La politique de discrimination positive post-apartheid en Afrique du Sud : Heur ou malheur?

Équipe de Rédaction
La REVUE du CAIUM
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8 min readMar 22, 2017

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L’artiste sud-africain John Adams travaille sur une murale de Nelson Mandela, à Johannesbourg. Crédit photo : Ben Curtis/AP

Ce texte a été soumis par Thierry Santime, ancien étudiant de l’Université de Montréal et Bachelier en Économie et Politique.

En 1994, l’apartheid, système de discrimination raciale imposé, prenait fin en Afrique du Sud avec les premières élections multiraciales qui ont porté au pouvoir Nelson Mandela, icône de la lutte anti-apartheid et candidat du Congrès National Africain (ANC), parti politique qui était proscrit sous le régime d’apartheid.

Les nouvelles autorités ont mis en place une politique de discrimination positive dans le but de favoriser l’émancipation économique des Noirs et aussi des Métis et Indiens qui subissaient moult discriminations sous le régime de l’apartheid. L’objectif de cette politique de discrimination positive ou Black Economic Empowerment était de mettre en place une législation efficace pour permettre l’émergence d’une nouvelle classe moyenne noire et assurer à la population noire une place de choix sur le marché du travail. Ainsi que le déclarait le comité constitutionnel de l’ANC : « Nous allions gagner la liberté sans le pain, alors que ce que nous voulions était la liberté et le pain ». C’est cette inquiétude qui a commandé au nouveau pouvoir sud-africain dirigé par l’ANC de mettre en œuvre une politique de discrimination positive.

Cette politique suscite un engouement considérable chez les populations noires, opprimées sous le joug de l’apartheid, mais cet enthousiasme s’effrite progressivement au fil du temps, au fur et à mesure que cette politique de discrimination positive montre ses limites et ses dérives.

L’ANC qui remporte la victoire lors de la première élection multiraciale de 1994 veut séduire un électorat qui lui a permis de se faire élire haut la main avec 62,5 % de voix recueillies. À travers la politique de Black Economic Empowerment, le gouvernement sud-africain veut redonner espoir aux Noirs, Métis et Indiens longtemps défavorisés durant l’Apartheid en mettant en place des mesures et programmes préférentiels au profit de ces derniers, que ce soit pour l’obtention d’un emploi, la possession d’une portion de terre agricole ou pour favoriser leur aisance économique en général.

Le principal parti d’opposition, en l’occurrence, l’Alliance Démocratique, qui dispose d’une importante base militante « blanche » ne voit pas d’un bon œil cette politique de discrimination positive. En effet, ce parti politique considère que cette politique est rétrograde et ne fera que contribuer à la perpétuation du cercle vicieux de discrimination sur de bases raciales plutôt que de rompre définitivement avec toute forme d’arbitraire.

« L’aristocratie blanche » est également hostile à la politique de discrimination positive mise en place par les autorités sud-africaines. Elle craint que cette politique ne la conduise à la ruine. Les mesures extrêmes d’expropriation de terres de fermiers blancs, parfois sur fond de violences au Zimbabwe voisin n’ont pas vraiment contribué à apaiser les inquiétudes de l’aristocratie blanche, surtout les fermiers qui craignaient de se voir exproprier de façon injuste et sans compensation adéquate. Les grands industriels « blancs » craignaient aussi que ces mesures visant l’intégration et la promotion des noirs dans les entreprises ne sacrifient la compétence sur l’autel d’une législation qu’ils jugent peu pertinente et tout à fait arbitraire.

On constate, à partir d’un document publié par l’OCDE que cette politique visait trois objectifs principaux : « l’accroissement du taux de détention de moyens économiques par les Noirs, le développement du capital humain (via une plus grande participation à la gestion des entreprises) et l’émancipation économique indirecte (à travers un système d’achats à des tarifs préférentiels) ». Pour ce faire, les autorités ont mis en place un environnement institutionnel et juridique qui accorde une préférence aux sociétés de capitaux ou entreprises détenues par des Noirs lors du processus de passation des marchés publics.

Les autorités sud-africaines ont donc mis en place diverses stratégies pour soutenir leur politique de discrimination positive. À titre d’exemple, on peut noter que « la Charte du secteur minier prévoit que 15 % des actifs miniers devront être entre les mains d’actionnaires noirs avant 2008 et 26 % avant 2013 ».

Aussi, on peut citer une autre mesure prise dans le cadre de cette politique, qui préconise qu’un quart des fonds propres et des actifs bancaires devront être détenus par des Noirs à l’horizon 2010. Pour permettre à cette politique de bénéficier d’un ancrage solide et d’une légitimité constitutionnelle, le principe de la discrimination positive sera enchâssé dans la Constitution provisoire de 1995 puis dans la Constitution définitive de 1996. Par ailleurs, notons également que cette politique reçoit l’assentiment de l’ensemble des organisations de la mobilisation anti-apartheid : ANC, SACP, COSATU et UDF, entre autres.

L’Alliance Démocratique (DA) a élu à sa tête en mai 2015 Mmusi Maimane. Crédit photo : AFP via BBC.com

L’Alliance Démocratique, principal parti d’opposition critique régulièrement les dérives des politiques de discrimination positive mises en place par le Congrès National Africain (ANC), parti au pouvoir depuis 1994. Selon l’Alliance Démocratique, ces politiques comporteraient des relents ségrégationnistes. L’Alliance Démocratique dit vouloir prôner des politiques équitables et justes, sans connotation discriminatoire, en vue de « franchir la barrière raciale », ainsi que l’a soutenu Helen Zille, chef de ce parti jusqu’au 9 Mai 2015. Ce parti affirme ainsi s’opposer à toute velléité visant à stigmatiser ou à accorder un privilège arbitraire à tel ou tel autre groupe sur la base de considérations raciales.

La crainte que cette mesure a toujours suscité est qu’elle attise un fort ressentiment de part et d’autre des différents groupes ethniques en Afrique du Sud. Au Zimbabwe voisin par exemple, il y a eu de nombreuses dérives dans ces programmes d’expropriation et de rachat de terres appartenant aux fermiers blancs, qui ont dû pour nombre d’entre eux quitter bon gré mal gré leur pays. Une bonne part de la population blanche s’estime pour ainsi dire discriminée et nombreux sont ceux qui vont à la quête d’un meilleur abri outre-frontières. Selon le South African institute of Race relations, approximativement 800.000 sud-africains blancs auraient quitté leur pays de 1995 à 2005. Par ailleurs, de nombreuses personnalités de la communauté blanche montent régulièrement au créneau pour dénoncer les dérives causées par cette politique. On peut citer l’écrivain André Brink, aujourd’hui disparu qui fut une figure importante de la lutte anti-apartheid et auteur du fameux ouvrage « une saison blanche et sèche ». Lors d’une interview à Jeune Afrique en 2009, il déclarait : « cette discrimination prétendument positive a chassé des milliers de Sud-Africains blancs parmi les plus doués du pays vers le Canada, le Royaume-Uni, la Nouvelle-Zélande, l’Australie. Le pays ne pouvait pas se permettre et ne peut plus se payer cette hémorragie de talents ».

Dans la même foulée, l’ancien président sud-africain Frederik de Klerk a déclaré sans langue de bois que ces politiques de discrimination positive sont ouvertement dirigées contre des citoyens sud-africains sur la base de leur race. Ce qui, selon ses dires est anticonstitutionnel et paraît comme l’antithèse de l’objectif de réconciliation nationale.

L’ancien président Frédérik de Klerk en compagnie de Nelson Mandela. Tous deux ont coremportés le Prix Nobel de la Paix en 1993. Crédit photo : Euronews

Les retombées de cette politique sont en tout cas sujettes à caution. Les personnes de race blanche demeurent à la tête des grands conglomérats industriels, que ce soit dans les mines où 67% des hauts dirigeants seraient blancs, les usines où les blancs représenteraient plus de 66 % des hauts dirigeants et les plantations agricoles où la haute sphère décisionnelle et managériale serait entre les mains des blancs pour une proportion de plus de 75%. Il est estimé que « seules 34% des usines ont à leur tête un responsable noir » en Afrique du Sud L’impact concret de cette politique est donc à relativiser, vue ces statistiques quelque peu surprenantes. Toutefois, on peut noter que ces politiques ont tout de même permis à de nombreuses personnes d’avoir de meilleures conditions de vie. Aussi, comme le montre bien Gilles Genre-Grandpierre, les membres de la nouvelle classe moyenne noire représentent souvent des « role models » à l’américaine pour les nouvelles générations noires en Afrique du Sud. Ce regain d’espoir des jeunes générations Noires en un avenir meilleur est sans doute un atout inestimable à mettre au crédit de cette politique de discrimination positive.

Toutefois, les limites de cette politique sont légion. On a souvent dénoncé un « enrichment of the few » pour décrire cette politique dans la mesure où on a constaté que c’est essentiellement une certaine élite qui tirerait les ficelles de cette politique dans un environnement institutionnel gangréné par la corruption, le clientélisme, le népotisme et autres maux de cet acabit. Ainsi que le soutient Fabienne Pompey, « la discrimination positive ne concerne qu’une toute petite partie de la population des Noirs diplômés, en général en milieu urbain ». On parle souvent de Black diamonds ou diamants noirs pour qualifier cette élite qui s’est enrichie et qui connaît une prospérité effarante en partie grâce à cette politique.

Il faut également dire que cette politique n’a pas toujours connu un franc succès car certains bénéficiaires n’étaient pas assez qualifiés, compétents pour pouvoir assumer d’importantes responsabilités professionnelles. On a assisté à une « importante fuite des cerveaux ». Par ailleurs, les terres redistribuées ont souvent été sous-exploitées. Selon un rapport de l’Université de Pretoria, dans 44% des cas, la production a baissé significativement et dans 24% des cas, il n’y a pas eu de production du tout. Cela est dû notamment au manque de formation et de moyens financiers des nouveaux propriétaires.

La « nation arc-en-ciel », comme aimait à l’appeler Nelson Mandela a encore un long chemin à parcourir en vue d’établir des bases solides pour l’émergence d’une société peu ou prou égalitaire, réconciliée avec elle-même et débarrassée des hantises du passé.

La grève des mineurs à Marikana, en 2012, s’est soldées par la mort de 34 mineurs aux mains des forces policières sud-africaines. Crédit photo : Global Research

La grève des mineurs à Marikana en 2012, fortement réprimée par le pouvoir prouve à suffisance que les inégalités sont encore abyssales. De plus, les récentes violences xénophobes qui ont émaillé l’Afrique Sud traduisent les énormes défis que doit relever ce pays pour amorcer un véritable déphasage avec le cycle sporadique de violences.

En guise d’épilogue, on peut retenir que la politique de discrimination positive a certes permis l’émergence d’une classe moyenne noire, mais elle comporte de nombreuses insuffisances et a engendré de nombreuses dérives. Une bonne partie de la population « blanche » s’est sentie lésée par cette politique, qui a également surtout profité à une certaine oligarchie « noire ». Une grande part des populations des Townships n’a pas vraiment tiré un avantage conséquent de cette politique.

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