Keynésianisme militaire : l’économie au service de l’insécurité

Fanny Gonzalez
La REVUE du CAIUM
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6 min readJan 9, 2018
Soldats américains attendant l’embarquement dans les transports de troupes. Crédit : Strategic Culture Foundation

En mars 2017, Donald Trump annonçait l’augmentation des dépenses militaires de 54 milliards de dollars, soit près de neuf pour cent supplémentaires [1]. Même Barack Obama ne s’était pas opposé au complexe militaro-industriel.

Dans une allocution de janvier 1961, le président et ex-général Eisenhower dénonçait l’importance du complexe militaro-industriel sur la détermination de la politique étrangère des États-Unis. Le débat de la campagne électorale entre Nixon et Kennedy portait en effet sur le missil gap, fossé qui, selon Kennedy, donnait une avance à l’URSS en termes de nombre de missiles. C’est donc sur la base d’informations erronées que les États-Unis se lancèrent dans une course aux armements avec les Soviétiques [1].

Non seulement le détournement des ressources vers des fins militaires a réduit le potentiel de croissance économique par effet d’éviction, mais la guerre froide a abouti à une compétition technologique engendrant les moyens de destruction massive les plus dangereux qui aient jamais existé [9] .

Allocution de fin de mandat du président Eisenhower

Thérèse Delpech (2005) posait l’idée que les esprits et les gouvernements sont indifférents, car entre l’homme et l’Histoire, il n’y a qu’un dialogue de sourds. Ainsi, l’histoire serait amenée à se répéter.

Le vingtième siècle se caractérise par l’incroyable développement des dépenses publiques, au sein desquelles le budget de la défense tient une place majeure [3]. Les niveaux d’investissement dans les armes, les systèmes relatifs aux armes nucléaires, et leur modernisation ont considérablement augmenté et sont d’ailleurs supérieurs à ce qu’ils étaient du temps de la guerre froide [1].

Affiche de propagande datant de la Seconde Guerre mondiale — Artiste : N.C. Wyeth — U.S. Government Printing Office

C’est sous cet angle que J. Robinson développe à la fin des années 1970 ses critiques à l’encontre des politiques militaristes. Elle cherche alors à démontrer aux décideurs politiques ce qui est en jeu en prenant pour thème crucial l’arme atomique. D’une certaine manière, Robinson oppose l’État-providence à l’État martial. Ce dernier trouvant des appuis bien plus nombreux en dépit des conséquences socialement et humainement néfastes. Elle le précise sans détour lorsqu’elle affirme :

« Il est toujours facile d’obtenir des votes en faveur des dépenses de défense : les moyens de financer la destruction sont plus aisés à obtenir que les moyens de combattre le chômage et la pauvreté » (Robinson, 1983).

En ce sens, Robinson s’accorde sur R. Smith (1977) qui affirmait que les dépenses militaires imposent un coût substantiel en termes de taux de croissance et d’accumulation et « représentent par de multiples aspects une nécessité contradictoire du système, minant ce qu’elles sont destinées à défendre ». La nature de la défense serait donc improductive. Même si les études empiriques n’offrent pas des résultats incontestables, il parait évident que les avantages à court terme des dépenses militaires sont bien moindres que ceux de nombreuses dépenses civiles [3].

Que ce soit en Asie qui connait une croissance continue des dépenses militaires chinoises, suscitant par réaction une hausse de celles du Japon et des autres pays régionaux ; ou dans les pays du Golfe qui utilisent les rentrées d’argent dues à l’augmentation des ressources pétrolières à des fins militaires ; aujourd’hui, le monde connait une course à l’armement incontrôlée [1]. Au travers de ce prisme, le complexe militaro-industriel agirait qu’en fonction de sa propre reproduction et entrainerait les pays vers des dépenses militaires toujours plus importantes. Ces dépenses devant être justifiées, la nécessité d’une menace apparaîtrait.

Propagande anti Soviétique pendant la Guerre froide

« Il est clair que pour une nation qui a un ennemi, il est nécessaire de s’armer ; mais il est aussi vrai que si une nation a des armes, il est nécessaire qu’elle ait un ennemi. Pour justifier les armements, la peur et la tension doivent être maintenues et chaque partie utilise l’autre comme un épouvantail. » (Robinson, 1981)

D’autre part, le postulat qui prétend que les choix des investissements militaires se fondent sur la rationalité n’est guère tangible. Les placements sont des anticipations qui par conséquent comprennent une part d’incertitude. L’avenir est influencé par de multiples paramètres non vérifiables comme l’invention de nouvelles technologies. Ainsi, Colbert fit planter de nombreuses forêts à la fin du XVIIe siècle afin que la marine du XXe siècle ne manque pas de bois pour construire ses navires de guerre [3]. À ce sujet, Davidson (1991) parlait « d’incertitude véritable » quand le doute n’est plus maîtrisable. Cette conjoncture conduit inévitablement à la concentration des liquidités dans des activités « bien connues ».

De ce fait, l’incertitude entrainerait une escalade ayant pour corollaire la compétition armée, depuis l’affrontement limité et conventionnel jusqu’à un potentiel affrontement global du type thermonucléaire.

Lord Zuckermann dirige, quant à lui, ses critiques sur la RD militaire. Les conseillers scientifiques inciteraient auprès de l’administration militaire afin d’augmenter les crédits de RD, en raison de leurs frustrations concernant le rythme de la recherche et non pas parce qu’elle correspond à des besoins véritables [3]. Finalement, selon une approche déterministe, les agents économiques hériteraient des investissements passés en capital, formation des individus et structures institutionnelles ce qui limiterait davantage leur marge de manœuvre et contraindrait leurs propres choix.

Affiche de propagande datant de la Seconde Guerre mondiale — Artiste : Steven Dohanos — U.S. Government Printing Office

Le « keynésianisme militaire » semble être solidement imprégné dans les mentalités des grands pays producteurs d’armes, en particulier aux États-Unis. Pourtant, cette doctrine possède son lot d’incohérence. Jacques Aben, comme tant d’autres, démontra son inefficacité en prenant pour appui le cas de la France où les gouvernements tentèrent de relancer l’économie par une hausse des dépenses militaires dans les années 1970. Le constat fut sans équivoque, cette politique mena à des niveaux plus élevés d’inflation et des déficits budgétaires en croissance exponentielle sans résoudre les problèmes cruciaux de l’économie [3].

La découverte soudaine de nouvelles menaces (Irak, Serbie, etc.) semble donc arriver à point nommé pour justifier une augmentation des dépenses d’armement. Le cas de l’Irak est particulièrement éloquent : “afin de soutenir la nécessité d’une intervention au Moyen-Orient, les États-Unis et l’Angleterre ont renforcé les hypothèses selon lesquelles l’Irak avait fait des progrès considérables en matière d’armements nucléaires” [13]. Il fut démontré par la suite que les preuves dont disposaient les États-Unis et l’Angleterre, affirmant que l’Irak procédait à des échanges d’uranium avec le Niger, étaient forgées de toutes pièces [14].

« The truth is that for reasons that have a lot to do with the U.S. government bureaucracy we settled on the one issue that everyone could agree on which was weapons of mass destruction as the core reason. » (Wolfowitz Interview with Sam Tannenhaus, 2003)

Sources

[1] Boniface, P. « Le cercle vicieux de la course aux armements », In : Iris, 23 mars 2017. Consultation ligne : http://www.iris-france.org/91158-le-cercle-vicieux-de-la-course-aux-armements-2/

[2] Blin, A et Chaliand, G. (2016). Dictionnaire de stratégie, Paris : Librairie académique Perrin, 1117 pages.

[3] Bellais, R. (2001). Armement et dépenses publiques, quels enjeux pour l’analyse robinsonienne ?. Innovations, no 14,(2), 139–158. doi:10.3917/inno.014.0139.

[4] Davidson, P. Is Probability Theory Relevant for Uncertainty? A Post Keynesian Perspective, Journal of Economic Perspectives, 5 (1), hiver 1991, pp.129–43.

[5] Delpech, T. (2005). L’ensauvagement Le retour de la barbarie au XXIe siècle. Paris : Grasset/Fasquelle, 366 p.

[6] Delpech, T. (2013). La dissuasion nucléaire au XXie siècle, Paris : Odile Jacob.

[7] Jouffray, F. (2016). La globalisation des arsenaux nucléaires. Stratégique, 112,(2), 85–90. https://www.cairn.info/revue-strategique-2016-2-page-85.htm.

[8] Macleod, A et al.. (2008). Relations internationales : théories et concepts, Québec : Athéna éditions, 573 pages.

[9] Robinson, J. Eatwell, J. (1979). L’économique moderne [1973], McGraw-Hill : Paris.

[10] Robinson, J. Economics of destruction, Monthly review, octobre 1983, pp.15–17.

[11] Robinson, J.. (1982) The Arms Race [1981] in S.M. McMurrin (sous la direction de), Tanner lectures on Human Values, University of Utah Press : Salt Lake City, pp.256–89.

[12] Smith, R. Military expenditure and capitalism, Cambridge Journal of Economics, vol. 1, n°1, 1977, pp. 61–76.

[13] Fanny Gonzalez Gozalbes. « Le terrorisme nucléaire : de la fiction à la réalité ? ». Oct. 2017. CAIUM. https://medium.com/caium/le-terrorisme-nucl%C3%A9aire-de-la-fiction-%C3%A0-la-r%C3%A9alit%C3%A9-82b56520f2f2

[14] Spector, Jaquet Christophe. Les armes de destruction massive en Irak : évaluer l’avenir. In: Politique étrangère, n°1–2004–69ᵉ année. pp. 67–80

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Fanny Gonzalez
La REVUE du CAIUM

Étudiante en science politique. Vice présidente au Comité des Affaires Internationales de l'Université de Montréal. Engagée en faveur d'actions humanitaires.