La Tchétchénie, ou les limites de l’État de droit

Edouard Pontoizeau
La REVUE du CAIUM
Published in
6 min readJul 6, 2017
Crédit : unknown — Vladimir Poutine et Ramzan Kadyrov, Président de la République de Tchétchénie.

« La Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme » nous avouait, non sans une certaine humilité, le légendaire Winston Churchill. Cela donne toujours un élan de fierté lorsque l’un des plus grands hommes de l’Histoire admet que votre pays est l’un des plus mystérieux et énigmatique au monde.

En effet, il n’est pas aisé de comprendre la politique russe lorsque nous ne savons pas comment elle s’est constituée, puis comment elle s’est disloquée pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui. Son régime lui, est tout aussi mystérieux et énigmatique. Certains diront que Poutine est aussi puissant que Pierre Le Grand et qu’il est capable même d’influencer, à l’aide de réseaux secrets aux capacités illimitées, les élections de la plus grande puissance du monde. D’autres diront que c’est un homme qui, par son leadership charismatique fort — au sens wébérien du terme –, parvient à gérer les affaires de son pays et ne demande pas mieux qu’on lui fiche la paix. Enfin, certains, dans les bars de Moscou ou de Saint-Pétersbourg, reconnaitront en lui un ancien du KGB, qui tente de cacher une forêt d’autres anciens du KGB, plus intransigeants et plus discrets, ou simplement moins intéressés par les lumières du Kremlin et plus intéressés par les affaires (hydrocarbures, armes, services, etc.).

Deux événements peuvent néanmoins attester que la Russie est bien un pays particulier: Le meurtre le 23 avril dernier de l’ex-député à la Douma et farouche opposant de Poutine Denis Voronenkov, en plein centre de Kiev au vu et au su de tout le monde, laissant largement planer le doute sur un assassinat commandité par le Kremlin, et l’assassinat de Boris Nemtsov, devant le Kremlin, d’une rafale d’arme automatique.

Quid de ces meurtres ? Hormis des procès n’ayant pas besoin de jugement et ne mettant la main que sur les auteurs du crime, mais pas les commanditaires, rien ne peut être rapporté, tout au plus des spéculations sur des liens présumés avec la mafia dans le cas de Nemtsov. Tandis que nous croyons que cela n’allait qu’empaler une nouvelle fois l’opposition et alimenter le cynisme ambiant et pesant en Russie, le sursaut de la partie occidentale de la Russie a réanimé la société civile russe (NDLR : Manifestation du 26 février 2015 à Moscou, notamment).

Le constat avec les événements actuels que traversent la Russie est que peu importe les commanditaires de ces assassinats, le modus operandi est celui d’un système de sous-traitance des règlements de compte ou des liquidations. Dans un pays qui n’exige que quelques centaines d’euros pour assassiner un ennemi, il n’est pas difficile de comprendre que les meurtres peuvent s’enchainer et laisser encore bien vivant le mythe de Moscou comme une des villes les plus dangereuses du monde… imaginez ce qu’est la réalité d’une ville comme Grozny, capitale de la République autonome de Tchétchénie.

Crédit : Mikhail Evstafiev — Palais présidentiel en ruine (1995)

C’est dans cette république, théâtre tragique tristement connu pour différentes guerres sanglantes et d’un niveau de violence inouïe durant les années 1990, qu’un troisième événement semble intéresser et inquiéter les observateurs internationaux. Il s’agit en fait davantage d’une nouvelle série de répression contre des minorités, en l’occurrence la communauté homosexuelle, venant de nouveau questionner les autorités russes. Oui, il s’agit bien de l’homophobie résurgente en Tchétchénie… mais attention ! Il n’est pas inutile de mentionner que le genre et la religion étaient déjà surveillés de très près par les agents de sécurité du président tchétchène : Ramzan Kadyrov.

Deux points sont ici à mentionner, en rapport à ces répressions et aux assassinats mentionnés précédemment.

Les répressions en Tchétchénie sont bien plus subtiles et durables comme celles visant les opposants trop zélés au Kremlin. Les services de renseignement russe et tchétchène sont, surtout pour ce dernier, davantage des réseaux d’information en lien avec le monde criminel et des sbires comme il en existait sous les républiques vénitiennes ou florentines que des véritables agences de sécurité.

Certes, ils sont efficaces pour combattre le terrorisme (car nombre d’entre eux sont des amnistiés des guerres ayant opposé Moscou aux indépendantistes tchétchènes), mais ils sont aussi à la solde d’un clan ayant pris le pouvoir suite aux guerres de Tchétchénie. Ils défendent ainsi davantage des intérêts claniques, puisque c’est ainsi que fonctionne schématiquement la Tchétchénie et l’Ingouchie voisine.

Les homosexuels, de la même manière que les hommes infidèles ou les drogués, doivent faire face tout d’abord à un chantage des autorités locales. Le degré de ces chantages peut varier de la part des agents, allant d’une demande d’argent plus ou moins régulière (dans une république où la crise économique et sociale est devenue la norme), jusqu’à servir de mulet pour des trafics ou exiger des faveurs des membres de la famille. Certains homosexuels d’origine tchétchènes reconnaissent qu’ils craignent même davantage pour leur famille que pour eux-mêmes. En outre, et pour clarifier les types de répression qui existent sur ce sujet, les membres de famille d’une personne homosexuelle (ou soupçonné de l’être) sont aussi menacés que les homosexuelles eux-mêmes.

En effet, le terme « soupçonné » est lourd de sens, car il s’agit d’une « Chasse aux Sorcières » à laquelle sont exposés les homosexuels, les « supposés » homosexuels et leurs familles. Tel un tribunal révolutionnaire sous les pires heures de la Terreur, il suffisait d’être soupçonné d’un délit pour être envoyé en prison. Les conditions carcérales en Tchétchénie sont d’ailleurs invivables et inhumaines, en particulier pour ceux considérés comme des « déviants », en proie à des tortures et exactions.

Crédit photo : MaxPPP — Centre de détention en Russie

Que peut faire le Kremlin, et a-t-il une responsabilité ? Aussi vraisemblables que soient les assassinats d’opposants politiques, il n’est que très difficile pour le Kremlin d’agir dans un contexte où, contrairement à ce qui peut être cru, ce dernier n’est pas forcément maître chez lui et dans lequel la justice doit évoluer dans un brouillard très opaque. Les réseaux (officiels ou non), de corruption et les clans se partageant des zones d’influences et complexifient l’équation des résolutions de conflits, de répressions ou de luttes contre la mafia. Il existe en d’autres termes une véritable servitude volontaire boétienne qui induit une opacité du système en lui-même (surtout autour des domaines judiciaires et carcéraux) et une omerta régnant sur les différents échelons d’autorité, parfois même dans la société civile (par crainte).

Crédit : Compte Instagram (kadyro_95) - Une partie de la famille Kadyrov

La famille Kadyrov, régnant sur la Tchétchénie, est en quelque sorte un accord passé entre les autorités russes et tchétchènes pour pacifier cette région hostile à Moscou suite aux guerres de Tchétchénie dans les années 1990. Kadyrov a pour objectif de neutraliser la menace terroriste persistante, dans le Caucase (Tchétchénie, Ingouchie et Daghestan), et a le droit d’user de moyens souvent violents et iniques. En échange de cela, Kadyrov est le “protégé” du Kremlin et a accès à de larges subventions et investissements de la Russie. C’est ainsi que la Tchétchénie a su préserver une autonomie politique et s’assurer une rente pour sortir de l’économie de guerre.

Il ne s’agit donc pas d’un État sous le joug russe, mais d’une véritable république autonome (plus haut niveau d’autonomie de la Fédération russe) ayant des règles bien différentes du reste de la Russie. Les possibilités d’agir du Kremlin ne sont donc pas si évidentes d’autant plus que celui-ci n’a pas affiché une réelle sympathie à l’égard de la communauté homosexuelle. Ces répressions, en plus de servir certains intérêts pécuniaires, rassurent aussi les tenants du radicalisme dans une république où l’Islam radical est encore présent dans certaines sphères de décisions, conférant donc à ces derniers un poids politique non négligeable.

En définitive, ces répressions sont révélatrices des graves dérives d’un système clientéliste qui ne comprend de contrôle que par un compromis entre le pouvoir et des services de sécurité agissants davantage pour des intérêts personnels que l’intérêt public, profitant de la crainte de la population, de l’absence de contre-pouvoirs et l’homophobie galopante.

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