La complainte du phoque au Canada

Les Inuit écopent lourdement des diverses réglementations pour lutter contre la chasse aux phoques, pourtant vitale à leur survie. C’est l’arbre qui cache la forêt, ou le phoque qui cache l’Inuk.

Ophélie Girodias
La REVUE du CAIUM
7 min readNov 16, 2021

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Photo: Alamy

D epuis 1960, le débat entourant la chasse aux phoques nourrit l’imaginaire collectif de tout un chacun. En effet, les organismes de protection des animaux et quelques célébrités utilisent fréquemment dans leurs campagnes anti-chasse aux phoques des images de blanchons morts. Ces organismes s’indignent des pratiques jugées barbares et cruelles utilisées pour la chasse aux phoques. À la suite des campagnes anti-chasse véhiculées par les organismes de protection des animaux, l’Union européenne a banni la commercialisation des produits dérivés de la chasse aux phoques auprès de ses pays membres, plongeant ainsi des centaines de familles inuit dans une précarité financière et alimentaire. Ignorées des premières discussions concernant cette chasse, les Inuit se font maintenant entendre dans un contre-discours à celui des organismes de protection des animaux, afin de faire valoir les bienfaits de la chasse aux phoques et ses pratiques durables et éthiques.

La chasse aux phoques, quelques faits

Il existe six espèces de phoques au Canada, dont trois d’entre elles sont chassées à des fins commerciales: le phoque du Groenland, le phoque gris et le phoque à capuchon. La population de phoques du Groenland est estimée à 9,1 millions, alors que celles du phoque gris et du phoque à capuchon atteignent respectivement 400 000 et 600 000. Outre les Inuit, la chasse commerciale aux phoques est aussi pratiquée par les pêcheurs de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick, du Québec, de l’Île-du-Prince-Édouard et de Terre-Neuve Labrador. Au Canada, c’est le ministère des Pêches et des Océans qui régule ce type de chasse. En 1987, la trappe aux blanchons est déclarée interdite et de nombreuses mesures voient le jour afin d’encadrer plus sévèrement la chasse aux phoques. Ainsi, une méthode de chasse en trois étapes est instaurée et la formation préalable à l’acquisition du permis de chasse devient obligatoire. Depuis la mise en place de ces réglementations, la population de phoques a triplé.

Estimations de la population totale de phoques du Groenland de l’Atlantique Nord-Ouest de 1952 à 2010. Source: DFO

Le phoque, chassé depuis des centaines d’années par les Inuit, occupe une place très importante dans leur mode de vie et leur culture. En effet, dans les conditions extrêmes dans lesquelles ils vivent, l’accessibilité à la nourriture est plus difficile qu’ailleurs au Canada. Ainsi, la viande de phoque, beaucoup plus riche en nutriments que la viande bovine, a toujours assuré la survie des communautés inuit. De surcroît, la graisse, la peau et les os des phoques servent les Inuit dans leur quotidien, que ce soit pour la confection de vêtements, d’instruments, de kayaks ou encore de carburant. Contrairement aux discours des organismes de protection des animaux, la chasse aux phoques commerciale est aussi pratiquée par les communautés inuit, ainsi les mesures mises en place par l’Union européenne suite aux demandes des groupes de protection des animaux, ont particulièrement nui au mode de vie et revenu inuit. Aux débuts de la chasse commerciale, les chasseurs inuit alimentaient le commerce de fourrure avec la Compagnie de la Baie d’Hudson. Durant le XXe siècle, les Inuit vendaient les peaux de phoques à une clientèle souvent internationale,ce qui constituait parfois leur source principale de revenu. Ainsi, l’interdiction européenne de commercialisation des produits dérivés de la chasse aux phoques a lourdement affecté les modes de vie inuit, et ce, à plusieurs égards.

Le discours anti-chasse aux phoques

La controverse entourant la chasse aux phoques au Canada a commencé dans les années 50. Le cœur des campagnes anti-chasse s’appuyait principalement sur la pratique de la trappe aux blanchons. L’image du bébé phoque larmoyant conjurant protection vint toucher la sensibilité du public. De plus, bien qu’ il existe plusieurs méthodes pour tuer l’animal, c’est celle du harpon, le hakapik, qui fut retenu pour illustrer la cruauté de la pratique dans ces campagnes. Ainsi, en créant un discours manichéen, les chasseurs canadiens devinrent de mesquins chasseurs perpétrant des massacres généralisés envers ce mammifère. Ainsi, en 1983, la chasse aux blanchons devint interdite. Toutefois, lors des campagnes anti-chasse de 1987, ce sont encore les images de blanchons qui furent utilisées, de même qu’en 2008. En effet, cette année-là, des activistes distribuaient des peluches de bébés blanchons aux représentants de l’Union européenne avant que ceux-ci n’aillent voter sur les mesures restrictives liées à la chasse aux phoques. Ainsi, l’industrie des produits dérivés du phoque connut une chute monumentale qui entraîna presque sa disparition. Toutefois, en raison des subventions gouvernementales, la chasse aux phoques survécut aux campagnes de lobbying des organismes de protection des animaux.

Le contre-discours inuit

C’est lors de cette campagne de 2008 que les Inuit commencèrent à faire entendre leurs demandes vis-à-vis des régulations de commercialisation des produits dérivés de phoques. En effet, les Inuit avaient été exclus des discussions précédentes puisque l’on ne croyait pas qu’ils s’adonnaient à cette pratique. Ainsi, cette méconnaissance amplifiée par les campagnes de pression des organismes de protection des animaux a entraîné la chute des revenus des familles inuit. C’est pourquoi, après l’arrivée des nouvelles régulations de 1987, le revenu moyen annuel des chasseurs inuit est passé de 53 000$ à 1000$ en 1988. Bien qu’une exemption existait concernant les Inuit, ces derniers ont tout de même été touchés durement par les nouvelles régulations. Les ventes sont passées quant à elles de 50 000 à moins de 1000 peaux annuellement.

Gouvernement du Nunavut, 2012

En 2014, une campagne en faveur de la chasse aux phoques appelée #sealfie vit le jour en réponse au célèbre égoportrait d’Ellen Degeneres aux Oscars. En effet, suite à cet égoportrait des Oscars, Degeneres avait promis de verser un montant d’argent à une fondation de son choix pour chaque retweet de l’image. Elle décida de verser l’argent à la Humane Society of the United States, un des plus gros adversaires des chasseurs inuit. La disparité de moyen et de visibilité était déjà grande avant cet événement, ce nouveau cachet vint creuser le trou entre les Inuit et ces organismes. Ainsi, la campagne de sealfie se voulait être une promotion de la chasse aux phoques selon des pratiques de subsistance et de respect de l’animal, afin d’augmenter la visibilité et réduire la méconnaissance associée à la chasse aux phoques pratiquée par les Inuit. Un documentaire paru en 2016, Angry Inuk, produit par l’Inuk Alethea Arnaquq-Baril, abordait notamment les répercussions que ces campagnes de lobby anti-chasse aux phoques ont eues sur les communautés inuit.

Il convient d’affirmer que l’accent posé sur les images utilisées et l’appel aux émotions des consommateurs a beaucoup joué dans le traitement de cet enjeu, autant de la part du gouvernement canadien que des organismes de protection des animaux. S’il est vrai que la chasse aux phoques n’est pas faite sans violence, cette croisade menée par ces organismes est-elle aussi louable qu’elle en a l’air ? En jouant sur la corde sensible du public par rapport à des événements qui dans les faits ne se produisent pas ou sous des contextes différents, les organismes déforment la vérité au détriment des chasseurs inuit. Alors que la chasse aux phoques a créé plusieurs maux de tête pour le Canada et les Inuit, elle est aussi devenue source d’importants financements pour ces organismes de défense des animaux. Bref, de l’argent qui vide les assiettes de centaines de familles inuit.

Pour approfondir

Arnaquq-Baril, A. 2016. Angry Inuk. Documentary film. Montreal, Quebec: National Film Board of Canada.

Bardot, Brigitte (2006), « Stephen Harper reste sourd à nos demandes » in L’Info Journal, n° 56, Paris, Fondation Brigitte Bardot.

Beylier, Pierre-Alexandre. « La chasse au phoque : entre information et désinformation », Études canadiennes / Canadian Studies, vol, 73, 2012, 91–108.

Daoust, Pierre-Yves et al (2002), « Animal welfare and the harp seal hunt in Atlantic Canada » in Canadian Veterinary Journal, vol 43, 687–694.

European Food Safety Authority (2007), « Animal Welfare aspects of the killing and skinning of seals », in EFSA Journal, n° 610, EFSA.

Farquhar, Samantha D., «Inuit Seal Hunting in Canada: Emerging Narratives in an Old Controversy», Artic, vol 73, no.1, 2020, p. 13–19.

Fink, Sheryl (2009), Canada’s Commercial Seal Slaughter 2009, Yarmouth Port, United States, International Fund for Animal Welfare.

Hammill, M.O. et al (2010), Estimating Abundance of Northwest Atlantic Harp Seals, Examining the Impact of Density Dependence, Ottawa, Gouvernement du Canada.

Hossain, K. 2013. The EU ban on the import of seal products and the WTO regulations: Neglected human rights of the Arctic Indigenous peoples? Polar Record 49(2):154–166.

Pêches et Océans (2010), Plan 2011–2015 de gestion intégrée de la chasse au phoque de l’Atlantique, Ottawa, Gouvernement du Canada, http://www.dfo-mpo.gc.ca/fm-gp/seal-phoque/reports-rapports/mgtplan-planges20112015/mgtplan-planges20112015-fra.htm.

Pêches et Océans (2011), Les Phoques et la chasse au phoque au Canada, Ottawa, gouvernement du Canada, http://www.dfo-mpo.gc.ca/fm-gp/seal-phoque/index-fra.htm.

Pelly, D.F. 2001. Sacred hunt: A portrait of the relationship between seals and Inuit. Vancouver, British Columbia: Greystone Books.

Rodgers, K., and Scobie, W. 2015. Sealfies, seals and celebs: Expressions of Inuit resilience in the Twitter era. Interface: A Journal for and about Social Movements 7(1):70–97

Searles, E.Q. 2019. ‘Fresh seal blood looks like beauty and life:’ #Sealfies and subsistence in Nunavut. Hunter Gatherer Research 3(4):676–696. https://doi.org/10.3828/hgr.2017.34

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Ophélie Girodias
La REVUE du CAIUM

Candidate à la maîtrise en études autochtones à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue