La quête de légitimité de Mohammed ben Salmane

Une analyse des bases instables sur lesquelles repose l’homme fort de l’Arabie saoudite

Adrien Perlinger
La REVUE du CAIUM
7 min readSep 25, 2018

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L’ Arabie saoudite, la plus puissante des pétromonarchies du golfe Persique, a longtemps été reconnue pour son autoritarisme et son application rigide du wahhabisme. Pourtant, depuis 2015, la monarchie a subi des bouleversements profonds qui ont renversé les dynamiques de pouvoir internes et la nature du régime en place. Que ce soit avec les réformes contentieuses du roi Salmane ben Abelaziz Al Saoud, les renversements du prince héritier et du vice-prince héritier ou la mise en détention indéterminée de princes et milliardaires saoudiens [1], l’Arabie saoudite de 2018 ne ressemble aucunement à celle de 2015. Malgré la panoplie de questionnements qu’engendrent ces changements, ils ont tous un dénominateur commun : Mohammed ben Salmane.

Mohammad ben Salmane. Crédit photo: Wikipédia.

Mohammed ben Salmane, ou plutôt MBS, comme on le surnomme, est le fils de 32 ans du roi d’Arabie saoudite. Il détient présentement les postes de ministre de la Défense, président du conseil des affaires économiques et du développement d’Arabie saoudite et, depuis 2017, prince héritier du royaume. Peu connu avant 2015, il a figuré en avril 2018 sur la page couverture de Time Magazine et est présenté comme le réformateur de l’Arabie saoudite. Cette réputation a été acquise avec les positions supposément libérales de MBS et les réformes qu’il a orchestrées, dont le décret royal de 2017 qui donne aux femmes le droit de conduire[2]. Malgré cette image qui plait aux médias occidentaux, la réalité à Riyad est fort différente. En dépit de cette image réformiste se cache un homme qui, depuis trois ans et avec l’aide de son père, fait recours à la répression et l’arbitraire pour écraser l’opposition et consolider le pouvoir. Or, l’équilibre fragile sur lequel repose la stabilité de la monarchie saoudienne, avec ses diverses coutumes et traditions, se trouve renversé. Face à cela, il est nécessaire de s’interroger sur les dynamiques internes qui ont poussé le roi Salmane, et surtout MBS, à rompre avec l’ordre établi en ayant recours à une répression sans précédent contre les élites du pays. Il semblerait que le manque de légitimité de MBS en tant que prince héritier et les échecs de ses efforts de légitimation subséquents l’ont forcé à utiliser la violence pour demeurer dans son poste.

Une succession sans précédent

Pour bien saisir les difficultés internes de l’Arabie saoudite, il faut comprendre les particularités de sa famille royale. D’abord, dans la coutume islamique, la règle de primogéniture n’existe pas au sein des familles royales [3]. Conséquemment, la succession n’est jamais garantie ou prévisible et les rôles de prince héritier et de vice-prince héritier sont déterminés à la suite de marchandage entre les clans qui composent la famille royale. Par exemple, le roi Abdallah, décédé en 2015, est le frère du roi Salmane, mais ces deux-ci ne font pas partie du même clan, puisque leur père avait plusieurs femmes de clans différents [4]. Il faut aussi tenir compte du fait qu’il y a plus de 6000 princes qui peuvent théoriquement réclamer le trône, car ils sont tous descendants d’Abdul Aziz Ibn Saoud, le premier roi d’Arabie saoudite [5].

Abdul Aziz Ibn Saoud, le premier roi de l’Arabie saoudite contemporaine. Crédit photo: Wikipédia.

En balayant le prince héritier nommé par le roi Abdallah, une décision censée être irréversible [6], pour le remplacer avec son fils de 32 ans, le roi Salmane a définitivement rompu avec la tradition de son pays. Premièrement, si MBS succède à son père, l’Arabie saoudite aura deux rois consécutifs du clan Soudeiri, ce qui détruira l’entente de partage du pouvoir qui existe entre les clans. Ensuite, nommer un prince héritier aussi jeune que MBS, surtout lorsque des fils d’Abdul Aziz Ibn Saoud sont encore vivants, est vu comme un blasphème chez certaines des élites saoudiennes [7]. Par exemple, le prince Al-Walid ben Talal ben Abdelaziz Al Saoud a refusé de prêter un serment d’allégeance à MBS lorsqu’il était vice-prince héritier, jugeant que sa nomination violait les règles de succession de la famille royale [8]. Ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres qui illustre l’opposition à laquelle MBS fait face au sein de la famille royale. Étant donné la nature de la monarchie saoudienne, un manque de soutien pour MBS pourrait s’avérer désastreux pour lui en situation de crise. Bref, dès son accession au poste de vice-prince héritier en 2015 et éventuellement de prince héritier en 2017, MBS était conscient de la contestation importante à son égard chez les princes saoudiens, qui ne reconnaissaient pas tous sa légitimité.

Le jeune général

À la recherche du soutien populaire, MBS et le roi Salmane se sont tournés vers le militarisme et une forme extrême du wahhabisme qui était violente à l’égard du chiisme [9]. C’est ainsi que MBS s’est vu donner un rôle de commandement majeur dans la campagne saoudienne au Yémen contre les Houthistes, qui sont des zaydites, une branche du chiisme [10]. La guerre devait être rapidement menée contre ces insurgés qui avaient renversé le gouvernement pro-saoudien de Sanaa. Toutefois, les Saoudiens, qui étaient censés gagner facilement, ne sont présentement pas en mesure de défaire tous les Houthistes ou sécuriser l’ensemble du territoire yéménite [11]. Incapable de réaliser ses objectifs militaires, MBS a subi une atteinte grave à sa réputation qui était déjà affaiblie par son âge et son manque d’expérience.

Exemple d’avion de chasse (McDonnell Douglas F-15 Eagle) utilisé par les forces armées saoudiennes. Crédit photo: Wikipédia.

Au bord du gouffre : éviter la catastrophe économique

Le dernier élément à considérer est le contexte socioéconomique actuel de l’Arabie saoudite. Dans les années à suivre, le pays fera face à des difficultés économiques graves en raison de la baisse des prix du pétrole et la quasi-absence de diversification de son économie. Par exemple, la baisse des prix du pétrole dans les dernières années a fait chuter les réserves monétaires de l’Arabie saoudite par plus de 150 milliards de dollars américains [12]. En réponse, MBS a proposé Vision 2030, un plan pour moderniser l’économie saoudienne qui lui permettrait aussi de gagner du prestige. Néanmoins, ce plan, qui cherche à privatiser l’État saoudien et à créer un fonds souverain à partir d’une vente de 5% de Saudi Aramco, fait face à beaucoup d’opposition. Cela s’explique par le fait que Vision 2030 implique un changement de valeurs, dont une rupture avec les privilèges arbitraires qui favorisent les élites, afin de moderniser l’économie et transformer la société [13]. Pour que le plan fonctionne, MBS doit convaincre les Saoudiens de rompre avec les trois piliers sur lesquels repose l’État et la société saoudienne : la religion, le tribalisme et le pétrole [14]. La situation dans laquelle se trouve MBS est donc très difficile, puisqu’il doit choisir entre deux idées impopulaires, c’est-à-dire forcer la transformation d’une société qui refuse le changement ou la ruine économique. Depuis la suspension indéfinie du projet en août 2018, il semblerait que MBS opte pour la seconde option.

Riyad : la métropole qui vit du pétrole. Crédit photo: Pixabay.

Conclusion

À 32 ans, Mohammed ben Salmane est certainement l’homme le plus puissant d’Arabie saoudite. Pourtant, son pouvoir, qui peut paraître incontestable, repose en réalité sur des bases instables. Dès sa nomination en tant que vice-prince héritier en 2015, MBS fut tout à fait conscient qu’il jouissait de moins de légitimité que ses prédécesseurs. Pour tenter de combler ce déficit, il s’est tourné vers le militarisme au Yémen et la réforme économique à Riyad, deux projets qui se transforment en bourbiers. Derrière le mirage d’un MBS populaire et réformateur semblerait se cacher un homme qui craint énormément la contestation interne vu son manque de légitimité. C’est dans ce contexte d’instabilité et de remise en question qu’il faut comprendre les actions répressives récentes de MBS. Ses autres efforts ayant échoué, cet homme s’est tourné vers une dernière option : la violence.

Références

[1] The Big Purge in Saudi Arabia: Muhammad bin Salman has swept aside those who challenge his power. 2017. The Economist. En ligne. https://www.economist.com/middle-east-and-africa/2017/11/09/muhammad-bin-salman-has-swept-aside-those-who-challenge-his-power (page consultée le 10 mai 2018).

[2] Profile: Crown Prince Mohammed bin Salman. 2017. Al Jazeera. En ligne. https://www.aljazeera.com/indepth/features/2017/06/profile-saudi-crown-prince-mohammed-bin-salman-170621130040539.html (page consultée le 9 mai 2018).

[3] Stenslie, Stig. 2016. « Salman’s Succession: Challenges to Stability in Saudi Arabia », The Washington Quarterly 39 (no. 2) : 119.

[4] The Big Purge in Saudi Arabia: Muhammad bin Salman has swept aside those who challenge his power. 2017. The Economist. En ligne. https://www.economist.com/middle-east-and-africa/2017/11/09/muhammad-bin-salman-has-swept-aside-those-who-challenge-his-power (page consultée le 10 mai 2018).

[5] Kajja, Kamal. 2016. « L’Arabie saoudite à l’épreuve de la transition de pouvoir », Hérodote (no. 160–161) : 196.

[6] Kajja, Kamal. 2016. « L’Arabie saoudite à l’épreuve de la transition de pouvoir », Hérodote (no. 160–161) : 204.

[7] Stenslie, Stig. 2016. « Salman’s Succession: Challenges to Stability in Saudi Arabia », The Washington Quarterly 39 (no. 2) : 124.

[8] Kajja, Kamal. 2016. « L’Arabie saoudite à l’épreuve de la transition de pouvoir », Hérodote (no. 160–161) : 202.

[9] Milani, Mohsen. 2016. « Saudi Arabia’s Desperate Measures », Foreign Affairs. En ligne. https://www.foreignaffairs.com/articles/saudi-arabia/2016-01-10/saudi-arabias-desperate-measures (page consultée le 11 mai 2018).

[10] Stenslie, Stig. 2016. « Salman’s Succession: Challenges to Stability in Saudi Arabia », The Washington Quarterly 39 (no. 2) : 125.

[11] How — and why — to end the war in Yemen. 2017. The Economist. En ligne https://www.economist.com/leaders/2017/11/30/how-and-why-to-end-the-war-in-yemen?zid=308&ah=e21d923f9b263c5548d5615da3d30f4d (page consultée le 10 mai 2018).

[12] Khashan, Hilal. 2017. « Saudi Arabia’s Flawed Vision 2030 », Middle East Quarterly 23 (hiver 2017) : 1.

[13] Khashan, Hilal. 2017. « Saudi Arabia’s Flawed Vision 2030 », Middle East Quarterly 23 (hiver 2017) : 6.

[14] Khashan, Hilal. 2017. « Saudi Arabia’s Flawed Vision 2030 », Middle East Quarterly 23 (hiver 2017) : 5.

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Adrien Perlinger
La REVUE du CAIUM

Étudiant de troisième année au baccalauréat en Études internationales à l’Université de Montréal.