L’égalité de l’héritage en Tunisie : un cas de mouvance entre droit religieux et droit moderne

Dounia Rhouma
La REVUE du CAIUM
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10 min readMar 1, 2019
Image: réalisation Caium (Dounia Rhouma)

Un projet de réforme sur l’égalité homme-femme dans l’héritage est en train de raviver un débat profond sur la relation de l’État tunisien vis-à-vis de l’islam. Analyse.

Le 13 août 2018, le président de la République tunisienne, Béji Caïd Essebsi, se prononçait clairement en faveur d’un projet de loi sur l’égalité des sexes dans l’héritage. Une mesure qui, si adoptée, permettrait aux femmes du pays d’avoir les mêmes droits de succession que les hommes de même rang de filiation. Approuvé par le conseil des ministres en novembre 2018, le projet de loi attend toujours le feu vert du parlement pour entrer en vigueur. Le vote final est attendu dans les prochains mois. En touchant les sphères familiales, sociales et politiques, la question de l’héritage se retrouve au cœur d’un débat social et juridique plus ancien en Tunisie: celui de la permanente négociation du rapport entre le religieux et le civil.

L’héritage, une question socio-juridique sensible

La succession, inscrite dans le livre IX du Code du Statut personnel (ci-après CSP), est en vigueur depuis le 13 août 1957 — c’est le président réformateur et postindépendance d’alors, Habib Bourguiba, qui en est à l’origine [1]. Ce texte, considéré comme résolument moderne à l’époque, rend illégales certaines pratiques traditionnelles, telles que la polygamie et la répudiation [1]. Néanmoins, à l’époque, la question de la répartition de l’héritage entre les hommes et les femmes de même niveau de filiation (article 103 al3 CSP) constituait alors déjà un enjeu social tendu : il avait été finalement transcrit notamment sur la base de la sourate 4:11 du Coran et sur le jugement des théologiens juristes de l’islam. Nous pouvons comparer ces deux articles; le premier en vigueur dans le droit positif tunisien, le second, inscrit dans le texte religieux.

“L’héritier du sexe masculin a une part double de celle attribuée à un héritier de sexe féminin” (article 103 al.3 CSP) [2]

“Au fils une part équivalente à celle de deux filles” (Sourate 4:11, Coran) [1]

En dépit des nombreux changements juridiques depuis le Code du Statut Personnel de 1957 (ci-après CSP), l’héritage est resté tel quel jusqu’à la réforme, actuellement débattue. Harith Al-Dabbagh,professeur agrégé de droit comparé à l’Université de Montréal et spécialiste des systèmes arabo-musulmans au CÉRIUM, a accepté de nous éclairer sur le contenu, le contexte et la complexité de celle-ci : « Le projet propose d’ériger une option de législation qui laisse le choix aux citoyens: si le projet est adopté, la norme juridique voudra qu’il soit procédé à une répartition de l’héritage de manière égalitaire entre les successeurs directs du même rang de parenté. Cependant, le CSP permettra au de cujus, avant sa mort, de déroger à cette règle par voie testamentaire pour que son héritage soit dévolu selon les normes religieuses actuellement en vigueur. Cette option a une double fonction: respecter la liberté de conscience de chacun et éviter la fracture sociale. »[3]

Comment expliquer une telle tension autour de cet enjeu juridique familial?

M. Al-Dabbagh explique que « le droit de l’héritage tel qu’il est présent dans le Code du Statut Personnel tunisien est conforme aux enseignements du droit musulman classique. Et justement, le Coran est très fourni et détaillé en matière de successions. Il y a beaucoup de versets normatifs sur le droit de la famille et le droit pénal alors que les normes commerciales ou administratives sont moins présentes. Le fait que les normes successorales soient si bien détaillées, avec des quotes-parts claires, rend leur modification plus sensible, car leur signification est réputée absolue. Cette précision laisse peu de place à l’effort d’interprétation de raisonnement (ijtihad). C’est pourquoi les opposants considèrent cette réforme comme une atteinte à l’identité religieuse des Tunisiens ».

Changer la loi pour harmoniser le droit

Depuis le soulèvement du printemps arabe en 2011 et la nouvelle constitution de 2014 (ci-après CST2014) qui en a découlé, le régime successoral établi par le CSP (dont l’article 103 al.3 en question) est entré en franche contradiction avec les nouvelles dispositions garantissant les droits et libertés particulièrement avec l’article 21 CST2014 : « Les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et en devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination »[4] et l’article 46 qui garantit la promotion des droits des femmes et l’égalité des chances [4].

Face à ces contradictions légales, le président actuel avait réclamé en 2017 la mise en place d’une Commission des libertés individuelles et de l’égalité (COLIBE) chargée d’harmoniser le droit et de promouvoir le respect des droits humains des citoyens tunisiens [5]. « La commission, composée de théologiens, de féministes, de juristes et d’intellectuels, a rendu son rapport en juin 2018 avec quatre recommandations portant sur l’abolition de la peine de mort, la dépénalisation de l’homosexualité, la validation du mariage entre une femme musulmane et un homme non musulman et l’égalité successorale »[3]. C’est la dernière recommandation qui a été désignée comme prioritaire. Cette impulsion pour un changement des droits et devoirs basés sur la citoyenneté plutôt que l’appartenance religieuse est un tournant dans l’histoire de la Tunisie en tant qu’État arabe.

Les partisans du projet de loi soulignent également que l’égalité des sexes dans l’héritage s’inscrit dans l’intérêt de la Tunisie de respecter les accords internationaux qu’elle a ratifiés et d’harmoniser son droit interne à ceux-ci. C’est dans ce contexte que, le 25 février dernier, au Conseil des Droits de l’Homme à l’ONU, le Président de la République tunisienne a réaffirmé cette volonté dans le cadre de la réforme sur l’héritage : « C’est l’occasion de renouveler l’engagement indéfectible de la Tunisie aux principes et valeurs universels des droits de l’homme et de réaffirmer notre soutien à tous les efforts et initiatives visant à les améliorer pour une cause juste, celle de renforcer la paix et la sécurité dans le monde. »[6]

Béji Caïd Essebsi, Président de la République tunisienne, lors du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU. Genève, le 25 février 2019. (Photo AFP)

Une relation juridique ambivalente avec la religion

La Tunisie s’est engagée dans de nombreux changements juridiques ayant pour effet la sécularisation du système juridique. En ce sens, on peut se demander si l’article 2 de la constitution de 2014, qui souligne la primauté du droit sur une base citoyenne, n’entre pas en contradiction avec l’article 1, selon lequel l’islam est la religion d’État [4]. « En principe, la mention de la religion dans la constitution est déclarative et non normative. Pour qu’un État ait des lois islamiques, il faut deux éléments : certes, il faut que la constitution reconnaisse l’islam en qualité de religion d’État, mais il faut aussi et surtout que la Charia soit explicitement proclamée source du droit de cet État. C’est le cas du Yémen, des Émirats arabes unis et de l’Égypte par exemple, mais pas de la Tunisie » explique Harith Al-Dabbagh. Ainsi, la manière dont le droit se serait sécularisé en Tunisie pousse certains à considérer l’islam non pas comme la religion de l’État, mais comme la religion de la Nation tunisienne ; c’est-à-dire pour son caractère identitaire plutôt que politico-juridique [7].

Arguments socio-économiques des partisans et des opposants à la réforme

« En Tunisie, les hommes sont toujours tenus de subvenir aux besoins de leur famille et donc de leur épouse, les opposants considèrent donc que la répartition actuelle de l’héritage, inégale, est un moyen de contrebalancer cette inégalité de l’obligation alimentaire des hommes. » (cf. art. 23 et 38 CSP) [3]. En effet, bien que les femmes tunisiennes représentaient 50.2% de la population en âge d’activité en 2015, elles ne constituaient que 28.2% de la population active totale — un chiffre en légère baisse depuis [8]. Cela peut s’expliquer par divers facteurs, notamment la crise de chômage depuis la révolution du printemps arabe qui, structurellement, affecte davantage les femmes, mais aussi traditionnellement et religieusement, car les femmes devaient généralement s’occuper de la tenue du ménage et des enfants [7].

La compréhension des ménages tunisiens est particulièrement importante pour saisir la complexité des question juridiques liées à la famille. En effet, comme le prévoit l’article 7 de la constitution tunisienne de 2014, la famille est considérée comme l’unité de base de la société [4]. Le budget-temps des Tunisiennes est composé à 77.6% de tâches domestiques, contre 9.4% pour les hommes [8]. Cette inégalité persistante est le vestige de la répartition conjugale des tâches qui a été instituée dans le CSP de 1957 par le principe de complémentarité; un principe qui a toutefois été légalement abrogé parla réforme du 12 juillet 1993, cette dernière ayant instauré le principe de coopération des parents dans le ménage à tous les niveaux [7]. La coopération, contrairement à la complémentarité, a permis de renforcer symboliquement le rapport égalitaire entre les hommes et les femmes dans le ménage [9].

« Malgré ces chiffres, il est important de reconnaître que les femmes jouent un rôle de plus en plus important dans la société tunisienne. Il n’est plus possible d’ignorer leur contribution sociale et économique, car elles deviennent magistrates, elles sont majoritairement représentées dans les études de cycles supérieures et elles occupent des hautes fonctions. Les partisans considèrent donc que c’est une nécessité sociale de leur donner des droits égaux à ceux des hommes » selon Harith Al-Dabbagh [3].

Manifestation en faveur de l’égalité dans l’héritage. Tunis, le 10 mars 2018. (Photo AFP)

La réconciliation du droit religieux et du droit moderne : vers une approche contextuelle des textes religieux?

Le débat social, notamment en lien avec la question de la modification du droit des successions, oppose le religieux à la modernité. Mais peut-on considérer cette dichotomie comme absolue ? « Pour réconcilier les deux, de nombreux chercheurs considèrent qu’il ne faut pas uniquement considérer les dispositions textuelles, mais surtout prendre en compte les finalités de la Charia (maqasid) et l’esprit de l’islam pour l’adapter au contexte » [3]. Mariam Monjid, doctorante en droit privé explique ainsi que le droit musulman, tel qu’il s’est construit entre le XIe et le XIIIe siècle, constituait une révolution des normes sociales d’alors [1]. En effet, selon elle, aucune règle ne fixait à l’époque un héritage pour les femmes. Elles n’héritaient alors généralement de rien [1]. D’une certaine manière, le droit musulman est donc venu rétablir une égalité entre les hommes et les femmes: la succession favorable à l’homme pouvait par exemple avoir pour objectif de rééquilibrer le principe de la dot, favorable à la femme [1]. Ces éléments brièvement présentés ici sont débattus dans la communauté scientifique. Cependant, ils mettent en lumière une nouvelle perspective sur l’actuelle dichotomie entre la religion et la modernité. Celle-ci permet de tenir compte du caractère socialement construit et contextuel du droit propre au pluralisme juridique.

Cette réforme reflète le dilemme politique des changements de loi dans un contexte de pluralisme juridique : est-ce le droit qui fait avancer la société ou l’inverse? Harith Al-Dabbagh explique : « En passant outre les mœurs, en étant en avance sur les coutumes, si le droit est l’objet d’une volonté politique, il peut faire évoluer la société. Cependant, cela reste exceptionnel et la relation inverse est plus généralement observée ».

L’option de législation, prévue dans la réforme, est également un moyen de réconcilier les diverses préoccupations contradictoires pour éviter le cas de fracture sociale que l’Irak a connu sur le même enjeu de l’héritage au milieu du XXe siècle [10]. En effet, en 1959, à son entrée en vigueur, le Code du Statut Personnel irakien imposait l’égalité totale entre les hommes et les femmes du même de degré de parenté. Certains référents religieux et une partie de la population ont été farouchement opposés à ce changement qu’ils considèrent comme une transgression des préceptes musulmans [10]. Ainsi, moins de quatre ans après, cette mesure égalitaire est abolie lors du coup d’état de 1963 [10]. Pour éviter un pareil sort, le président tunisien Béji Caid Essebsi affirmait ce 25 février, lors de son passage à l’ONU, que le compromis, sous forme d’option de législation, s’inscrivait parfaitement dans la démarche démocratique du pays, en insistant sur “l’importance de l’établissement de l’État de droit et des institutions et du maintien de la cohésion sociale”[6]

Ainsi, la réconciliation entre les partisans d’une application du droit musulman scripturaire et ceux d’une application contextuelle sur le principe de l’égalité des sexes passe également par la nature optionnelle du changement qui permet aux citoyens une liberté testamentaire pour opter en faveur d’une répartition de leur héritage selon le texte religieux. Si certains considèrent cela comme une stratégie de type “deux pas en avant, un pas en arrière” de la part du gouvernement, ce changement juridique majeur dans le droit de la famille tunisien et inédit au Maghreb, présente le double avantage d’éviter une polarisation sociale, mais aussi — et surtout — d’inverser le rapport entre la norme et l’exception en matière d’égalité juridique homme-femme.

Pour poursuivre votre lecture sur le sujet : « Le Printemps arabe et l’évolution des rapports Islam-Etat en Égypte et en Tunisie » de Professeur Harith Al-Dabbagh.

Références

[1] Monjid, Mariam. 2013. L’islam et la modernité dans le droit de la famille au Maghreb. Étude comparative : Maroc, Algérie, Tunisie. Paris : L’Harmattan.

[2] Juriste Tunisie. 2018. Code du Statut Personnel. Tunisie : Xilyx Press. https://www.jurisitetunisie.com/tunisie/codes/csp/Menu.html

[3] Al-Dabbagh, Harith. Interview par Dounia Rhouma. Interview personnelle. Montréal, 26.02.19

[4] République de Tunsie. 2014. Constitution de la république tunisienne 2014 [en ligne]. http://www.legislation.tn/sites/default/files/news/constitution-b-a-t.pdf

[5] COLIB. 2017. Présentation de la COLIBE. http://testcolibe.unaux.com/wp-content/uploads/2018/02/Media.pdf

[6] Khouni, Tahib. 2019. «Le plaidoyer de Béji Caid Essebsi pour l’égalité dans l’héritage au Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU». Al Huffpost. 25.02.19. https://www.huffpostmaghreb.com/entry/beji-caid-essebsi-appelle-tous-les-pays-arabo-musulmans-a-adopter-legalite-dans-lheritage_mg_5c73d6e3e4b06cf6bb287d7a

[7] Bourdoncle, Pauline. 2017. « Les effets de la filiation en droit libanais et en droit tunisien ». Société, droit et religion 1 [7] : 197–205. DOI 10.3917/sdr.007.0197

[8] INS. 2015. Rapport national genre : Tunisie 2015 [en ligne]. https://eeas.europa.eu/sites/eeas/files/rapport_national_genre_tunisie_2015_fr.pdf

[9] Maffi, Irene. 2016. « Family Life in Tunisia after the Revolution of 2011 ». Anthropology of the Middle East. 13 : 60–77. https://doi.org/10.3167/ame.2017.120205

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Dounia Rhouma
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Étudiante en M.Sc. Études Internationales à l’Université de Montréal. Je m’intéresse à la diplomatie, aux enjeux sociologiques et aux conflits internationaux.