Jeu de puissances en terre syrienne

Walid Nassef
La REVUE du CAIUM
Published in
6 min readOct 6, 2020

Comment la contestation anti-Assad née lors du printemps arabe, en 2011, est-elle devenue la tragédie humaine que nous connaissons? Des manifestations contre le système baasiste du président Bachar el-Assad ont émergé une guerre « civile » et un organe du djihadisme international. Sans oublier le poids des hydrocarbures dans ces tensions géopolitiques, il faut rappeler que le pays s’est vu devenir le terrain de règlements de compte entre puissances étrangères. Schématisation de la géopolitique régionale.

Bachar al-Assad (gauche) et Vladimir Poutine. Photo: Archives du Kremlin

M anipulé par des puissances étrangères, le conflit syrien divise la région en deux axes qui s’affrontent sur le territoire au moyen de combattants locaux et étrangers : d’un côté, l’armée arabe syrienne, l’Iran et la Russie; de l’autre, des rebelles soutenus par la coalition américaine, les pays du golfe persique et la Turquie.

Les djihadistes rebelles proviennent de plus de 80 pays, tandis que l’Iran recrute principalement des combattants chiites, en plus du Hezbollah et les milices irakiennes.

Ambitions iraniennes contre ambitions saoudiennes

La rhétorique iranienne se concentre depuis fort longtemps sur la résistance à l’occupant israélien. Après avoir soutenu les résistants du sud du Liban à libérer leur territoire et à y installer son réseau militaire, son but suivant est d’établir des forces satellites autour d’Israël. La guerre en Syrie lui donne ainsi cette occasion. La république iranienne consolide ses forces et installe des bases autour de Damas, sur le long de la frontière syro-irakienne, autour d’Alep et non loin de la zone sensible du Golan occupé par l’armée et la population israéliennes. Rappelons que, depuis la révolution islamique iranienne, la Syrie constitue un point-pivot de la stratégie militaire des Gardiens de la Révolution. Grâce à elle, l’acheminement des armes est facilité par le commandement militaire syrien, en plus de l’accueil et la protection des experts militaires iraniens et du Hezbollah. Le partenariat stratégique est de haut niveau.

Pour les Saoudiens, l’enjeu est différent. Leur seul espoir géostratégique est de freiner les ambitions iraniennes dans la région et de limiter son influence auprès de ses alliés, l’Arabie saoudite ne voyant plus la lutte à Israël comme un besoin vital dans sa politique extérieure. Bien au contraire, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, une alliance secrète a été établie avec les Américains, désormais documentée et dévoilée au grand jour. Le pacte de Quincy ne se contentait pas simplement d’une protection militaire américaine en échange de pétrole; en effet, selon des documents officiels, il portait surtout sur la protection de l’immigration juive-sioniste en Palestine. Depuis l’accession au trône du roi Salmane Abdelaziz et son fils Mohamed Ben Salmane, la normalisation officielle des relations entre les deux pays se concrétise et se développe, sur les plans économique, militaire et bientôt culturel.

Mohammed Ben Salmane, prince héritier saoudien (gauche) et Recep Tayyip Erdoğan, président turc. Photo: Anadolu Agency/ KAYHAN OZER

Les préoccupations de la Turquie

Quant à la Turquie, son seul but en Syrie, au niveau géostratégique, est d’empêcher l’établissement d’une force militaire kurde séparatiste dans la région à l’est de l’Euphrate entre l’Irak, la Syrie et le sud turc. Les attentats terroristes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Turquie poussent l’armée turque à garder un œil vigilant sur les groupuscules armés. La Syrie a aussi couvert des groupes dissidents arméniens, entre autres l’Armée secrète de libération de l’Arménie, qui conserve encore aujourd’hui une rancune historique envers les Turcs, ceux-ci n’ayant pas oublié le massacre commis à leur égard en 1915. Cela pousse la Turquie à constamment jouer un « grand jeu politique » vis-à-vis du nord syrien; les accords d’Adana de 1998 permettent à la Turquie d’intervenir en Syrie, tout au long de sa frontière et sur une bande de huit kilomètres, une sorte de zone tampon. La dernière offensive en octobre 2019 se basait sur cet accord syro-turc; seule la protection américaine, due à la guerre contre l’État Islamique, et auparavant contre le gouvernement central de Damas, empêchait l’armée turque d’en découdre avec les séparatistes kurdes.

L’incontournable question des ressources naturelles

Le positionnement géographique de la Syrie lui procure un rôle crucial dans le transport des hydrocarbures par les pays exportateurs de la région. Ainsi, les pays du Golfe persique tiennent à ramener la Syrie sous leur bonne garde, depuis l’accession du jeune président Assad au pouvoir en 2000. Le Qatar souhaite exporter son gaz, avec l’aide de la Turquie, via la Syrie pour rejoindre le marché euro-asiatique. L’Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis ont la ferme volonté de s’assurer que leurs exportations de leur pétrole coulent par plusieurs voies afin de limiter leur dépendance au détroit d’Ormuz, spécialement en cas de guerre impliquant leur voisin iranien.

Le Détroit d’ormuz. Photo: IDO

Un accord en 2011 entre Damas et Téhéran donne le coup d’envoi à la construction d’un gazoduc, l’Islamic Pipeline, qui reliera le gaz iranien au port de Lattaquié, sur le littoral méditerranéen, via l’Irak. Bachar Al-Assad a ainsi choisi son camp; de ce fait, il approfondit sa relation avec la puissance iranienne, en lui offrant un débouché terrestre, et en parallèle, il ne froisse pas son protecteur historique, la Russie. Cette dernière accepte mal toute concurrence vis-à-vis de ses ressources, surtout venant de pays pro-Américains. Avec la république iranienne, la menace est toutefois moins grande.

La Turquie devait être la grande gagnante des projets hydro-pétroliers de la région, le projet de gazoduc Qatar-Turquie comptant asseoir la position turque comme le Hub énergétique de la région et lui octroyer un pouvoir géopolitique et stratégique. Qu’il s’agisse du projet qatari ou iranien, Tayyip Erdoğan se voyait comme la pierre angulaire de la région, il souhaitait utiliser ce pouvoir afin de pousser sur les négociations avec l’Union européenne pour une éventuelle adhésion. Seulement, la Syrie intervient dans son projet et réussit à convaincre le président Ahmadinejad de favoriser le port syrien de Lattaquieh sur celui de Hatay (Turquie). Nous pouvons affirmer aujourd’hui que la rencontre tripartite Assad-Nassrallah-Ahmadinejad, à Damas le 26 février 2010, avait pour but de sceller leur alliance indéfectible tant économique, militaire qu’énergétique.

De gauche à droite: Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbolla, Bachar al-Assad et Mahmoud Ahmadinejad, ex-président iranien. Photo: AFP

Force est de constater que la Turquie, ayant misé sur la chute rapide de l’État syrien afin de pousser vers un gouvernement syrien pro-turc, a échoué dans son plan et doit aujourd’hui se contenter d’espérer une ouverture politique pour restaurer ses liens avec Damas. Énergétiquement, elle subvient à son besoin en énergies fossiles par la construction de barrages hydroélectriques, ce qui crée un autre problème géopolitique majeur avec son voisinage irako-syrien.

L’importance des ressources naturelles dans les conflits qui minent l’apaisement de la région étant indiscutable, il apparaît de plus en plus probable que la prochaine guerre ou tension majeure dans la région soit autour de l’eau et de la gestion de la fluidité des rivières. La géopolitique n’est pas une science figée et morale, elle se base sur les intérêts stratégiques de chaque pays. Il se déploie en Syrie un jeu élastique, qui change au fur et à mesure de la progression du conflit politique et militaire. Chacun des belligérants a une ambition syrienne différente, il faudra donc attendre la position du gouvernement syrien, vainqueur de cette guerre, pour savoir quel pays sera favorisé sur tel enjeu plutôt qu’un autre, car, pour danser en politique, comme sur une piste de danse, il faut former des alliances et suivre le même rythme.

Pour approfondir

Livres

Kaplan, Robert D. (2012). La Revanche de la géographie: Ce que les cartes nous disent des conflits à venir

Kleib, Sami. (2019). La guerre en Syrie : documents confidentiels

Le Sommier, Régis (2018). Assad

Marshall, Tim (2017) Prisonniers de la géographie: Quand la géographie est plus forte que l’histoire

Pichon, Frédéric (2014). Syrie: Pourquoi l’Occident s’est trompé

Revue

Balanche, Fabrice. « L’Etat au Proche-Orient arabe entre communautarisme, clientélisme, mondialisation et projet de Grand Moyen-Orient », L’Espace Politique. URL: http://espacepolitique.revues.org/index1619.html

Documentaire

Un Œil sur la planète. Syrie : le grand aveuglement. Samah Soula, France 2, extrait sur les alliances géostratégiques et énergétiques. https://www.dailymotion.com/video/x5ibse0

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Walid Nassef
La REVUE du CAIUM

Analyste politique région MENA, je me préoccupe des affaires directes et indirectes de Moyen-Orient / Afrique du Nord. Partisan des HABS, donc GO HABS GO