IA : vers une gouvernance mondiale ?

Gaspard Delzeux
La REVUE du CAIUM
Published in
6 min readDec 6, 2023

Lors du sommet mondial sur les risques liés à l’intelligence artificielle en novembre dernier, l’ONU a réaffirmé sa volonté de développer une gouvernance mondiale de l’IA. Cependant, l’organisation se heurte à certains obstacles pour y parvenir, notamment la résistance des États développés et des entreprises technologiques face à une régulation internationale. Une question cruciale émerge alors : la volonté de l’ONU peut-elle surmonter les difficultés pour façonner l’avenir de l’IA ?

Assemblée générale de l’ONU sur les défis et les opportunités de l’intelligence artificielle (IA). (Mike Segar/Reuters)

Un danger pour le monde entier ?

Depuis quelques années, l’intelligence artificielle (IA) connaît un essor immense. Son développement ne date pas d’hier, mais son passage du laboratoire à la société civile a permis l’explosion de son utilisation. ChatGPT, Dall-E, Google Bard… Toutes ces IA génératives ont inondé le marché mondial et conquis des millions d’utilisateurs. Cependant, les risques liés à l’utilisation de l’IA sont nombreux, et très peu régulés.

Le 1er et 2 novembre dernier s’est tenu le premier sommet mondial sur les risques associés à l’IA au Royaume-Uni. Le bilan dressé sur ces risques par Yoshua Bengio, professeur d’informatique à l’Université de Montréal en marge de cet événement est assez sombre : manipulation des opinions publiques à grande échelle, outil de préparation d’attaques terroristes ou encore échapper au contrôle humain. Tous ces scénarios sont envisageables.

Le Premier ministre britannique, Richi Sunak, a justifié quelques jours avant le sommet la nécessité de la tenue d’un tel événement.

« Je ne veux pas paraître alarmiste et certains experts pensent que ces risques ne se matérialiseront pas. Mais s’ils se manifestent, les conséquences seront énormes. (…) Nous pourrions regarder ailleurs, mais nous pensons qu’il vaut mieux affronter cette réalité, car c’est la meilleure chose à faire pour protéger les Britanniques »

Le présent comporte également son lot de risques. Aujourd’hui, les entreprises de l’IA développent leurs algorithmes selon leurs intérêts et sans réelle contrainte. L’exemple de Sam Altman en est l’illustration parfaite. En effet, le CEO d’OpenAI, qui est l’association à but non lucratif fondatrice de ChatGPT, avait été renvoyé par le conseil d’administration pour ses décisions jugées imprudentes et sa stratégie trop commerciale. Quelques jours plus tard, après avoir signé chez Microsoft, ce dernier l’a rétabli à sa place de CEO et licencié le conseil d’administration qui l’avait mis à la porte. Cela s’explique par le fait que la stratégie sur le court terme de Sam Altman bénéficiait davantage à Microsoft que la stratégie long-termiste plus respectueuse des utilisateurs prônés par l’ancien conseil d’administration.

Sam Altman, CEO de l’organisation à but non lucratif OpenAI. (DhakaTribune)

Chine contre États-Unis : les enjeux géopolitiques de la nouvelle “guerre froide de l’IA”

L’IA inquiète également sur la scène politique internationale. De plus en plus d’experts évoquent une “guerre froide de l’IA” entre les États-Unis et la Chine. Depuis l’avènement d’AlphaGO (IA chinoise développée pour jouer au jeu de go) en 2017, la Chine rattrape son retard dans le domaine de l’intelligence artificielle par rapport aux États-Unis. Ce n’est pas sans rappeler le lancement de Spoutnik par les Soviétiques qui éveilla la conscience américaine dans la technologie spatiale. Depuis, les USA investissent massivement dans des programmes de développement de l’IA pour concurrencer leur adversaire chinois.

Une lutte s’est engagée pour l’émergence de champions nationaux, et celui qui sortira vainqueur risque de rafler tous les bénéfices. L’intelligence artificielle est un domaine qui octroie l’avantage du précurseur. Selon celui-ci, le premier acteur à développer l’IA obtiendra un immense prestige et un avantage technologique tel que ses concurrents n’auront aucune chance de le rattraper. Ainsi, une victoire des entreprises américaines ou chinoises entraînerait la chute de ses opposants, comme la victoire du système libéral américain a sonné le glas de l’URSS.

La logique de concurrence semble aujourd’hui primée sur celle de la coopération. C’est pourquoi l’ONU espère inverser la tendance pour promouvoir son modèle de gouvernance mondiale.

Une volonté mise à rude épreuve

Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, était présent au sommet du Royaume-Uni et a appelé, face à ces dérives, à une réponse “unie, durable et globale”. Il a également souligné l’importance que ces technologies “devrait être basée sur les principes fondamentaux de la Charte des Nations Unies et garantir le plein respect des droits humains”. Ce discours s’inscrit dans la continuité de la volonté de l’ONU d’une gouvernance de l’IA par la communauté internationale, illustrée par la création d’un nouvel organisme consultatif sur l’intelligence artificielle en octobre.

Le secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, au sommet mondial sur les risques associés à l’IA, le 2 novembre 2023 à Bletchley Park, au Royaume-Uni © Joe Giddens, POOL/AFP

Dans le domaine de l’emploi, l’ONU adopte également une attitude encourageante. L’OIT a réalisé une étude en août 2022 dans laquelle elle conclut que “la première conséquence de cette nouvelle technologie [l’IA] ne se traduira probablement pas par la destruction d’emplois, mais plutôt par des changements potentiels dans la qualité des emplois, notamment l’intensité du travail et l’autonomie ». L’OIT a ainsi invité les États à concevoir des politiques visant à soutenir un changement « ordonné, équitable et consultatif », promouvant à son tour la mise en place d’une juridiction sur l’intelligence artificielle.

La volonté est présente, mais le chantier va être immense. Il n’existe encore aucune juridiction internationale sur l’intelligence artificielle et pour cause, le terme d’intelligence artificielle ne fait pour l’instant l’objet d’aucune définition internationale.

Même si la nécessité d’une régulation semble faire l’unanimité, de nombreux États traînent du pied pour la mettre en place, notamment les pays développés, pionniers dans le développement de l’IA. Réguler n’est pas forcément dans l’intérêt de leurs entreprises. Ces dernières voient la régulation comme un frein à l’innovation. Certains États n’ont même pas encore instauré de réglementations sur le développement de l’IA au sein de leurs frontières. C’est le cas du Royaume-Uni, et cela tend à décrédibiliser son appel à la régulation.

Pour le moment, seuls les pays en développement et certaines ONG semblent réellement se soucier de l’enjeu d’une régulation mondiale et tentent de poser le dossier sur le devant de la scène internationale.

La régulation internationale de l’intelligence artificielle n’en est qu’à ses balbutiements. Bien que la majorité des pays s’accordent à dire que cela est nécessaire, l’implication concrète dans le processus semble moins les enjoués. Une chose est certaine, face à la taille des enjeux présentés précédemment, seules des actions significatives de la part des acteurs les plus importants pour une régulation internationale de l’IA permettront l’émergence d’une juridiction sur le sujet pour les surmonter.

Les cartes sont en main, la question est de savoir comment ces acteurs vont les utiliser.

Pour approfondir

France 24. 2 novembre 2023. Dangers de l’intelligence artificielle : le chef de l’ONU appelle à une réponse “unie” et “globale”.

https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20231102-le-chef-de-l-onu-appelle-%C3%A0-une-r%C3%A9ponse-unie-et-globale-face-aux-dangers-de-l-ia

Gagné, Jean-François. 2023. Gouvernance de l’IA. Cours de sciences politiques à Université de Montréal, Montréal, Canada.

Le Devoir. 22 août 2023. L’intelligence artificielle pourrait créer plus d’emplois qu’en détruire.

https://www.ledevoir.com/economie/796618/technologie-l-intelligence-artificielle-pourrait-creer-plus-d-emplois-qu-en-detruire

Le Monde. 30 octobre 2023. Le Royaume-Uni organise le premier sommet mondial sur les risques associés à l’intelligence artificielle.

https://www.lemonde.fr/international/article/2023/10/30/le-royaume-uni-organise-le-premier-sommet-mondial-sur-les-risques-associes-a-l-intelligence-artificielle_6197300_3210.html#:~:text=Les%20m%C3%A9dias%20britanniques%20l%27ont,%27intelligence%20artificielle%20(IA).

Le Monde. 22 novembre 2023. Sam Altman revient à la tête d’OpenAI avec le soutien de Microsoft.

https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/11/22/soutenu-par-microsoft-sam-altman-revient-a-la-tete-d-une-openai-en-proie-a-des-nouveaux-defis_6201665_3234.html

UN News. 26 octobre 2023. Le chef de l’ONU annonce la création d’un comité consultatif sur l’intelligence artificielle.

https://news.un.org/fr/story/2023/10/1140052

UN News. 2 novembre 2023. L’intelligence artificielle plus risquée que bénéfique sans garde-fous, selon Guterres.

https://news.un.org/fr/story/2023/11/1140287

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