Imbroglio juridique autour de l’Aquarius: Mobilisation des Suisses

Katérie Lakpa
La REVUE du CAIUM
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10 min readNov 22, 2018

‘’ You have to understand that no one puts their children on a boat unless the water is safer than the land. No one leaves home unless home is the mouth of a shark, you only run for the border when you see the whole city running as well !’’ — Warsan Shire

Afin de mieux saisir tout l’enjeu autour du bateau humanitaire Aquarius, nous nous sommes entretenus avec Omar Azzabi, juriste internationaliste diplômé de l’UQÀM en 2013. Azzabi fût chargé aux droits de l’homme de 2015 à 2016, pour le bureau régional en Afrique de l’Ouest du Haut-commissariat aux droits de l’Homme (HCDH) au Sénégal, puis chargé aux droits de l’homme sur les personnes déplacées internes (PDI) au sein du siège du Haut-Commissariat pour les Réfugiés (HCR) à Genève de 2016 à 2017. Actuellement il travaille dans l’humanitaire pour une ONG appelée l’Appel de Genève spécialiste de la protection des populations civiles par le plaidoyer pour le respect du droit international humanitaire auprès des groupes armés non-étatiques. Parallèlement, Omar Azzabi est membre des Verts Suisse depuis 5 ans ainsi que conseiller municipal en Ville de Genève depuis un peu plus de 8 mois au sein du groupe des Verts section Ville de Genève.

Omar Azzabi

Que pensez-vous de la décision du Panama de retirer son pavillon à l’Aquarius. Vous semble-t-elle juridiquement justifiée?

La raison officiellement donnée par le Panama dans un communiqué de presse du 21 septembre 2018 décrète que ce retrait se justifie « en raison des rapports internationaux reçus, selon lesquels le bateau ne respecte pas les procédures juridiques internationales en matière d’immigrants et de réfugiés secourus en mer Méditerranée. La principale plainte provient des autorités italiennes, qui ont rapporté le fait que le navire a refusé de ramener les migrants et réfugiés secourus à leur lieu d’origine »[1]. Ce qui est étonnant au regard du droit international est que tout d’abord, la décision provient d’un État, en l’occurrence l’Italie, donnant une interprétation du droit international maritime et ne faisant pas office de décision de la part d’une Cour de justice internationale dans ce domaine comme pourrait l’être le « Tribunal international du droit de la mer » [2]. Cela va d’autant plus loin que cette interprétation voulant que l’Aquarius ramène les personnes secourues à leur lieu d’origine (la Libye pour la grande majorité des cas) va à l’encontre d’au moins 4 conventions internationales portant sur le droit de la mer dont la principale étant la Convention de l’ONU de 1982 sur le droit de la mer. Cette dernière dispose en effet à son article 98 (« Obligation de prêter assistance ») la chose suivante :

1. Tout État exige du capitaine d’un navire battant son pavillon que, pour autant que cela lui est possible sans faire courir de risques graves au navire, à l’équipage ou aux passagers:

a) il prête assistance à quiconque est trouvé en péril en mer

b) il se porte aussi vite que possible au secours des personnes en détresse s’il est informé qu’elles ont besoin d’assistance, dans la mesure où l’on peut raisonnablement s’attendre qu’il agisse de la sorte.

Il est difficile de voir comment le Panama et l’Italie, qui ont ratifié cette convention respectivement en 1996 pour le premier nommé et en 1995 pour le deuxième nommé, pourraient contrevenir à leurs engagements internationaux à ce niveau. Ce d’autant plus que la responsabilité unique de l’Aquarius, c’est le sauvetage en mer et c’est le débarquement des survivants dans un « lieu sûr », c’est-à-dire un endroit où la vie des survivants n’est plus en danger, où tous leurs besoins fondamentaux seront satisfaits : eau, alimentation, hébergement et assistance médicale

Pourquoi est-ce important pour les citoyens suisses d’offrir leur pavillon à l’Aquarius?

L’importance découle simplement d’une tradition humanitaire nationale pratiquée depuis plusieurs décennies et qui fait la réputation de la Confédération suisse à travers le monde. Hormis le fait que Genève, désormais reconnu comme la capitale internationale des droits humains (avec le Conseil des Droits de l’Homme), elle est aussi au cœur de la défense du droit international humanitaire pour que la Ville est gardienne des 4 Conventions de Genève dont découle les principes de sauvetage en mer défendu dans le cadre de l’action de l’Aquarius. La Ville est aussi le siège du Comité Internationale de la Croix Rouge (instauré par une figure nationale du nom d’Henri Dunant) ainsi que de nombreuses ONG importantes dans le domaine ainsi que d’importants instituts académiques spécialistes (Académie de Droit International Humanitaire et de Droits Humains à Genève). Faut-il aussi rappeler que depuis 2014, l’Organisation Internationale pour les Migrations a recensé plus de 17 000 morts et disparus [3]et que l’Aquarius était, jusqu’au retrait du pavillon, le seul navire continuant à effectuer de telles opérations de sauvetage? Enfin, et non des moindres, cette demande de pavillon suisse pour le navire émane d’une pétition [4] ayant récolté 25'000 signature en un peu plus de deux semaines.

Certaines personnes accusent le bateau humanitaire d’agir comme complice — volontaire ou non — des passeurs en raison de leurs sauvetages permettant le passage des migrants entre les côtes libyennes et l’Europe. Croyez-vous que cet argument soit justifié?

Cet argument me parait aujourd’hui fallacieux et mensonger. Il suffit de se pencher sur les chiffres du mois de septembre 2018 pour se rendre compte que le sauvetage en mer effectué par l’Aquarius ne découle et ne justifie que par le principe universel « d’assistance à personne en danger ». De nos jours, risquer sa vie pour rejoindre l’Europe par la route migratoire la plus meurtrière du monde se traduit par les chances suivantes : « …une personne sur dix a réussi à atteindre l’Europe, sept sur dix ont été interceptées par les Libyens et ramenées sur la rive sud de la Méditerranée, et deux sur dix ont disparu »[5]. Quand une seule personne sur 10 atteint les rives européennes pour être, dans la majorité des cas, détenu dans un centre européen pour réfugiés, je n’oserais pas appeler ceci de la complicité à la traite d’êtres humains mais plutôt une situation d’extrême précarité dans laquelle ces personnes ne jouissent que du respect minimum de leurs droits fondamentaux au regard du droit international des droits de l’homme. Les chiffres sur la situation de l’immigration vers l’Europe parlent aussi beaucoup puisqu’à l’heure actuelle, avec de telles contraintes sécuritaires et administrative, le taux d’immigration vers l’Europe n’a jamais été aussi bas [6]. Il est encore plus affligeant de constater que, depuis ce que les médias occidentaux appellent « la crise migratoire », l’année 2018 voit 23 fois moins de personnes émigrer vers l’Europe qu’en 2014 (un peu plus de 43 000 personne cette année comparé à plus d’un million de personnes en 2014).

Depuis quelques temps, on observe une baisse considérable des bateaux humanitaires patrouillant la mer méditerranée. Selon vous, qu’est-ce qui explique qu’il y ait une réduction des bateaux humanitaires sur la mer Méditerranée ?

En juin dernier, ils n’étaient que 3 navires de secours civils : L’Aquarius, le Sea Watch 3 (Allemagne) et le Seefuchs (association See-Eye). Pourtant en 2017, il y avait encore une douzaine de navire. L’origine de ces opérations se trouve en 2013 faisant suite à une mobilisation pour un navire transportant 500 migrants qui avait fait 370 victimes [7]. L’organisation Migrant Offshore Aid Station (MOAS), créée par un couple de mécènes maltais, est l’une des premières à affréter un navire de quarante mètres, Phœnix. Il vient alors en renfort de l’opération « Mare Nostrum », lancée par l’Italie pour sauver les embarcations en détresse. En un an, plus de 150 000 personnes ont été sauvées. Selon les évaluations, les ONG opèrent en 2016 environ 40 % des opérations de sauvetage. Le reste est assuré par la marine italienne, l’agence européenne Frontex, ainsi que les bâtiments de marine marchande, obligés par le droit maritime à se dérouter pour porter assistance à des personnes en détresse.

Toutefois, à l’été 2017, l’attitude des autorités italiennes envers les ONG change. Poussé par les discours populistes des partis comme la Ligue du Nord, Rome est de plus en plus réticente à accueillir sur son sol les migrants. Le premier coup de boutoir est porté en août par l’accord signé entre l’Italie et la Libye pour limiter les départs des côtes africaines. Avec l’aval de Rome et de l’Union européenne, qui fournissent des moyens et forment les garde-côtes libyens, Tripoli annonce la création de sa propre zone de recherche et de sauvetage (SAR) au large de ses eaux territoriales. Jusqu’alors, les ONG pouvaient patrouiller jusqu’à 12 milles (22 kilomètres) des côtes libyennes. La limite de navigation donne lieu à des échanges particulièrement tendus avec les ONG, dont les équipages sont parfois directement menacés par les équipes libyennes. À la même période, Rome adopte aussi un ton plus agressif, accusant de plus en plus les ONG, rebaptisées par certains politiciens « les taxis de la mer », de complicité avec les passeurs. L’Italie oblige ainsi les ONG présentes sur zone à signer un « code de conduite », menaçant celles qui y sont réticentes de leur fermer leurs ports. Dans cette charte figure notamment l’obligation d’une présence policière armée à bord, très contestée. Médecins sans frontières (MSF) a été la première à annoncer son retrait « à cause des conditions de sécurité qui ont changé en Méditerranée ». De nombreuses associations suivent le mouvement, à contrecœur, car les arrivées de migrants se poursuivent, toujours aussi meurtrières. « Le travail des ONG s’est alors considérablement compliqué, avec une criminalisation de leurs opérations », confirme Sophie Beau. La cofondatrice et directrice générale de SOS-Méditerranée rappelle que « l’action des ONG est le résultat d’une lâcheté institutionnelle ; la Méditerranée était un trou noir avant la présence des ONG. ».

Symbole de ce durcissement des politiques publiques envers les associations, deux navires d’ONG sont placés sous séquestre : le Iuventa, bateau de 33 mètres, est saisi le 2 août près de l’île italienne de Lampedusa. En mars, c’est le bâtiment espagnol Open-Arms qui fait les frais de la campagne anti-immigration de l’Italie. L’équipe de sauveteurs, accusée d’aider l’immigration clandestine, avait refusé de remettre les rescapés à son bord aux gardes-côtes libyens, et des poursuites judiciaires pèsent toujours sur une partie de l’équipe dirigeante de Proactiva. Ces derniers mois, les opérations ont également été compliquées par la Libye. Le navire Sea-Watch-3, revenu sur zone depuis avril, a ainsi été empêché d’intervenir à plusieurs reprises, au motif que les autorités libyennes avaient « pris le contrôle » des opérations. L’ONG a ainsi eu pour consigne de s’approcher de l’embarcation en perdition, mais de rester à quelques milles sans la secourir, le temps de laisser les bateaux libyens arriver, confirme Giorgia Linardi, porte-parole de Sea Watch en Italie : « Pourtant, le scénario est toujours le même, quand les migrants voient le pavillon libyen, beaucoup préfèrent se jeter à l’eau que retourner en Libye. »

De votre expérience, considérez-vous que les missions humanitaires devraient obtenir plus de soutien de la part des instances gouvernementales?

Plus qu’un soutien, je pense que juridiquement, cela découle de leurs obligations internationales. Quand ce sont les parlements ou les gouvernements nationaux qui émettent des réticences, les autorités régionales et/ou locales doivent se mobiliser pour faire entendre leur voix. Il faut rappeler à nos gouvernements leurs engagements, que ces derniers ne s’appliquent pas à géométrie variable et si l’un ou l’autre des États partis décide de revenir sur ses engagements, il faut alors dénoncer la signature de ces traités et conventions et renoncer aux avantages qu’ils offrent. Si aujourd’hui certains pays européens sont gouvernés par des politiques de droite dure, il ne leur est toujours pas permis de se dégager d’engagements internationaux pris avant leur arrivée à moins que cette responsabilisation soit entreprise dans les règles. Comme j’aime à le rappeler souvent quand je prends la parole en public sur ces questions, le droit international public ne constitue pas un menu à choix. Une fois un traité signé et ratifié (avec d’éventuelles réserves émises en avance), il faut s’y conformer et agir en fonction des obligations découlant dudit traité.

Références:

[1]« la embarcación está desatendiendo los procedimientos jurídicos internacionales en materia de inmigrantes y refugiados auxiliados en las costas del Mar Mediterráneo.La principal queja dimana de las autoridades italianas, quienes han reportado que el Capitán de la nave se ha rehusado a devolver a los inmigrantes y refugiados auxiliados a su lugar de origen » En ligne,http://www.amp.gob.pa/newsite/spanish/prensa/noticias/2018/septiembre/20180905.html, consulté le 10 novembre 2018.

[2]Tribunal international du droit de la mer, En ligne, https://www.itlos.org/fr/top/accueil/, consulté le 10 novembre 2018.

[3]Fabien Leboucq, « Combien de migrant sont mort en méditérannée, où sont-ils enterrés ? », Journal Libération, En ligne, https://www.liberation.fr/checknews/2018/08/09/combien-de-migrants-sont-morts-en-mediterranee-ou-sont-ils-enterres_1671300, consulté le 10 novembre 2018.

[4]Nicolas, Morel, « La Suisse doit offrir son pavillon à l’Aquarius », En ligne, https://www.change.org/p/le-conseil-f%C3%A9d%C3%A9ral-et-le-parlement-suisse-la-suisse-doit-offrir-son-pavillon-%C3%A0-l-aquiarius, consulté le 10 novembre 2018.

[5]Kim Hullot-Guiot et Savienne De Rivet,« En septembre près d’un migrant sur cinq partant de la Lybie aurait disparu en méditerranée, Journal Libération, En ligne, https://www.liberation.fr/planete/2018/10/01/en-septembre-pres-d-un-migrant-sur-5-partant-de-libye-aurait-disparu-en-mediterranee_1682447, consulté le 10 novembre 2018.

[6]Véronique Malécot, Mathilde Costil et Francesca Fattori, « Migration vers l’Europe, les chiffres et les routes », Journal Le Monde, En ligne, https://www.lemonde.fr/europe/article/2018/06/28/migrations-vers-l-europe-les-chiffres-et-les-routes_5322410_3214.html, consulté le 10 novembre 2018.

[7]Charlotte Chabas et Caroline Vinet, « En méditérranée les opérations de sauvetage des ONG de plus en plus compliquées », Journal Le Monde, En ligne,https://www.lemonde.fr/international/article/2018/06/15/en-mediterranee-les-operations-de-sauvetage-des-ong-de-plus-en-plus-compliquees_5315946_3210.html, consulté le 10 novembre 2018.

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Katérie Lakpa
La REVUE du CAIUM

Titulaire d’un baccalauréat en science politique spécialisé en relations internationales. Actuellement candidate à la maîtrise en droit international (L.LM).