La fin de l’Occident ?

La recrudescence d’actes terroristes perpétrés par des blancs chrétiens et la montée en puissance de forces politiques ouvertement xénophobes sont les manifestations de la croyance, en expansion, qu’une guerre de civilisations est en cours.

Clément Mangin
La REVUE du CAIUM
9 min readMay 7, 2019

--

En Nouvelle-Zélande au début de l’année 2019, c’est un Australien qui abattra 50 musulmans aux abords de deux mosquées. Dans un manifeste publié peu avant l’attentat, il a évoqué la théorie du Grand Remplacement, selon laquelle la pression démographique exercée par les populations immigrées, au taux de fécondité supposé plus élevé, entrainerait le remplacement les populations blanches en Occident. Photo: Marty Melville Agence France-Presse

Un tweet peut en dire long sur une tendance de fond. Celui-ci fut rédigé le jour de l’incendie dramatique de la cathédrale Notre-Dame de Paris:

Son auteur, américain admirateur de Donald Trump, abonde ainsi dans le sens d’une théorie conspirationniste qui prétend que l’incendie de Notre-Dame ne serait pas un simple (bien que très malheureux) accident, mais le fait d’une attaque menée par des islamistes.

Le jour de l’incendie, Philippe Karsenty, ex-politicien français de droite, soutint un propos similaire sur les ondes de Fox News, avant que le présentateur n’interrompe brutalement l’entrevue en dénonçant le caractère incendiaire (au figuré cette fois) et injustifié de cette spéculation [1].

Cette théorie s’inscrit elle-même dans le cadre plus large d’une conception du monde où l’Occident serait en guerre contre ses ennemis, au premier rang desquels compterait l’Islam. Ce tweet pourrait sembler anodin s’il ne s’ancrait dans une mouvance qui multiplie, ces dernières années, les actes de violences et de terrorisme inspirés par différents courants xénophobes.

Ascension du terrorisme “blanc”

Dans l’histoire récente, plusieurs attentats peuvent être reliés par une intention commune: défendre l’Ouest contre ses envahisseurs présumés. L’un des attentats terroristes blancs les plus meurtriers eu lieu en Norvège, en 2011 : Anders Breivik assassina froidement 77 personnes, et déclara à son procès avoir voulu s’en prendre, entre autres, au marxisme culturel et au féminisme ; ces derniers œuvreraient, selon Breivik, au remplacement prochain du peuple norvégien par l’immigration islamiste en sapant les fondations de la culture occidentale [2].

En Nouvelle-Zélande au début de l’année 2019, c’est un Australien qui abattra 50 musulmans aux abords de deux mosquées. Il publia un manifeste invoquant la théorie du Grand Remplacement, selon laquelle la pression démographique exercée par les populations immigrées, au taux de fécondité supposé plus élevé, entrainerait le remplacement les populations blanches en Occident.

Rassemblement “Unite the Right” à Charlottesville. Photo: Anthony Crider.

Mais l’épicentre de la violence se situe aux États-Unis. Le ralliement suprémaciste blanc Unite the Right à Charlottesville en 2017, qui fit une victime du côté des contre-manifestants, entendait défendre le passé (raciste et esclavagiste, s’il est besoin de le rappeler) des États confédérés du Sud contre « l’effacement culturel » causé par le retirement de statues à l’effigie de combattants sudistes.

Plus récemment, les attaquants des synagogues de Poway, le 27 avril 2019, et de Pittsburgh, le 27 octobre 2018, procèdent d’intentions similaires: s’en prendre à la communauté juive, perçue comme l’architecte de la mondialisation et de la décadence des moeurs et valeurs occidentales et chrétiennes [3][4].

George Soros (à gauche) et Steve Bannon (à droite)

Cette charge antisémite contre les “globalists” se manifeste jusqu’au sommet de l’État américain, dans les propos du président Trump et son ancien conseiller Steve Bannon [5]. Le milliardaire George Soros, hongrois et juif, se situe ainsi régulièrement au centre des attaques de l’extrême-droite, son soutien au progressisme et au libéralisme en faisant le paratonnerre des mouvances populistes réactionnaires [6].

Tous ces attentats sont reliés par une nébuleuse idéologique qui, si elle évoque le fascisme et le racisme du siècle dernier et n’hésite pas à y référer, s’est réactualisée en comportant des spécificités contemporaines.

De la suprématie au séparatisme

L’idée d’un affrontement civilisationnel entre l’Occident et l’Islam était déjà soutenue dès 1996 par Samuel P. Huntington, dans son livre Le Choc des Civilisations, oeuvre qui sous-tendra le récit patriotique américain d’après les attentats du 11 septembre 2001 [7]. Les tenants de cette théorie considèrent que l’Occident, conçu comme un bloc homogène essentiellement blanc et chrétien, serait en concurrence avec les autres grandes civilisations et devrait lutter pour sa propre conservation.

Renaud Camus ira encore plus loin en proposant la théorie du Grand Remplacement, populaire dans les milieux d’extrême-droite, dans son livre publié en France en 2012 [8]. Elle repose sur les prémisses suivantes:

  • L’Occident est une civilisation distincte et homogène, ethniquement blanche et culturellement chrétienne,
  • L’immigration en Occident serait massive et ne s’intègrerait pas culturellement ou économiquement (voire serait hostile aux populations locales),
  • Elle aurait des complices oeuvrant à sa chute (féministes, juifs, libéraux favorables à la mondialisation et au multiculturalisme…)
Le magazine français Valeurs Actuelles semble obsédé par la théorie du grand remplacement.

Dès lors, les réactions xénophobiques relèveraient de la légitime défense d’une population face à l’envahisseur, qu’il soit musulman, juif… ou même latino-américain, comme en témoigne l’obsession de Trump et d’une partie des américains pour la construction d’un mur à la frontière avec le Mexique.

L’auteur de l’attentat de Christchurch fit explicitement référence à la théorie du Grand Remplacement dans son manifeste, pour expliquer son action. Il se décrit lui-même comme raciste, prônant un ethno-nationalisme et un ethno séparatisme séparatiste strict.

Ce racisme séparatiste pervertit la rhétorique des pensées politiques critiques afin de faire des blancs chrétiens les victimes d’une colonisation inversée, et d’une oppression par l’idéologie libérale. Moins tournée vers l’affirmation de la supériorité de la race blanche, l’ethno-séparatisme use plutôt d’un langage de victimisation, exerçant une certaine séduction sur une population blanche qui se perçoit comme une minorité en devenir et ne sent plus « chez elle ».

Convergence des discours réactionnaires

L’argument tient que, si les nations et cultures historiquement oppressées ou colonisées peuvent prétendre à l’indépendance et à la réaffirmation de leur identité, alors ce droit ne saurait être refusé à la population blanche et sa culture, faisant prétendument face au danger d’un effacement ethnique et culturel fomenté par ses ennemis, au premier rang desquels compterait le fameux « Marxisme culturel post-moderne » [9].

Jordan Peterson pense que les rapports hiérarchiques entre homards devraient inspirer les rapports entre humains. Crédit photo: Phil Fisk pour L’Observer.

Cette rhétorique a une affinité particulière avec les mouvements anti-féministes et anti-LGBTQ, qui reprennent à leur compte le langage de l’oppression pour s’afficher en victimes des théories féministes et du genre. On retrouve ainsi chez les nationalistes blancs et les masculinistes le même langage pour dénoncer l’idéologie du camp adverse, contre laquelle il conviendrait d’absorber la pilule rouge (rendue célèbre par le film Matrix) pour voir à travers leurs mensonges et manipulations [10].

Jordan B. Peterson, figure réactionnaire canadienne, s’est ainsi rendu célèbre pour sa croisade contre le « Marxisme culturel post-moderne », concept fourre-tout dans lequel il semble ranger toutes les théories critiques qui menaceraient l’ordre occidental, reposant sur la domination du mâle blanc chrétien (contre le chaos, essentiellement féminin selon Peterson). Peterson oppose une fin de non recevoir aux critiques qui lui sont adressées par ces différentes théories [11], et déplore la censure du « politiquement correct » libéral.

Psychologie sociale et défis épistémiques

Ce renouveau d’un conservatisme identitaire, nationaliste, islamophobe, antisémite, antiféministe… ne se traduit pas seulement en explosions de violence terroriste, mais aussi en résultats politiques: l’élection de Donald Trump aux États-Unis, l’accession au pouvoir de mouvements populistes et ultra-nationalistes en Europe (Hongrie, Pologne…), le vote pour le Brexit au Royaume-Uni, ou encore les manifestations de la Meute au Québec, sont symptomatiques d’une peur qui se cherche des boucs émissaires: les juifs, les féministes, les latino-américains, les musulmans, les personnes LGBTQ, les libéraux…

Cette peur repose sur un système d’interprétation du monde en conflit radical avec toutes les autres lectures (libérale, marxiste…), toutes amalgamées grossièrement sous la bannière d’un socialisme ou d’un marxisme culturel voué à la destruction de l’Occident.

Ainsi, l’afflux de réfugiés en provenance des zones de guerre, comme la Syrie et l’Afghanistan, serait une invasion méthodiquement orchestrée, plutôt que la conséquence des guerres néocoloniales de l’Occident ; la reconnaissance des droits des minorités exprimerait la volonté d’un génocide culturel des valeurs chrétiennes, plutôt que le respect d’idéaux de laïcité et d’universalité ; le déclassement économique des classes moyennes blanches serait la conséquence de politiques d’assistanat en faveur des défavorisés, plutôt que d’un néolibéralisme austère, etc...

La diabolisation de la gauche libérale, et de sa défense des minorités, est une constante parmi les mouvances réactionnaires de droite, du masculinisme à l’ethno-séparatisme. Le discours victimaire et paranoïaque adopté face à cette gauche, perçue comme hégémonique (dans les milieux académiques, les médias, les gouvernements, les milieux d’affaire…), s’élabore au sein de ce que Cass R. Sunstein appelle des chambres d’écho, amplifiées par l’avènement des réseaux sociaux, et où les membres d’un même groupe social construisent leur identité autour d’une lecture partagée du monde, excluant toute dissidence [12]. Par exemple, toute opinion un tant soit peu divergente sur la page Reddit /r/The_Donald (regroupant les supporters de Donald Trump) vaut bannissement pour son auteur·e [13].

Bien qu’aucun groupe social ne soit à l’abri de s’enfermer dans une bulle épistémique (phénomène aussi décrit par Cass R. Sunstein, conduisant à interpréter le monde au travers de sources d’information confirmant un biais initial, se renforçant au fil du temps), ce phénomène semble particulièrement inquiétant dans les rangs de l’extrême-droite, avec deux conséquences graves: l’adoption de sa rhétorique xénophobe par une partie de nos sociétés, et la radicalisation, jusqu’au passage à l’acte terroriste, de certains de ses membres.

Xénophobie ordinaire de certain·es québécois·es, en plein débat public sur la Loi 21.

Un climat de haine règne de fait entre camps politiques opposés, dont les identités se fonde sur l’adhésion ferme à des conceptions et des raisonnements précis [14], ce que Kahan appelle la “cognition protectrice de l’identité” [15]. La spirale de radicalisation des terroristes blancs serait ainsi un phénomène épistémologique, social et psychologique autant (si ce n’est plus) que politique, appelant à être combattu sur ces terrains. Sous peine de voir les démocraties libérales, reposant sur le débat public et la délibération rationnelle, sombrer sous les coups de boutoir des populismes ethno-nationalistes.

Références

[1] Fearnow, B., 2019. “Fox News’ Shepard Mmith cuts off right-wing conspiracy theorist claiming notre dame fire was deliberate”. Newsweek, 15 avril 2019. Accédé https://www.newsweek.com/shepard-smith-fox-news-notre-dame-fire-conspiracy-theory-1397144

[2] Jamin, J., 2013. “Anders Breivik et le « marxisme culturel » : Etats-Unis/Europe”. Amnis 12. Accédé à http://journals.openedition.org/amnis/2004

[3] Roose, K. and Turkewitz, J., 2018. “Who Is Robert Bowers, the Suspect in the Pittsburgh Synagogue Shooting”. New York Times, 27octobre 2018. Accédé à https://www.nytimes.com/2018/10/27/us/robert-bowers-pittsburgh-synagogue-shooter.html

[4] Hussain, M., 2018. “Our Enemies Are the Same People: San Diego Synagogue Shooter Inspired by New Zealand Anti-Muslim Massacre”. The Intercept, 28 avril 2019. Accédé à https://theintercept.com/2019/04/28/san-diego-synagogue-attack-new-zealand-anti-semitism-islamophobia/

[5] Sommer, Alison K., 2018. “How Did the Term ‘Globalist’ Become an anti-Semitic Slur? Blame Bannon”. Haaretz, 13 mars 2018. Accédé à https://www.haaretz.com/us-news/.premium-how-did-the-term-globalist-became-an-anti-semitic-slur-blame-bannon-1.5895925

[6] Welch, M., 2018. “Why the Right Loves to Hate George Soros”. The Atlantic, 6 octobre 2018. Accédé à: https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2018/10/explaining-rights-obsession-george-soros/572401/

[7] Huntington, Samuel P., 1996. The Clash of Civilizations. New York City, NY: Simon & Schuster.

[8] Camus, R., 2011. Le Grand Remplacement. Paris, France: David Reinharc.

[9] Wilson, J., 2015. “‘Cultural Marxism’: a uniting theory for rightwingers who love to play the victim”. The Guardian, 19 janvier 2015. Accédé à https://amp.theguardian.com/commentisfree/2015/jan/19/cultural-marxism-a-uniting-theory-for-rightwingers-who-love-to-play-the-victim

[10] Ganesh, B., 2018. “What the Red Pill Means for Radicals”. Fair Observer, 7 juin 2018. Accédé à https://www.fairobserver.com/world-news/incels-alt-right-manosphere-extremism-radicalism-news-51421/

[11] Bowles, N., 2018. “Jordan Peterson, Custodian of the Patriarchy”. New York Times, 18 mai 2018. Accédé à https://www.nytimes.com/2018/05/18/style/jordan-peterson-12-rules-for-life.html

[12] Sunstein, Cass R., 2017. #RepublicDivided: Democracy in the Age of Social Media. Princeton, New Jersey: Princeton University Press.

[13] Voir le règlement ici: https://www.reddit.com/r/The_Donald/comments/5asj7o/announcement_you_know_we_are_winning_because_ctr/

[14] Edsall, Thomas B., 2018. No hate left behind”. New York Times, 13 mars 2019. Accédé à https://www.nytimes.com/2019/03/13/opinion/hate-politics.html

[15] Kahan, Dan M., 2017. “Misconceptions, Misinformation, and the Logic of Identity-Protective Cognition”. Cultural Cognition Project Working Paper Series 164; Yale Law School, Public Law Research Paper 605; Yale Law & Economics Research Paper 575. Accédé à https://ssrn.com/abstract=2973067

--

--

Clément Mangin
La REVUE du CAIUM

M. Eng. Telecom, M. Sc. Environmental Sciences. Political ideology, cognitive science & astrophysics enthusiast.