La coopération internationale déboussolée : un entretien avec l’autrice Maïka Sondarjee

Pour repenser et décoloniser la solidarité internationale au XXIe siècle, la chercheuse au CERIUM Maïka Sondarjee accorde une entrevue à Aymeric L. Tardif et Thomas Gareau Paquette à propos de Perdre le Sud pour la Revue du CAIUM.

Aymeric Tardif et Thomas Gareau
La REVUE du CAIUM
17 min readMar 16, 2021

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Source : Département de science politique de l’Université de Montréal

Le Canada devrait-il recevoir ses doses de vaccin dans le cadre du partenariat COVAX ? Énoncé autrement, devriez-vous être vacciné avant les membres du corps médical d’un pays « en voie de développement » ? Pas selon la ministre des Services publics et de l’Approvisionnement Anita Anand. La députée de la circonscription d’Oakville affirme plutôt que le Canada ne donnera aucune dose, même lorsque celles-ci sont financées par la communauté internationale, tant que toute la population « n’aura pas été vaccinée ». Faisant écho à la stratégie américaine, le « protectionnisme vaccinal » canadien s’inscrit dans l’une des nombreuses mouvances en matière de solidarité internationale que Maïka Sondarjee dénonce. Dans le cadre de la sortie de son livre « Perdre le Sud », le CAIUM s’entretient avec la chercheuse pour discuter de son appréhension de l’état actuel de l’ordre mondial, mais aussi des alternatives qu’elle propose.

Maïka Sondarjee est professeure à l’École de Développement International et Mondialisation (EDIM) à l’Université d’Ottawa. Co-fondatrice de l’organisme Femmes Expertes, et également boursière postdoctorale Banting au CÉRIUM et au département de science politique de l’Université de Montréal, elle étudie les aspects sexistes, coloniaux et inégalitaires des relations internationales. Avec Perdre le Sud, la chercheuse nous invite à repenser la coopération internationale de manière à assurer une transition radicale, mais faisable et impérative, vers une solidarité décolonisée avec le Sud global. Aux positions anti-mondialisation actuelles, qui ont tendance à verser dans le repli sur soi et la fermeture des frontières, elle suggère une véritable alternative : l’internationalisme radical.

Aymeric L. Tardif : Dans votre essai, vous faites appel à la solidarité radicale pour mettre en œuvre le concept-clé que vous développez : l’internationalisme radical. Il s’agit d’une vision de l’international que vous qualifiez de « progressiste », « intersectionnelle » et « multilatérale ». Que pourriez-vous nous dire de plus à ce sujet ?

Maika Sondarjee : L’internationalisme radical est à la fois un projet moral et politique. D’un côté, j’essaie de développer des préceptes moraux et des manières de penser la solidarité avec les communautés et les pays du Sud, incluant les populations autochtones ici au Canada. Cela touche la façon dont nous devrions élargir la communauté politique via l’inclusion des différences, des personnes racisées et du continent africain dans ce que l’on considère être l’humanité « conjointe », l’humanité « partagée ». Au niveau multilatéral, l’internationalisme radical est un véhicule pour intégrer ces idées de solidarité dans un projet politique, avec les positions politiques qui lui sont corollaires.

Malheureusement, l’État est encore le dernier rempart pour changer les choses, mais aussi pour gérer et imposer certaines régulations aux multinationales. Qui plus est, pour que des politiques soient proposées au niveau multilatéral, elles doivent d’abord être adoptées par des nations.

Thomas Gareau Paquette : Vous critiquez aussi « l’ordre mondial institutionnalisé ». Pourriez-vous nous en donner les principales caractéristiques ?

M.S. : Dans le monde de la coopération internationale, on se limite souvent à critiquer ou à repenser nos projets ou nos politiques pour que ces projets soient plus solidaires, plus efficaces… Je pense qu’on doit voir la coopération internationale ou, terme que je déteste, le « développement international », en lien avec l’ordre mondial institutionnalisé.

Qu’est-ce que l’ordre mondial institutionnalisé ? Il s’agit d’un arrangement de politiques, d’accords, de relations sociales au niveau multilatéral, qui est à la fois soutenu par un racisme systémique, la « colonialité » et le patriarcat. Ces relations sociales internationales sont donc profondément inégales. Il faut s’attaquer à cet ordre pour que les choses changent.

T.G.P. : Vous parlez d’ordre mondial « institutionnalisé » pour caractériser les relations Nord-Sud présentement, mais aussi de « société d’externalisation ». Pour vous, il s’agit d’un processus qui sous-tend des considérations environnementales, raciales, sociales, qui va même jusqu’à la souffrance morale. Pourriez-vous développer sur les relations Nord-Sud généralement, et plus spécifiquement sur la société d’externalisation?

M.S. : En fait, il ne s’agit pas de pointer du doigt les gens du Nord ou les gens des pays occidentaux en leur martelant qu’ils ont un « déficit moral » et qu’ils sont de mauvaises personnes. À moins que les choses ne changent drastiquement, personne ne serait prêt à sous-traiter à un voisin, par exemple, la misère ou la mort pour soi-même éviter cette propre souffrance. À l’inverse, dans l’ordre international, ceux et celles qui ont gagné à la loterie des naissances profitent d’un système : la « société d’externalisation », en ce qu’elle soutient notre mode de vie ici. Au Canada par exemple, la société d’externalisation nous permet de posséder des iPhone, de manger des tomates à l’année et d’acheter des bagues en diamant à notre fiancé.e. Nous soutenons ce mode de vie au quotidien parce qu’il y a des gens qui sont exploités dans des usines et qui sont dépossédés. Et donc, pour chaque communauté autochtone dépossédée de ses terres, de ses pratiques, de ses lacs, la société d’externalisation a son rôle à jouer.

Le fait que, par exemple, ma grand-mère a élevé treize enfants à Madagascar, qu’elle a souffert en raison de son travail reproductif, la résultante est que j’en profite. Ça ne fait pas de moi une mauvaise personne pour autant. Plutôt, il en résulte que mon père a pu venir ici et j’ai pu bénéficier d’une chance que ma grand-mère n’a jamais eue. J’ai profité de ça. Un autre exemple d’externalisation que je trouve très frappant par rapport à la souffrance psychologique, c’est le fait que dans mon fil Facebook, je ne vois pas, par exemple, de gens qui meurent, de bébés torturés ou de gens décapités, parce qu’il y a des salarié.e.s quelque part dans le sud global qui entraînent les algorithmes à reconnaître ce genre de contenu graphique. Ce n’est pas quelque chose que l’on réalise, mais c’est quelque chose qui rend notre vie beaucoup plus facile. C’est ce qui crée les disparités à l’international. On croit avoir droit à un certain mode de vie; or il faut se rendre à l’évidence : il y a des gens qui travaillent pour que nous puissions atteindre ces standards à moindre coût. Voilà la société d’externalisation ; ça ne fait pas de nous de mauvaises personnes, mais on en profite.

T.G.P : Par rapport à l’aide internationale, vous critiquez aussi dans votre livre les stratégies de « personnalisation », notamment pour aller chercher des dons. Que critiquez-vous par rapport à cette approche omniprésente en coopération internationale?

M.S. : La personnalisation illustre comment on réussit à toucher le cœur des gens en 2021. Je pense qu’on devrait pouvoir susciter l’émotion de la population en réaffirmant que la solidarité, en plus d’être l’option rationnelle, est la chose qui est moralement bonne à faire. Or, en ce moment beaucoup d’ONG et d’organisations, au premier chef la Fondation Bill & Melinda Gates, vont individualiser le don.

Elles vont dire que vos 300 dollars de don vont directement aller aider Aminata. Ils ne vont pas dire que vos 300 dollars vont participer à l’empowerment des femmes au Mali. Les gens se sentent plus utiles et considèrent qu’ils ont plus d’impact quand ils voient le visage de quelqu’un. Maximiser l’utilité d’un don de la sorte est une pratique très néolibérale. Il ne s’agit pas de soutenir le pouvoir collectif, l’empowerment du social, et encore moins l’« ownership » des initiatives de développement. En clair, il ne s’agit pas de se dire « on va être solidaires envers les gens qui souffrent et qui sont exploités ». Il s’agit plutôt de dire : « moi, je veux me sentir bien à la fin de la journée, donc je veux aider une personne ». Un peu comme les pen-pals dans le temps de nos parents, individualiser le don c’est changer son rapport à celui-ci, souvent pour le pire.

A.L.T. : Vous pourfendez aussi dans votre livre la « théorie de la modernisation », préconisée par certains gouvernements occidentaux en matière de développement. Quel est, selon vous, le plus grand angle mort de cette théorie?

M.S. : C’est une théorie qui a été énormément critiquée. Pour moi, c’est le fait qu’elle soutient par la « colonialité » du pouvoir par ces idées selon lesquelles les pays qui ont été colonisés sont moins modernes, plus arriérés et plus « traditionnels ». La tradition est donc associée au fait d’être sous-développé, et on considère que ces pays-là vont éventuellement monter l’échelle de développement pour arriver au stade des pays développés. Toute la logique derrière le fait qu’il y a des pays plus traditionnels qui vont éventuellement changer leur mode de production, qui vont éventuellement se moderniser et s’industrialiser, est basée sur l’existence d’une échelle de développement.

En Occident, nous sommes au « top » de l’échelle et ces pays sont en bas. Il y a donc des pratiques ou des politiques qui sont suggérées par des théoriciens de la modernisation qui sont peut-être logiques, mais les idées et le système de valeurs que ces initiatives sous-tendent sont très coloniales. Ça se reflète dans le discours aujourd’hui, celui qui déprécie des populations parce que nous les considérons au bas de l’échelle de la modernisation. Selon ce discours, être moderne, c’est être développé, mais c’est beaucoup plus profond et complexe que ce que l’on pense.

A.L.T : Nous avons parlé des conséquences de l’ordre institutionnalisé, mais quels sont les principaux facteurs des inégalités politiques et économiques entre nations ? Qu’est-ce qui cause l’exploitation, la dépossession et l’oppression du Sud global par le Nord ?

M.S. : En fait, je pense que le fin fond de pourquoi il y a des inégalités, c’est encore une fois la colonialité du pouvoir et des esprits. La colonisation a été justifiée par la racialisation. La colonisation et l’esclavage ne se réduisent pas à leurs objectifs mercantiles. En parallèle, il se développe encore sous nos yeux les processus où on dévalorise des populations via un capitalisme qui est racialisé, qui justifie l’exploitation de certaines populations parce qu’elles sont racisées.

Il ne s’agit donc pas uniquement de dire qu’il y a du racisme, de l’exploitation économique et des inégalités économiques. Plutôt, il faut prendre conscience que ces inégalités sont basées sur le non-respect des intelligences et des populations. On ne leur accorde pas une humanité. C’est pour ça qu’on se permet, dans le fond, d’externaliser.

C’est aussi parce que ceux qui sont loin de nous géographiquement le sont aussi culturellement ; on les a dépréciés et déshumanisés. On les a mis à l’extérieur de ce que l’on considérait être « l’humanité ».

Ce sont des autrices comme Francoise Vergès qui abordent cette question en tant que féministes décoloniales. Si des corps sont dévalorisés, c’est donc qu’on ne leur accorde pas la pleine humanité. Angela Davis en parle aussi quand elle aborde la situation des femmes et des hommes noirs en prison aux États-Unis. C’est ça le fond du problème. Il ne suffit pas d’adopter telle ou telle politique. Il faut aussi modifier notre moralité.

T.G.P. : Certains diraient que des institutions de développement alternatives jouent déjà le rôle d’organisations de développement « internationaliste », à commencer par la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII) d’émanation chinoise. Aux tenants d’un discours considérant que ces institutions prônent une autre rationalité, même si ce n’est pas nécessairement le cas, que répondez-vous ?

M.S. : Je ne pense pas qu’une institution actuellement existante représente tout à fait le projet internationaliste. Souvent, cet exemple, ou l’exemple de la Chine en Afrique, ressort comme un exemple de coopération Sud-Sud. C’est vrai que cette coopération est différente parce que la Chine n’impose pas nécessairement d’institution politique comme l’ont fait les institutions de Bretton Woods. Par exemple, la Banque mondiale a parfois imposé certains systèmes politiques « néolibéraux » de même que le libre marché. N’empêche, la Chine en Afrique utilise des stratégies extrêmement néocoloniales. La Banque asiatique de développement est un peu différente dans son fonctionnement, mais ses décideurs reproduisent des patterns. La Chine va par exemple prêter en Afrique. Ces prêts vont même souvent être concessionnels à zéro taux d’intérêt, comme une pratique aussi utilisée par la Banque mondiale. Dans les petits caractères, toutefois, il est toujours inscrit qu’un défaut de paiement donne à la Chine accès aux ressources ou aux infrastructures du pays en question.

Ce genre d’accord là est finalement très inégalitaire. Souvent la Chine va amener ses propres travailleurs et travailleuses dans des pays africains pour former des industries. Au final, il s’agit d’une manière pour elle de relocaliser son propre surplus de main-d’œuvre. C’est donc dans l’intérêt politique et économique chinois d’agir ainsi, alors je ne vois pas la Chine comme un exemple de solidarité. Certes, certaines pratiques sont plus progressistes, plus internationalistes. Par exemple, elles n’imposent pas de projet politique et leur approche penche généralement vers le multilatéralisme. La pandémie est venue réaffirmer ce rôle, où la Chine prend constamment position en faveur d’une plus grande coopération. Néanmoins, dire qu’ils sont « internationalistes » serait une exagération.

T.G.P. : Justement, vous avez réussi à revoir votre essai pour parler de la covid-19 alors qu’il devait à l’origine être publié avant la pandémie, un coup de force ! Que nous révèle cette crise sanitaire à propos de l’ordre mondial institutionnalisé ?

M.S. : Tellement de choses, mais je crois que la situation des vaccins est le meilleur exemple pour illustrer les lacunes de l’ordre mondial institutionnalisé. En ce moment, on observe que les pays du Sud n’auront pas accès au vaccin rapidement. On tient de beaux discours sur le fait qu’il faille partager le vaccin et sur le fait qu’il faille aussi s’inspirer des échecs comme celui de VIH-Sida, puisqu’on sait que l’épidémie du VIH dure encore. Mais au final, les compagnies profitent de la crise pour faire du profit. Et on ne parle pas uniquement des compagnies qui produisent le vaccin, mais aussi de celles qui produisent les seringues et autres matériels médicaux nécessaires.

Les gouvernements n’ont pas assez de pouvoir politique pour les obliger à baisser leurs prix et c’est ce qui fait qu’en ce moment, des compagnies comme Moderna et Pfizer ont vendu la totalité de leur production actuelle et à venir jusqu’en jusqu’à la fin de 2021 à des pays du Nord. L’OMS nous dit qu’il est possible que les pays du Sud ne soient pas vaccinés avant 2024, alors que logiquement, même si on arrête de penser à la moralité et qu’on pense juste rationnellement, la seule solution pour régler une pandémie mondiale est de vacciner tous les gens les plus vulnérables et tous les gens qui sont un risque de transmission du virus. Ces gens plus âgés ou qui ont des conditions préalables de santé sont à risque de mourir et ce sont eux qu’on doit vacciner. Une fois qu’on arrive à un stade ou personne ou peu de gens meurent du virus, les gens en santé seront légèrement malades et c’est tout. Des gens meurent de la grippe saisonnière chaque année, ce n’est pas anormal.

Bref, l’important serait d’adopter cette stratégie, mais on n’agit pas rationnellement, on agit dans notre intérêt et on priorise notre population. C’est irrationnel, c’est immoral, mais on le fait quand même parce que l’intérêt national est notre manière de déterminer qui mérite d’avoir accès aux vaccins et parce qu’on a l’argent pour le faire. En Afrique. l’Union africaine a vraiment été plus solidaire et a véritablement partagé plus d’informations scientifiques. Elle a davantage coordonné les efforts au niveau régional que les pays occidentaux.

On aurait dû s’inspirer de l’expertise africaine en gestion d’épidémies, mais on ne l’a pas fait, parce que nous pensions qu’ils étaient incapables de nous apprendre quoique ce soit, qu’ils étaient incapables de gérer une crise comme celle de la covid-19. Pourtant, ils ont une meilleure expertise en gestion des épidémies que nous.

A.L.T. : Dans un autre ordre d’idées, quelles sont les plus grandes failles des mouvements militants transnationaux actuels?

M.S. : Les mouvements militants n’ont pas assez de pouvoir au niveau transnational. La plupart d’entre eux se limitent au niveau national parce que c’est plus facile, les impacts sont visibles plus rapidement. Pourtant, il est primordial de créer plus de liens entre les mouvements du Nord et ceux du Sud, parce qu’on a tellement à apprendre des mouvements militants du Sud. On doit vraiment essayer de les intégrer et de s’en inspirer. Oui il y a les forums sociaux mondiaux, mais il y a aussi toutes sortes d’autres moyens de s’inspirer des mouvements du Sud. Par exemple, dans mes recherches j’essaie de voir comment je peux établir des liens avec des chercheur.euse.s du Sud ainsi qu’avec des mouvements du Sud, et ce dans l’optique d’alimenter mes recherches. Il faut mieux comprendre le monde si on veut arriver à le changer. Il faut bâtir des liens avec le Sud et renforcer ceux déjà existants.

A.L.T. : Passons maintenant à vos propositions et à l’analyse plus large d’une prospective. Vous prônez un changement qui passerait par l’effritement des structures actuelles d’aide internationale. Pourquoi ne pas y aller avec une rupture totale avec les mécanismes en place? Qu’est-ce qui ne fonctionnerait pas avec cette méthode?

M.S. : Je suis davantage en faveur de la transition qu’en faveur de la révolution. Je ne crois pas qu’on va vivre une rupture dans un avenir rapproché, ni au niveau national et encore moins au niveau international. Selon le philosophe Erik Olin Wright, il y a trois critères à respecter dans l’élaboration d’un projet politique utopique. Premièrement, pour qu’un projet utopique fonctionne, il doit être désirable. C’est donc dire qu’il doit aller dans une direction souhaitable pour la majorité des gens. Deuxièmement, il doit être politiquement viable sur le long terme et finalement, il doit être politiquement faisable. J’ai décidé de me focaliser sur le troisième critère, celui de la faisabilité. Effectivement, il faut qu’un projet soit faisable selon les rapports de pouvoir en place. Il ne suffit pas de dire qu’il s’agit d’un super projet. Oui, je me dis socialiste parce que je crois au socialisme comme projet, mais est-ce que ça veut dire qu’il s’agit d’un projet politiquement faisable à court terme? Absolument pas. Il faut penser à des politiques pratiques pour y arriver. Certaines personnes ont critiqué mon essai parce qu’il n’était pas assez radical, alors que je qualifie mon internationalisme de “radical”, mais il ne faut pas oublier que bien que le but ultime soit d’arriver à notre utopie, entre-temps, on doit sérieusement se demander comment on fait concrètement pour y arriver. La plupart des théoriciens critiques ne pensent pas à ça.

T.G.P. : Comment rendre faisable un projet d’internationalisme radical comme vous le défendez, alors que, comme vous le soulevez, les frontières entre nationalisme civique et identitaire sont de plus en plus étanches à travers le monde, que les partis progressistes en Occident qui prennent en compte les intérêts globaux dans leurs programmes sont de plus en plus rares et que les services publics occidentaux sont, à bien des égards, de plus en plus défaillants?

M.S. : Comme je le souligne dans mon livre, il y a effectivement un mouvement nationaliste identitaire et un mouvement de repli sur soi mené par une certaine frange de la droite. Je pense toutefois que beaucoup de gens à la fois à droite et à gauche se rejoignent sur un point : ils sont contre la “mondialisation”. On est contre le fait qu’il y ait des gens qui exploitent d’autres gens, et plus spécifiquement, on est contre le fait de se faire exploiter. C’est pour ça que le discours est souvent tourné vers le “nous”. Toutefois, pour beaucoup de “démondialistes” tentent de justifier l’exploitation du “nous” par des facteurs externes comme la Chine, les femmes voilées ou les travailleur.euse.s étranger.e.s. On peut voir que la colère généralisée envers le système est bel et bien présente. Les gens réalisent que le système est brisé et ils réalisent que le capitalisme n’est pas le meilleur système.

Le problème est la façon dont cette colère est récupérée dans les discours nationalistes de droite, mais je pense que si les partis politiques réussissaient à bien formuler le discours antimondialisation, il serait possible de rejoindre les gens, et pas uniquement les gens éduqués ou qui réfléchissent aux problèmes de la mondialisation, mais tous les gens fatigués d’être payés au salaire minimum, fatigués de voir les productions se délocaliser et fatigués de ne rien gagner par rapport au 1% des plus riches. La solution serait de rediriger la colère vers le 1% et vers toutes les têtes dirigeantes qui perpétuent l’ordre mondial institutionnalisé, plutôt que vers le.la migrant.e, la femme voilée ou le.la travailleur.euse chinois.e. Je pense qu’il y a une masse critique de gens qui croient en ce type de projet ou qui y croiraient si on leur expliquait les enjeux et si on les intégrait dans le projet. Je suis quand même optimiste quant à notre pouvoir de changer les choses et quant au pouvoir des partis politiques de se réapproprier le discours de la droite nationaliste pour le rediriger vers le vrai problème.

A.L.T. : Dans votre essai, vous parlez de l’universalisme politique, concept voulant que les individus et les collectivités d’un même système doivent être soumis aux mêmes droits et responsabilités, comme étant un précepte à l’internationalisme radical. Mais comment rendre possible le fait que tous et toutes aient les mêmes droits que les Occidentaux, par exemple, et que les multinationales soient soumises aux mêmes responsabilités partout à travers le monde? Comment réconcilier cette proposition avec le principe fondamental du droit public international de la souveraineté des États? Autrement dit, comment transcender l’autonomie des États?

M.S. : D’abord j’aimerais faire une précision : je ne prétends pas que tout le monde devrait vivre comme les Occidentaux, et j’ajouterais que mes recommandations ne s’appliquent pas au niveau national. Par exemple, je ne dirais pas au gouvernement brésilien d’agir d’une certaine manière plutôt que d’une autre, notamment en ce qui a trait à ses politiques internes. Ce type de discours n’aurait que très peu d’effet et est très souvent colonial. Mon idée est plutôt de faire en sorte que les entreprises multinationales aient plus de responsabilités. Par exemple, si un.e propriétaire de minière canadien.ne exploite des populations du Sud, il.elle devrait faire face aux mêmes conséquences que s’il.elle.s le faisait au Canada. Je pense que beaucoup de réglementations existent, mais le problème est qu’elles s’appliquent uniquement si une compagnie agit dans le pays d’où provient la réglementation.

Par exemple, si des enfants devaient travailler dans une mine aux États-Unis, ça ne passerait pas, non pas parce que ça se passe en occident ou parce que la compagnie est occidentale, mais plutôt parce que les gens qui y travaillent sont blancs et occidentaux. On réglemente des acteurs agissant dans les pays du Nord, alors que ces mêmes acteurs agissent aussi dans les pays du Sud, mais sans réglementation analogue : on ferme les yeux sur leurs actions dans les pays non-occidentaux.

Le problème est que parfois les gouvernements eux-mêmes diminuent leurs normes du travail pour attirer les compagnies étrangères. Il s’agit d’un symptôme d’un système où les compagnies veulent faire le plus de profit possible. L’idée n’est donc pas de vouloir effriter le pouvoir d’un État, mais plutôt de s’entendre tou.te.s ensemble pour limiter et contrôler le pouvoir des compagnies. En fin de compte, les États et les populations du Sud profiteraient d’avoir davantage de réglementations et ça n’enlèverait rien aux pays du Nord. Ça revient à dire qu’on protège autant les populations du Sud et les populations racisées que les populations du Nord. C’est une idée qui doit aussi s’appliquer au sein même des populations du nord pour éviter des situations comme le racisme environnemental, où des déchets toxiques se voient placés dans des quartiers peuplés majoritairement par des populations racisées. Ça prend donc davantage de réglementation en occident aussi.

T.G.P. : Enfin, pour conclure cette entrevue, y a-t-il un angle mort que vous voudriez davantage couvrir dans un prochain essai?

M.S. : Oui, tout à fait. Je m’intéresse beaucoup à la manière dont on perçoit les populations du Sud et mon projet actuel porte sur le complexe du sauveur blanc en développement international. Autrement dit, je m’intéresse à la manière dont les Occidentaux vont « aider » certaines populations du Sud en partant de la prémisse selon laquelle celles-ci ne sont pas modernes et ne peuvent s’aider elles-mêmes. Par conséquent, il serait du devoir de l’Occident de les aider. Pour moi, la solidarité radicale et l’internationalisme radical vont passer par un changement des mentalités associées au complexe du sauveur blanc et à la colonialité. Je vais essayer d’étudier comment on perpétue ce système souvent immatériel, mais non moins important. La perception que nous avons des gens est importante : le racisme et le colonialisme découlent en partie des perceptions qu’on peut avoir de l’ « Autre ».

Sondarjee, Maïka. 2020. Perdre le Sud. Montréal: Écosociété.

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