son bébé âgé de quelques semaines. « Je veux faire partie de la transition. »

Alexander Pineda et son bébé. Photo : Emma Guerrero Dufour.

Le Venezuela, cet écran de fumée

L’intensification des migrations remonte à 2015, selon le professeur de l’Universidad del Norte de Barranquilla, en Colombie, Sébastien Dubé, qui identifie le du cul-de-sac politique qui a pris forme avec le durcissement du régime Maduro, comme un des éléments aggravants de la crise, en plus de dégradation des conditions économiques à partir de 2014,

La crise du régime vénézuélien et la dérive autoritaire du gouvernement de Nicolás Maduro ont servi les intérêts des gouvernements et des partis de droite en Amérique Latine, qui peuvent tirer profit électoralement de l’écrasement du projet chaviste, selon M. Dubé. La gauche se voit ainsi discréditée et le contre-exemple vénézuélien sert d’écran de fumée.

En revanche, il soutient que les partis de gauche latino-américains ont été excessivement timides dans leurs critiques du gouvernement Maduro. « Il y a toute une gauche latino-américaine plus radicale qui est incapable d’adopter un discours plus critique envers le gouvernement Maduro, ce qui sert les intérêts de la droite » affirme M. Dubé.

Pour ce qui est de l’enjeu migratoire, le professeur soutient que le but premier des pays latino-américains est de freiner les flux, à l’instar de la communauté européenne et de la tendance mondiale anti-migration. « Ni la Colombie, ni l’Équateur, ni le Pérou n’ont les moyens d’assurer des services de base à ces centaines de milliers de Vénézuéliens », affirme-t-il. « C’est un défi énorme pour les pays latino-américains qui ont déjà de la difficulté à assurer ces services de base à leur propre population. »

L’Équateur est prêt à assumer le transport des Vénézuéliens à travers tout le pays pour les emmener jusqu’à la frontière avec le Pérou, mais le Pérou exige désormais un visa aux Vénézuéliens qui veulent rentrer au pays.

La Colombie est le pays qui héberge le plus grand nombre de réfugiés et de migrants en provenance du Venezuela, selon le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés.

Toutefois, aucun pays latino-américain n’aurait, selon le professeur Dubé, intérêt à ce que cette crise évolue en une intervention militaire étrangère, un coup d’état ou une guerre civile. « Leur intérêt irait plutôt dans le sens d’une amélioration des conditions politiques au Venezuela pour stabiliser le flux migratoire », soutient-il.

En attendant, ils sont toujours près de quatre millions de Vénézuéliens à avoir fui leur pays depuis 2015, selon l’Organisation des Nations Unies.

Laureymar De Jesús, mère monoparentale et ses trois fils devant un des refuges pour migrants de la Croix rouge colombienne à Bogotá. Arrivés la veille, ils partiront le lendemain pour le Pérou. Photo : Emma Guerrero Dufour.

Depuis la publication de cet article, la Colombie a octroyé la citoyenneté colombienne à plus de 24 000 enfants vénézuéliens en situation d’irrégularité. Pour plus de détails : https://www.nytimes.com/2019/08/05/world/americas/colombia-citizenship-venezuelans.html?fbclid=IwAR3xZfe72262JOkTPlPYkw0X49xodoE9B1mYS_NtCoFnWx2zeNZRP3-EDto

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Emma Guerrero Dufour
La REVUE du CAIUM

Co-rédactrice en chef du CAIUM. Étudiante au baccalauréat en Études internationales à l'Université de Montréal. Journaliste pour Quartier Libre.