En Géorgie, une discrimination électorale à grande échelle

Regard sur des pratiques électorales douteuses à l’égard des minorités dans le Peach State

Édouard Beaudoin
La REVUE du CAIUM
10 min readNov 3, 2020

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Le 12 octobre dernier, de nombreuses personnes se sont présentées au vote par anticipation à Augusta, en Géorgie. Photo: Michael Holahan/The Augusta Chronicle

Alors que des millions d’Américains sont appelés aux urnes aujourd’hui, certains n’attendront presque pas avant de voter, tandis que d’autres patienteront de longues heures derrière une file qui s’étend sur des kilomètres. Et ces personnes ont plus de chances d’être Afro-américaines ou Latino-américaines. Incursion en Géorgie, état clé de cette élection présidentielle, où le droit de vote des minorités est parsemé d’obstacles.

E n juin dernier, pendant la primaire de la Géorgie, Kevin A. Cronin se rend à Sandy Springs, une banlieue blanche d’Atlanta, pour y filmer un bureau de vote et y constater l’absence de file d’attente à l’extérieur. La réalité est différente dans les comtés plus diversifiés, où des électeurs et électrices ont dû attendre au-delà de cinq heures dans des files d’attente aussi longues qu’un terrain de football avant de pouvoir enfin voter. Ce contraste frappant a toutes les apparences non pas d’un hasard géographique, mais bien d’un effort concerté de l’État de Géorgie pour réduire l’accès aux bureaux de vote, particulièrement pour les populations racisées, jumelant purges de listes électorales, fermetures de masse de bureaux de scrutin, machines défectueuses et obstacles bureaucratiques.

Feu vert aux inégalités

En 2013, la plus haute cour du pays a, dans l’affaire Shelby County c. Holder, renversé un pan important du fameux Voting Rights Act de 1965 qui exigeait que tout changement de règlement touchant l’accès au vote dans les États avec un historique de discrimination électorale soit révisé par le département de la justice, une clause appelée preclearance. Cette décision fut justifiée par le fait que les données contenues dans les dispositions de la loi dataient de plus de 40 ans, rendant ainsi sa section 5 inconstitutionnelle. Dès lors, plusieurs États ont initié plusieurs manoeuvres pernicieuses envers les électeur.rice.s de couleur. C’est le cas de la Géorgie, où il a été estimé que pendant la primaire de juin dernier, les Afro-américain.e.s dans les comtés à majorité démocrate attendaient en moyenne 50 minutes de plus que les personnes blanches pour exercer leur droit de vote. À l’échelle nationale, les Noir.e.s attendent en moyenne 45 % plus longtemps que les Blanc.he.s.

Une étude réalisée par la Georgia Public Broadcasting et ProPublica affirme que 331 bureaux de scrutin ont fermé dans le Peach State de novembre 2012 à juin 2020, alors que la liste électorale de l’État s’est allongée de 2 millions de personnes. En parallèle, les neuf comtés constituant la région métropolitaine d’Atlanta réunissent la moitié des personnes votantes géorgiennes, alors qu’ils ne disposent que de 38 % des bureaux de vote de l’État. Résultat : les comtés plus multiculturels comptent davantage d’électeurs.rices pour moins de bureaux de scrutin, allongeant ainsi les files d’attente et décourageant ceux et celles-ci de se prévaloir de leur droit de vote. Nous verrons plus loin que ces fermetures de masse étaient monnaie courante auprès de l’administration de l’État, surtout au sein de comtés plus multiculturels et défavorisés.

Quand technologie s’oppose à démocratie

En plus d’une pénurie de bureaux de scrutin, l’équipement utilisé semble avoir alourdi de manière considérable le processus électoral; pendant l’élection de mi-mandat de 2018, plusieurs machines électorales dans les bureaux de vote étaient défectueuses ou manquantes, certaines vieilles d’une dizaine d’années. Dans le district électoral de Cobb, une banlieue d’Atlanta, on dénombrait un total de 1050 machines, alors que 550 étaient séquestrées dans des entrepôts gouvernementaux. Certaines machines furent même livrées sans fil d’alimentation.

Un employé travaillant dans un bureau de scrutin en Floride. Photo: Chandan Khanna/AFP

À l’origine de ces irrégularités, une décision de la juge du district Amy Totenberg en décembre 2017 qui ordonna le retrait de certaines de ces machines jugées vulnérables aux cyberattaques. Cette décision s’inscrit dans un effort de prioriser le bulletin papier plutôt qu’électronique, plus simple à certifier pour les autorités, alors que la Géorgie est l’un des cinq États n’ayant pas de bulletins papier au cas où une machine serait défectueuse. Bizarrement, ces mesures ont affecté de manière disproportionnée les régions défavorables aux républicains.

Changer les règles du jeu

Il y a deux ans, la Géorgie choisissait son prochain gouverneur. L’élection opposait la cheffe démocrate à la Chambre des représentants de l’État, Stacey Abrams, au secrétaire d’État géorgien Brian Kemp. Ce dernier fut l’objet de nombreuses critiques, celles-ci accusant Kemp de truquer l’élection à son avantage avec les pouvoirs que lui confèrent son poste.

Une enquête indépendante abonde en ce sens; Brian Kemp aurait supprimé 340 134 électeurs et électrices des listes électorales sous la fausse prémisse que ces personnes avaient déménagées. Ces noms font partie d’une plus large purge réalisée entre 2016 et 2017, dans laquelle entre 500 000 et 700 000 noms ont été retirés des listes électorales de l’État. Une enquête du New York Times révèle que les électeurs et électrices noir.e.s furent purgés en plus grand nombre dans la moitié des comtés de l’État, une dure réminiscence au passé ségrégationniste de la Géorgie sous les lois Jim Crow.

Des poursuites intentées contre Kemp accusent ce dernier d’avoir décliné l’enregistrement de 50 000 nouveaux électeurs, dont 70% de Noir.e.s, un mois avant l’élection. L’administration justifie ces refus par des contradictions mineures dans l’épellation des certains noms, un motif pénalisant de manière disproportionnée les personnes racisées, ou tout simplement pour ne pas s’être prévalu de son droit de vote dans les dernières élections. Il convient de mentionner que Stacey Abrams, elle-même Afro-américaine, bénéficiait du soutien de 93% des Noir.e.s et de 62% des Latino-américain.e.s. En fin de compte, Brian Kemp a été élu gouverneur de la Géorgie, avec une mince avance de 54 000 voix.

L’Atlanta Journal-Constitution a qualifié ces purges de « plus grande privation de droit de vote de masse de l’histoire des États-Unis ».

Brian Kemp, gouverneur républicain de la Géorgie, accueille Donald Trump à l’aéroport Hartsfield-Jackson d’Atlanta le 15 juillet dernier. Photo: Jonathan Ernst/Reuters

En plus d’avoir été à la fois chef d’orchestre et participant à son élection, Kemp, qualifié de « formidable architecte de la suppression des votes » par Stacey Abrams, fut le principal artisan de ce qu’il appelle la consolidation des bureaux de vote, phénomène décrit plus haut, alors qu’il était secrétaire d’État de Géorgie de 2010 à 2018. L’administration de l’État a depuis longtemps largement ignoré l’afflux de plaintes concernant les temps d’attente déraisonnables et la fermeture injustifiée de bureaux de scrutin. À titre d’exemple, quelques mois avant l’élection de mi-mandat de 2018, l’administration républicaine avait comme projet la fermeture de sept des neuf bureaux de scrutins du comté de Randolph, à majorité afro-américaine. Dans un mémo interne de février 2015, il incita les autorités locales à consolider le plus de bureaux de vote possible, et orienta ces autorités dans le processus. Au menu: redécoupage des cartes électorales et fermeture de bureaux de scrutin tous azimuts.

Dans un rapport de septembre 2018, la U.S. Commission on Civil Rights critiquait sévèrement le traitement que réserve la Géorgie aux électeurs.rices issu.es des minorités. Dans ce rapport, la commission énumère cinq pratiques électoralistes récurrentes et particulièrement nuisibles à leur égard : l’obligation de fournir une identification visuelle afin de voter, l’obligation de fournir des documents prouvant la citoyenneté américaine, des restrictions quant au vote par anticipation, des purges dans les listes électorales ainsi que la fermeture et la relocalisation de bureaux de scrutin.

La Géorgie est le seul État à répondre à ces cinq critères.

Suppression systémique

La Géorgie n’est toutefois pas seule; cette suppression des votes à grande échelle semble être un stratagème courant pour de nombreux États afin, dit-on, de réduire la fraude électorale, comme au Texas, où les changements démographiques avantagent les hispaniques et les jeunes. Le gouverneur de l’État, Greg Abbott, a ordonné le comté de Harris, abritant les 4 millions d’habitants de la ville de Houston, de retirer 11 lieux de dépôts de bulletins par correspondance pour n’en garder qu’un seul. Rappelons que depuis 2012, le Texas a forcé la fermeture de pas moins de 750 bureaux de scrutin, particulièrement dans des comtés à fortes concentrations afro-américaines et latino-américaines.

En novembre 2018, la Floride a voté oui à la proposition 4 rétablissant le droit de vote aux ex-détenu.e.s, une victoire retentissante pour les activistes du droit de vote. Cependant, les républicains avaient d’autres plans en tête; plutôt que de directement leur octroyer le droit de vote, le gouverneur républicain nouvellement élu Ron DeSantis a introduit une loi imposant à ces ancien.ne.s détenu.e.s des frais administratifs de justice dont ils et elles doivent se départir afin de voter, une mesure qui affecte de manière disproportionnée les Afro-américain.e.s et Latino-américain.e.s.

Ironie du sort, le gouverneur Ron DeSantis a connu lui aussi son lot de problèmes lorsqu’il s’est présenté à son bureau de scrutin pour voter, après qu’un homme ait changé son adresse.

Cette année, plus d’électeur.rice.s que jamais ont choisi de voter par la poste, résultat de la pandémie. Rappelons qu’il s’agit de la méthode de vote préconisée par une pluralité de démocrates, comme expliqué dans cet article d’Alexia Belzile, rédactrice pour La Revue du CAIUM. Les républicains se sont alors tournés vers les tribunaux afin de réduire la portée du vote par la poste, comme au Wisconsin, où la Cour suprême a refusé d’étendre la date limite pour soumettre son bulletin de vote par correspondance. Des efforts similaires ont toutefois échoué en Pennsylvanie.

Photo: Joshua Roberts/Reuters

Cette sorte de discrimination électorale semble également s’étendre au vote par la poste ; les Noir.e.s, les Hispaniques et les jeunes ont plus de chances de voir leur bulletin de vote postal être rejeté, un enjeu préoccupant pour les démocrates qui comptent sur une forte participation de cet électoral par correspondance.

Advancement vers l’arrière

Parce que la disposition du Voting Rights Act de 1965 fut déclarée inconstitutionnelle dans l’affaire Shelby, les représentants démocrates ont introduit en Chambre H. R. 4, une loi qui rétablirait l’obligation pour certains États, dont la Géorgie et le Texas, de soumettre tout changement au processus électoral au Department of Justice pour approbation. Le John Lewis Voting Rights Advancement Act of 2019, nommé de manière posthume en l’honneur du représentant démocrate de la Géorgie, figure de proue du mouvement pour les droits civils et décédé en juillet dernier, fut approuvé en Chambre et envoyé au Sénat, où il est resté lettre morte. Même dans la situation peu probable où le projet de loi passerait au vote et serait approuvé, il est fort possible que la Maison-Blanche de Donald Trump y applique son droit de veto.

Cependant, la présidence, le Sénat ainsi que la Chambre des représentants sont aujourd’hui en élections, et les résultats de ceux-ci pourraient bien sceller l’issue des droits de vote à l’échelle nationale. Joe Biden soutient cette législation, alors que Donald Trump s’y oppose farouchement.

Le renversement de la clause du preclearance dans l’affaire Shelby a servi de laissez-passer pour de nombreux États afin de réduire l’accès au bureau de vote, et plus particulièrement pour les personnes afro-américaines et latino-américaines. Avec la consolidation de cette décision dans une série de jugements subséquents (Abbott c. Perez ; Husted c. Randolph Institute), la Cour suprême à majorité conservatrice raffermit son assise sur ce laissez-faire électoral, cimenté par la confirmation d’Amy Coney Barrett. Changer les règlements afin de déterminer qui a droit de parole dans le choix des représentants du peuple peut avoir des conséquences dévastatrices sur la santé de la démocratie à long terme, en plus de mettre en péril les règles de bonne gouvernance. En attendant, le cuisant soleil de Géorgie plombera toujours les électeurs racisés, dressés sur de longues files d’attente en serpentins.

La Géorgie dans la mire des démocrates

Les républicains se trouvent aujourd’hui devant un scénario qui aurait été improbable il y a dix ans: le Texas, l’Arizona et la Géorgie pourraient bien passer aux mains des démocrates selon la plupart des sites de prédictions. Et pour cause, ces trois États ont tous un dénominateur commun : ils ont connu de grands changements démographiques en l’espace d’une décennie, le Texas et l’Arizona ayant une forte concentration hispanique, et la Géorgie ayant une nombreuse population afro-américaine. Et ces deux groupes sont plus favorables aux démocrates.

Cependant, ces changements démographiques s’opèrent-t-ils aussi rapidement que les démocrates le souhaiteraient? C’est ce que nous verrons dans les prochains jours. Reste que la Géorgie est un État traditionnellement conservateur, et qu’elle n’a pas penché du côté démocrate depuis 1992, année où Bill Clinton réclamait son premier mandat. Une chose est sûre, le combat pour la Géorgie sera féroce et très serré. En plus des 16 grands électeurs à gagner, l’État doit élire deux sénateurs en même temps, une situation plutôt rare. La Géorgie est classée comme toss-up selon le site FiveThirtyEight.

Projection du vote populaire en Géorgie. Source: FiveThirtyEight

Pour approfondir

Fowler, Stephen. (2020, 17 octobre). Why Do Nonwhite Georgia Voters Have To Wait In Line For Hours? Too Few Polling Places. National Public Radio

Oyez. (2013, 25 juin). Shelby County v. Holder.

Bracken, Kassie. & Eaton, Alexandra. (2020, 27 septembre). How Could Voter Suppression Affect the Presidential Election? Look at Georgia. The New York Times

Rabinowitz, Kate. (2018, 20 février). Election Security a High Priority — Until It Comes to Paying for New Voting Machines. ProPublica.

Niesse, Mark. (2018, 8 novembre). Why did some machines sit unused on busy Georgia Election Day? The Atlanta Journal-Constitution.

Dreyfuss, Emily. (2018, 6 novembre). Georgia Voting Machines Issues Heighten Scrutiny On Brian Kemp. WIRED.

Wade, Peter. (2018, 27 octobre). Number of Georgia Voters Purged by Brian Kemp Continues to Climb. Rolling Stone.

Durkin, Erin. (2018, 19 octobre). GOP candidate improperly purged 340,000 from Georgia voter rolls, investigation claims. The Guardian.

Kessler, Glen. (2019, 30 octobre). Did racially motivated voter suppression thwart Stacey Abrams? The Washington Post.

Judd, Alan. (2018, 30 octobre). Georgia’s strict laws lead to large purge of voters. The Atlanta Journal-Constitution.

Fausset, Richard. (2018, 23 août). Georgia County Rejects Plan to Close 7 Polling Places in Majority-Black Area. The New York Times.

U.S. Commission on Civil Rights. (2018, septembre). Assessment of Minority Voting Rights Access in the United States.

Gamboa, Suzanne. (2020, 3 octobre). ‘Racist voter suppression’: Texas laws keep Latinos from the ballot box, groups say. NBC News.

Despart, Zach. (2020, 1er octobre). Gov. Abbott forces Harris County to close 11 mail ballot drop-off sites, leaving just one. Houston Chronicle.

Srikanth, Anagha. (2020, 4 mars). Long voting lines in Texas renew accusations of voter suppression. The Hill.

Ballotpedia. Florida Amendment 4, Voting Rights Restoration for Felon Initiative (2018).

Mazzei, Patricia ; Wines, Michael. (2020, 17 septembre). How Republicans Undermined Ex-Felon Voting Rights in Florida. The New York Times.

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Édouard Beaudoin
La REVUE du CAIUM

Co-rédacteur en chef. Étudiant au baccalauréat en Études internationales. L’actualité, Radio-Canada.