“Imbroglio Politique et Juridique : L’Épineux Procès d’Eric Dupond-Moretti devant la CJR”

Alexandre Boué
La REVUE du CAIUM
Published in
9 min readNov 23, 2023
Le ministre français Eric Dupond-Moretti lors de la première audience de son procès devant la Cour de Justice de la République le lundi 6 novembre. DESSIN : Benoît Peyrucq / AFP.
Le ministre français Eric Dupond-Moretti lors de la première audience de son procès devant la Cour de Justice de la République le lundi 6 novembre. DESSIN : Benoît Peyrucq / AFP.

Le lundi 6 novembre marque le début du procès d’Eric Dupond-Moretti, ministre français de la Justice, accusé de prises illégales d’intérêts. Les allégations portent sur des représailles présumées contre des membres du parquet national financier (PNF) qui avaient précédemment traité de dossiers impliquant le ministre lorsqu’il exerçait en tant qu’avocat. Or la mise en examen d’un ministre en fonction et de surcroît ministre de la Justice, soulève des questions quant à l’impartialité du processus judiciaire, puisque les membres du ministère public se retrouvent dans la position de juger leur propre “grand chef”.

Histoire d’une cour de justice capable de juger les actes des ministres dans l’exercice de leurs fonctions

En droit français, les fautes commises par les individus sont jugées devant les juridictions dites de droit commun où l’on trouve d’un côté l’ordre administratif et de l’autre l’ordre judiciaire. Cette distinction entre les deux ordres est un héritage de la Révolution française qui, par peur de la puissance du juge sous l’Ancien régime, a décidé d’écarter le juge des affaires de l’Etat. En effet, les révolutionnaires estimaient qu’il était dangereux de laisser le juge se positionner et s’immiscer dans leurs affaires et ont décidé que l’Etat et ses membres ne pourraient être jugés devant des tribunaux judiciaires.

Il faut attendre 1799 pour voir la naissance du Conseil d’Etat grâce au Premier Consul Napoléon Bonaparte qui va utiliser un droit du temps des rois. Sous l’Ancien Régime, il existait trois formes d’exercice de la justice à savoir la justice retenue, la justice délégué et la justice concédée. C’est la première forme qui nous intéresse ici puisqu’elle était exercée exclusivement par le roi lorsque son administration était mise en cause. Les juristes du fin 18 ème siècle vont reprendre ce mécanisme pour rendre possible l’équation suivante : L’Etat jugé par l’Etat lui-même. Ainsi le chef de l’Etat sera le seul compétent pour juger du contentieux qui relève de son administratif toutefois le Conseil d’Etat pourra rendre des avis consultatifs qui seront dans la pratique souvent suivi par les dirigeants.

Après la création du Conseil d’Etat, l’histoire du droit administratif français connaît un événement majeur avec l’arrêt Blanco de 1873. Cette jurisprudence pose les fondements de la responsabilité administrative et reconnaît ainsi la possibilité de soumettre les dommages causés par l’Etat à une responsabilité distincte.

Par conséquent, le droit administratif tend à instaurer un régime régulant le contentieux étatique, tout en s’imposant dans le contentieux spécifique aux membres de l’Etat eux-mêmes.

Dans l’ensemble, quel que soit le régime en vigueur, si le chef de l’Etat bénéficie d’une impunité quasi-totale pendant son mandat, ce n’est pas le cas pour tous les autres acteurs étatiques, que ce soit pendant ou en dehors de l’exercice de leurs fonctions.

La question concernant la responsabilité des membres du gouvernement est assez épineuse mais de manière traditionnelle, le droit administratif a décidé de donner naissance à une juridiction spéciale étant seule compétente pour juger des faits commis par les ministres et les membres du gouvernement durant l’exercice de leurs fonctions et les juridictions de droits communs se trouveront compétentes pour tous les faits commis en dehors. C’est grâce à la loi constitutionnelle de 1993 que voit le jour l’institution si particulière connue sous le nom de Cour de justice de la République.

Composition et fonctionnement de la CJR

Tout d’abord la Cour de justice de la République est composée de 15 juges répartis de la manière suivante : 12 parlementaires ( 6 députés et 6 sénateurs) et 3 magistrats de la Cour de Cassation. Après leur nomination par leurs pairs, les parlementaires doivent prêter serment et promettre d’agir en tant que “digne et loyal” magistrat. De leur côté, les 3 magistrats sont élus par leurs pairs de la Cour de Cassation et l’un des 3 va être désigné comme président de la cour.

Le fonctionnement de la Cour de justice de la République dispose d’une originalité par rapport aux précédentes institutions mises en place pour juger de ce contentieux liés aux ministres car la cour peut être saisi par n’importe quel citoyens qui estiment avoir subi un préjudice lié à un acte commis par un ministre ou membre du gouvernement durant leur fonction. Après la saisine du juge, ce que l’on appelle la commission des requêtes va examiner le dossier et va décider d’engager ou non des poursuites. Dans le cas où la demande obtient un avis favorable, une commission d’instruction va alors entrer en jeu pour auditionner les parties et décider à son terme du renvoi ou non devant la Cour de justice de la République. La décision de la commission d’instruction peut toutefois faire l’objet d’un pourvoi en cassation devant l’assemblée plénière de la Cour de cassation.

CJR : Entre composition politique et contestations d’impartialité

Si la Cour de justice de la République présente un intérêt constitutionnel certain, elle fait l’objet de critiques en raison surtout de sa composition et de sa prétendue largesse dans ses décisions finales.

Dans un premier temps, la composition de la CJR suscite le débat car comme énoncé plus haut, la Cour sera composée de 12 parlementaires élus par l’Assemblée. Or il est évident que la nomination de ces 12 parlementaires sera directement liée aux majorités partisanes présentes dans les 2 chambres parlementaires. Toutefois, les majorités ne remportent pas la totalité des sièges puisque en 2022, la député insoumise Danièle Obono et le député du Rassemblement national Bruno Bilde ont été nommés pour faire partie de la Cour de justice de la République.

L’influence politique sur la nomination des membres parlementaires de la CJR ne s’arrête pas lui puisqu’une partie de la doctrine conteste l’impartialité de la CJR dans ses jugements qui va avoir tendance à faire preuve de souplesse envers les ministres faisant partie de la même majorité que les parlementaires présent dans la CJR. Certains membres de la commission Vedel qui était à l’origine de la création de la CJR estiment que cette Cour est une erreur en raison notamment de la présence des parlementaires.

La présence parlementaire n’est pas le seul élément contesté puisqu’il y a aussi le cas du procureur général près la Cour de cassation qui va occuper la position de ministère public près la Cour de justice de la République. En d’autres termes, le procureur général va être l’autorité chargée de défendre l’intérêt public au cours du procès devant la CJR.

Or le procureur général près la Cour de cassation se trouve être sous l’autorité du Ministre de la Justice et est nommé par décret du Chef de l’Etat. Ainsi pour une partie de la doctrine et du monde professionnel, il est possible de remettre en question l’indépendance de ce magistrat vis -à -vis du pouvoir exécutif.

L’ouverture d’un procès inédit à l’encontre d’un ministre de la justice

L’histoire commence début juillet 2020 lorsque la garde des sceaux, Nicole Belloubet, prend la décision d’initier une inspection sur une enquête menée par le Parquet National Financier (PNF) dans les affaires Bismuth et Fillon. Au cours de l’enquête, les magistrats ont analysé les relevés téléphoniques des avocats liés à l’affaire Bismuth et dont Éric Dupond-Moretti faisait partie. L’écoute des relevés a provoqué la colère de l’avocat lorsqu’il en prend connaissance suite aux révélations dans les médias.

Monsieur Dupond-Moretti réagit en saisissant le juge contre les magistrats du PNF pour atteinte à la vie privée. La situation se complique lorsque ce dernier est nommé ministre et reçoit le rapport commandé par Madame Belloubet dans l’affaire où il est directement impliqué. Il choisit alors de retirer sa plainte contre le PNF et de poursuivre l’enquête.

En raison de ses liens avec l’affaire Bismuth, les syndicats de la magistrature estiment d’ores et déjà que le ministre se trouve en situation de conflit d’intérêt par rapport au PNF avec lequel il entretient des relations particulièrement tendues.

En septembre 2020, le nouveau ministre demande l’ouverture d’une enquête à l’encontre de 3 magistrats du PNF or ces mêmes magistrats avaient par le passé ouvert des enquêtes contre des avocats dont le ministre lui-même faisait partie lorsqu’il était encore avocat. Plusieurs syndicats de la magistrature dénoncent une vengeance de la part du ministre qui souhaiterait “régler ses comptes” avec certains juges.

Le ministre s’en remet alors au Premier Ministre Jean Castex qui décide que le ministre devra se déporter de l’ensemble des affaires en lien avec ses activités antérieures. En 2022, les 3 magistrats seront blanchis par le Conseil supérieur de la magistrature.

La réputation du ministre prend du plomb dans l’aîle, lorsqu’il demande en 2020 l’ouverture d’une enquête administrative contre le juge anti-corruption Edouard Levrault qui avait mis en examen un ancien client du ministre et avait dénoncé ses pratiques de “cow boy”.

Suite à ces multiples enquêtes, trois syndicats de la magistrature et une association anti-corruption engagent des plaintes contre le ministre Dupond-Moretti et saisissent alors la Cour de justice de la République. Le 16 juillet 2021, le ministre de la justice est officiellement mis en examen. En mai 2022, le ministre obtient la reconduction de son mandat mais le 3 octobre 2022, la CJR ordonne la tenue d’un procès qui va s’ouvrir ce lundi 6 novembre. Après l’ouverture, la tension dans la salle d’audience ne cesse d’augmenter suite aux interventions de l’ancien magistrat François Mollin qui ne mâche pas ses mots à l’encontre de l’accusé et des interventions d’anciens membres de l’exécutif comme Jean Castex qui semble défendre son ancien ministre.

Le caractère inédit du procès

L’ouverture et la tenue de ce procès relève d’un caractère inédit en France puisque c’est la première fois qu’un Ministre toujours en fonction est jugé devant la CJR. Or ce caractère inédit n’est pas sans conséquence puisque cela va directement fragiliser l’impartialité même du jugement. Comme dit précédemment, certains membres de la CJR sont des parlementaires directement élus et qu’ils soient ou non de la majorité, le caractère politique plane au-dessus des décisions. De plus, l’accusé se trouve être le ministre de la Justice “grand patron” de la magistrature et dont cette même magistrature va devoir le juger. Enfin le procureur général près la Cour de justice de la République est sous l’autorité même du Ministre de la justice en d’autres termes au cours du procès, le ministère public se trouve être sous l’autorité de l’accusé. Tout cela donne lieu à une situation sans précédent pouvant mettre à mal tous les principes de la justice. Enfin, la décision de la CJR aura un impact direct sur le mandat d’Eric Dupond-Moretti ce qui pourrait donner lieu à un possible retournement de force. Sans tomber dans le complotisme, il est possible d’affirmer que les juges sont indirectement soumis à la question du post-procès et donc de leur position si le ministre est acquitté.

Le procès d’Eric Dupond-Moretti va ainsi placer la CJR à un moment crucial dans son existence puisqu’il va soit alimenter les critiques de corruption et de partialité soit confirmer l’intérêt de cette institution.

La question qui se pose alors est de savoir qui de la Cour de justice de la république ou du Ministre de la justice va mettre fin à la carrière de l’autre.

Pour approfondir :

Dalloz, Fiche d’orientation : Ordre public (droit administratif) Septembre 2021. En ligne : https://www.dalloz.fr/documentation/Document?id=DZ%2FOASIS%2F000687

Encyclopaedia Universalis, Administration : le droit administratif. En ligne : https://www.universalis.fr/encyclopedie/administration-le-droit-administratif/2-le-droit-administratif-francais/

Le Devoir, 6 novembre 2023, Ouverture d’un procès inédit en France, celui du ministre de la Justice. En ligne : https://www.ledevoir.com/monde/europe/801390/ouverture-proces-inedit-france-celui-ministre-justice

Le Figaro, 10 novembre 2023, Procès d’Eric Dupond-Moretti: bouffée d’oxygène pour le garde des Sceaux, défendu par Jean Castex. En ligne : https://www.lefigaro.fr/actualite-france/proces-d-eric-dupond-moretti-bouffee-d-oxygene-pour-le-garde-des-sceaux-defendu-par-jean-castex-20231110

Le Monde, 5 novembre 2023, Procès Dupond-Moretti : pourquoi le ministre de la justice est accusé de “prises illégales d’intérêts”. En ligne : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/11/05/proces-dupond-moretti-pourquoi-le-ministre-de-la-justice-est-accuse-de-prises-illegales-d-interets_6198355_4355770.html

Le Monde, 6 novembre 2023, Procès Dupond-Moretti : qu’est ce que la Cour de justice de la République ? En ligne : https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/11/06/proces-dupond-moretti-qu-est-ce-que-la-cour-de-justice-de-la-republique_6144238_823449.html

La Presse, 9 novembre 2023, L’étranger procès de Dupond-Moretti. En ligne : https://www.lapresse.ca/actualites/chroniques/2023-11-09/l-etrange-proces-de-dupond-moretti.php

Le Point, 9 novembre 2023, Au procès d’Eric Dupond-Moretti, le duel de deux hauts-magistrats. En ligne : https://www.lepoint.fr/societe/au-proces-d-eric-dupond-moretti-le-duel-de-deux-hauts-magistrats-09-11-2023-2542552_23.php

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