Face à l’embargo, le Qatar s’affirme au travers des musées : envers du tableau

Raphaël Quinteau
La REVUE du CAIUM
Published in
6 min readMay 14, 2019
La vie à Al Barr (Desert), galerie montrant le film Bait Al Shar (tente) et Abderrahmane Sissako à l’arrière-plan dans le Musée national du Qatar © Danica Kus

Sous embargo économique et diplomatique depuis 2017, le Qatar ne cesse de faire parler de lui à l’international. Coupe du monde de football 2022 ou projets de musées pharaoniques, rien ne parait trop gros pour ce petit émirat de la péninsule arabique. Cette politique culturelle semble cacher une autre stratégie : affirmer et protéger son identité dans un environnement régional hostile.

Le 6 juin 2017, le Qatar se retrouve soudainement isolé dans le Golfe persique. L’Arabie saoudite ainsi que les Émirats arabes unis, l’Égypte et Bahreïn, imposent un embargo aérien, terrestre et naval sur le micro-État. Ils reprochent à Doha sa stratégie de « porte ouverte », qui consiste à accueillir tout type de dissidents étrangers sur son territoire. Leurs conditions pour une levée de l’embargo sont claires : couper les liens avec les Frères musulmans, stopper le financement de l’État islamique — une vision subjective des pays voisins, dans la mesure où les preuves ne sont pas formelles —, fermer leur média Al-Jazeera ou encore rompre les relations avec l’Iran.

Pourtant, plus d’un an et demi après son instauration, le Qatar ne semble pas déstabilisé. Fort d’un fonds souverain de plus de 300 milliards de dollars tiré principalement de l’exploitation des gisements de gaz (troisièmes réserves mondiales), le pays multiplie les partenariats avec d’autres puissances émergentes : Turquie, Russie, Chine et Iran. Comble de l’ironie, les Émirats arabes unis sont contraints de faire une exception pour continuer à importer le gaz qatari. Si leur but était de faire céder l’émirat avec le désastre financier qui était annoncé, ce dernier a su rebondir et tirer profit de cette situation géopolitique complexe. Devant cet échec, les voisins tâtonnent, cherchent une issue et semblent changer de ton.

Le Qatar et l’Arabie saoudite, deux voisins ennemis

Les tensions entre l’Arabie saoudite et le Qatar ne sont pas nouvelles. Des crises diplomatiques ont déjà eu lieu en 2002 concernant la chaîne Al-Jazeera, et en 2014 où trois pays, incluant l’Arabie saoudite, ont rappelé leurs ambassadeurs dénonçant le soutien que Doha accordait à des mouvements qui déstabilisaient leur pays.

Riyad voit donc d’un très mauvais œil l’activisme international du Qatar, ou « la diplomatie du tapis volant » selon l’hebdomadaire britannique The Economist. La fracture est aussi dogmatique. Alors que l’Arabie saoudite est « le berceau de l’islam sunnite wahhabite, le Qatar est plutôt le socle de diffusion d’un salafisme qui peut être proche des mouvances radicales » explique Pascal Le Pautremat [1], docteur en histoire contemporaine et relations internationales, spécialiste des crises et conflits contemporains. L’émirat est accusé de financer certains membres de l’État islamique par l’intermédiaire de mécènes, et de créer des fondations prosélytes en Europe.

Les rivalités sont également économiques. « En la matière, on voit bien que les fonds d’investissement tant du Qatar que de l’Arabie saoudite constituent pour chacun d’entre eux une force de frappe en matière de lobbying et de positionnement à l’international. En définitive, chacun redouble d’efforts pour être le plus influent » affirme M. Le Pautremat.

Des émirats dans des logiques de rayonnement concurrentielles

Si dans l’imaginaire collectif occidental le Moyen-Orient rime souvent avec conflits, depuis plusieurs années les termes « émirats » et « culture » sont de plus en plus souvent associés. Ce lien peut sembler récent, mais il remonte pourtant aux années 1970. Alors que les différentes pétromonarchies s’affirment en tant qu’États, chacune développe en parallèle son premier musée national. Avec la volonté de sortir de la tutelle saoudienne en protégeant leur identité nationale, le processus s’accélère dans ces pays à la suite de la deuxième guerre du Golfe (1990–1991). Multipliant les différents projets d’infrastructures culturelles à forte visibilité internationale, deux villes sortent rapidement du lot pour se lancer dans une véritable lutte d’influence : il s’agit de Doha au Qatar et d’Abou Dabi dans les Émirats arabes unis.

Musée national du Qatar © La Croix

Le Musée national du Qatar, dernière prouesse architecturale de Jean Nouvel, est une illustration parfaite de cette compétition. Alors que le Musée des beaux-arts de Montréal brillait de mille feux le 2 mars 2019 pour le vernissage de l’exposition sur Thierry Mugler [2], l’inauguration du musée qatari l’a magistralement évincé du devant de la scène. Personnalités politiques étrangères, acteurs, mannequins, créateurs, architectes ou encore artistes, la liste est longue.

Gigantesque édifice de 52 000 m2, le musée est composé de 11 galeries immersives retraçant l’histoire et l’identité du pays. Il vient s’ajouter aux deux autres musées du Qatar ayant une envergure internationale —le Musée d’Art islamique et le Mathaf : Musée arabe d’art moderne — mais n’est certainement pas le dernier : dix autres projets sont en cours.

Les musées du Qatar : faste ou autoritarisme culturel ?

L’ensemble de ces musées existants — ou futurs — sont pourtant des « musées-miroir » selon Alexandre Kazerouni, politologue et chercheur à l’École Normal Supérieure en France. Dans son livre Le miroir des cheikhs. Musée et politique dans les principautés du Golfe persique (2017) [3], il théorise l’effet miroir de ces musées. Il ne s’agirait pas de créer ces édifices au service de l’art ou de l’histoire, mais plutôt pour l’image que ces derniers renvoient dans le reste du monde. Cette stratégie s’apparente donc à du marketing. Yves Bergeron [4], professeur titulaire de muséologie et de patrimoine au Département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal explique que les musées hésitent moins à investir qu’autrefois, car ils sont devenus des « médias de masse ». Il s’agit aussi pour le Qatar de faire oublier le jeu de financement des mouvements djihadistes, analyse Pascal Le Pautremat.

Les critiques concernant ce musée portent également sur l’une des galeries qui fait l’éloge de la famille souveraine Al Thani, au pouvoir depuis l’indépendance du pays (1971). Mais « les musées font tous de la propagande, pas plus ceux du Qatar que les autres. Ils mettent en valeur les identités nationales et deviennent un moyen de s’affirmer au niveau régional » affirme M. Bergeron. Comme il le rappelle, les musées participent au front intérieur et à la résistance en temps de guerre. Le Musée des beaux-arts de Montréal n’y a d’ailleurs pas échappé. Durant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement canadien faisait venir des expositions des alliés pour conforter leur union.

« Malgré l’image idéale que nous nous faisons des musées, ces derniers ne sont pas neutres » ajoute-t-il.

Toutefois, d’après Pascal Le Pautremat et Alexandre Kazerouni, le Qatar n’est pas loin d’une forme d’autoritarisme culturel. Sheikha Al-Mayassa, sœur de l’émir du Qatar, est à la tête de l’Office des musées du Qatar (AMQ) depuis 2013. Avec un portefeuille d’acquisition de l’ordre d’un milliard de dollars par an, elle est surnommée « reine de la culture » dans le milieu de l’art. De même, les autres lieux culturels du pays sont dirigés par des membres ou des proches de la famille Al Thani, n’ayant pas toujours les compétences requises pour leur poste. Dans son livre, M. Kazerouni écrit qu’il y aurait une exclusion de la société qatarie dans le secteur culturel au bénéfice d’un petit groupe d’individus proches du Cheikh Tamim ben Hamad Al Thani.

« Le monde des musées change, il n’est pas monolithique et évolue en fonction des perspectives géopolitiques » analyse Yves Bergeron.

Dans ce pays, l’effervescence de ces édifices semble donc être en partie liée à sa situation régionale. Face aux tensions avec ses voisins, le petit émirat s’affirme, se distingue et rayonne à l’international pour se protéger. Cette stratégie est aussi bénéfique pour la dynastie Al Thani qui peut ainsi renforcer son pouvoir et se maintenir à la tête du Qatar.

Sources

[1] Propos tirés d’une entrevue téléphonique avec Pascal Le Pautremat le 25/04/2019.

[2] Thierry Mugler est un styliste et grand couturier français dont une partie de son oeuvre fait actuellement l’objet d’une exposition, « Couturissime », au Musée des beaux-arts de Montréal.

[3] Kazerouni, Alexandre. 2017. Le miroir des cheikhs. Musée et politique dans les principautés du golfe Persique. Paris : Presses Universitaires de France.

[4] Propos tirés d’une entrevue avec Yves Bergeron le 24/04/2019.

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Raphaël Quinteau
La REVUE du CAIUM

Diplômé en journalisme. Étudiant en Affaires publiques et internationales spécialisé en diplomatie.