L’art de la paix : la diplomatie iranienne prise entre hard et soft power

Asadi Nariman
La REVUE du CAIUM
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7 min readMay 11, 2021
Le ministre iranien des Affaires étrangères, Javad Zarif. Photo: Service de Presse du ministère des affaires étrangères russe via l’Agence France Presse.

A u cours des dernières semaines, les négociations entourant l’accord sur le nucléaire iranien ont repris. Le retour à la table de discussion entre un président iranien modéré, Hassan Rohani, et Joe Biden, en quête d’une nouvelle stratégie au Moyen-Orient, peut dénoter un rééquilibrage des forces en présence. Pourtant, la divulgation d’un enregistrement du chef de la diplomatie iranienne, Javad Zarif, dans lequel il fustige le rôle prépondérant des Gardiens de la Révolution dans la configuration de la politique étrangère, confirme le bicéphalisme de la République islamique et sa difficulté à définir une politique étrangère cohérente. L’Iran serait une armée avec un État, pour reprendre le terme consacré antérieurement à la Prusse au XIXe siècle, puis au Rwanda dans les années 1990. À Téhéran donc, les décisions diplomatiques seraient prises par les militaires qui utiliseraient des solutions diplomatiques seulement lorsque les opérations militaires ont échoué. L’Iran n’exercerait qu’un hard power ; celui-ci proviendrait directement du Guide suprême, chef religieux de la nation et véritable chef d’État. Comme le rappela l’Ayatollah Khamenei, le ministre des Affaires étrangères est l’exécutant de sa volonté diplomatique, et non son créateur. Ce discours martial émanant de la frange la plus idéologique de l’État ne dresse pas un tableau complet de la diplomatie iranienne. Au contraire, très soucieuse de son image, la République islamique joue avec tact, et, dans la mesure de ses moyens, de ses atouts culturels pour concilier les acteurs régionaux et internationaux.

Un dialogue entre les civilisations?

Cette utilisation de l’histoire à des fins diplomatiques a trouvé sa formulation la plus claire dans l’initiative du président modéré Mohammad Khatami (1997–2005) d’organiser un « dialogue des civilisations ». L’idée émerge à la sortie de la Guerre froide, dans un monde unipolaire où les divisions ne sont plus idéologiques , mais, croit-on, « civilisationnelle » comme semble le suggérer le désormais célèbre Choc des civilisations publié par le politologue Samuel Huntington (1996). Khatami, investi président l’année d’après (1997), voit à l’inverse dans ce retour de l’identité une assise solide pour la convergence plutôt que la divergence.

Bien entendu, il y a lieu de souligner le caractère stratégique de la volonté de Khatami lorsqu’il dénonce le caractère instrumental de la politique étrangère américaine. Avant la deuxième guerre du Golfe, et l’invasion afghane, la power politics de Washington, raisonnant en termes de sécurité, d’armements et d’intérêts menaçait l’intégrité de Téhéran. Nombreuses sont les dissonances qui sont venues perturber la relation pourtant plus qu’harmonieuse entre les États-Unis et l’Iran, avant la Révolution (1979). La relation entre la République islamique et les États-Unis étant suffisamment complexe pour faire l’objet d’un article à lui seul, il importe ici de démontrer que ce raisonnement même est ce qu’a cherché à dépasser alors Khatami. En reprenant l’image de la République islamique comme une armée dotée d’un État (ou d’un clergé), il faut comprendre que le président cherchait, humblement, à fonder une nouvelle théorie des relations internationales basée sur le dialogue intercommunautaire. Reposant sur une dialectique du même et de l’autre, Khatami croyait qu’un rapprochement entre intellectuels, scientifiques et artistes de tous les horizons pouvait remplacer le calcul stratégique par une politique étrangère basée sur l’empathie, au sens large de la compréhension mutuelle malgré les différences.

Le 11 septembre 2001 et le retour des conservateurs à la présidence iranienne mettront fin à cette volonté d’utiliser l’échange interculturel comme outil pour la paix. L’initiative continue d’exister par le biais de l’ONU mais la survie de cette approche se manifeste au travers de l’utilisation des arts et de l’histoire iranienne dans la politique étrangère. Loin de l’image d’un État voyou surmilitarisé, la République islamique d’Iran possède aussi une diplomatie publique qui sert ses intérêts.

Le 7e art : une vitrine sur une société conflictuelle

Photo: Laurent Emmanuel / Agence France-Presse

La relation entre le régime des mollahs et les artistes est, pour utiliser un euphémisme, compliquée. En prenant le seul cas du cinéma, la République islamique n’a pas fermé les studios et les salles de projection. Bien au contraire, elle a non seulement capitalisé sur une industrie déjà bien portante avant la Révolution, mais a également soutenu la croissance du milieu sous les actions de financements de son premier ministre de la Culture, Mohammed Khatami (1982–1992). Entre protectionnisme et subventions, les institutions étatiques accompagnent la création artistique, en facilitant la réalisation et la distribution.

Cette valorisation du cinéma iranien a toutefois un prix. Les scénarii sont encadrés et censurés, non pas tant sur leurs teneurs politiques mais bien morales. Un film iranien est un film islamique. À cet égard, les autorités sont très sensibles au comportement des personnages. Les actes immoraux comme le vol doivent être punis à l’écran, et les relations entre les hommes et les femmes doivent respecter les balises réputées défendues par le peuple. Cela ne veut pas dire que le cinéma, au sens large de communauté artistique, n’est pas inquiété pour ses positions politiques. Il semblerait plutôt que, si l’on s’en tient au cas très particulier de Jafar Panahi, sa condamnation qui l’empêche de sortir du pays ou de réaliser un film émanerait de sa tentative de réaliser un documentaire sur les élections de 2009. En parallèle, le cinéma iranien continue d’être apprécié et régulièrement primé dans les milieux occidentaux. Si la République islamique comprend l’intérêt d’une telle vitrine, cette visibilité est à double tranchant puisque le sort de Panahi, qui continue à réaliser des films clandestinement, a suscité une levée de boucliers chez des artistes européens et américains.

Cette initiative n’en est qu’une de plusieurs démontrant comment une politique publique commune, comme le patronage des arts, permet à un État de rayonner. Il y aurait lieu de mentionner le rôle que le sport, principalement le football, a eu dans le rapprochement entre Téhéran et Washington, à l’image de la politique du ping-pong entre la Chine et les États-Unis sous Nixon. Dans le cas de l’Iran, cette stratégie culmine dans l’utilisation de son histoire et de sa culture. Le Shah, monarque régnant sur l’Iran avant son renversement par la Révolution islamique de 1979, utilisa l’histoire iranienne pour étendre son influence. L’exemple qui à lui seul résume cette politique est celui des fastes de Persépolis, où, au cœur des ruines, il invita les dirigeants du monde en 1971 à célébrer le 2500e anniversaire de la fondation de l’Iran.

Les sélections américaine et iranienne posant lors de leur affrontement durant la coupe du monde de 1998.

En islam iranien : entre proximité culturelle et affiliation religieuse

Malgré la rupture entre le pouvoir autocratique du Shah et la théocratie du clergé qui le remplaça, un certain élément de continué persista. La République islamique tenta de cultiver son image particulière d’un islam uniquement iranien. Encore une fois par le biais de l’histoire, Téhéran cherche à se rapprocher des nouvelles républiques d’Asie centrale au nom d’un passé commun. La République islamique multiplie alors sa présence dans les deux autres États iranophones d’Afghanistan et du Tadjikistan, grâce à une célébration commune du Nouvel An (Norouz), à la date du solstice du printemps. Cette institutionnalisation de la diffusion de la culture iranienne se concrétise dans l’Organisation de la culture et de la communication islamique, qui opère un peu selon le modèle des instituts Goethe et Confucius. Dépendant directement du ministère de la culture, ces lieux servent à faciliter l’apprentissage du persan et organiser des services religieux ou des expositions artistiques. Principalement située dans les pays musulmans, cette distribution est particulièrement intense dans des épicentres jugés culturellement proches, comme les communautés chiites du Liban et du Pakistan, ou l’Afghanistan et le Tadjikistan.

Au-delà du calcul strictement stratégique, Téhéran cherche à rallier les communautés chiites derrières elles, tels le Hezbollah libanais et certaines milices irakiennes en exportant des activistes religieux tout en entretenant des relations privilégiées avec le clergé local. Cette proximité religieuse est particulièrement visible avec l’organisation de pèlerinages des deux côtés de la frontière irano-irakienne ou par la rénovation de lieux saints en Syrie.

Mausolée d’Ali, dans la ville de Najaf, en Irak, témoigne de la proximité religieuse entre l’Iran et l’Irak. Ali est le premier imam chiite, groupe religieux dominant en Iran et majoritaire en Irak.

Il est difficile de naviguer cette diplomatie culturelle qui est renforcée par un réseau audiovisuel lui aussi dirigé vers les groupes jugés politiquement ou culturellement proches. Diffusant au Liban durant la guerre de 2006, la Radiotélévision de la République islamique d’Iran publicisa régulièrement l’aide humanitaire apportée. De même, elle ouvrit une branche hispanophone dans des pays sympathiques à Téhéran, tels la Bolivie et le Venezuela. Cette dimension du soft power iranien dépasse les sillons culturels. Placée sur le terrain géopolitique, elle se destine à des alliés proches ou potentiels.

Il y a lieu de regretter le bicéphalisme iranien. Les efforts de rapprochement semblent constamment confisqués par des éléments plus radicaux. Il aura fallu les diatribes du successeur de Khatami, Mahmoud Ahmadinejad, à l’encontre d’Israël pour aliéner à nouveau Téhéran et défaire l’image de l’Iran comme pont entre l’Occident et le monde musulman. De même, les élections présidentielles en juin laissent entrevoir le retour des conservateurs et la fin de l’Accord sur le nucléaire, pourtant à peine conclu. Pourtant, cette ambiguïté dans l’attribution des tâches permet une certaine marge de manœuvre au camp modéré, si l’on prend au pied de la lettre les propos du ministre de la Culture sous Khatami. Durant ces années, nous dit-il, le ministère de la Culture était plus important que celui des Affaires étrangères. L’accord sur le nucléaire, malgré les affrontements indirects entre Israël et l’Iran, porte déjà certains fruits. L’Arabie saoudite affirme être ouverte au dialogue avec sa rivale, et des rumeurs font même état de rencontres secrètes. Pour éviter de tomber dans l’angélisme, il faut comprendre que la politique iranienne est très décentralisée, malgré le rôle central détenu par le clergé. Cela donne lieu à une apparente schizophrénie de la diplomatie iranienne, d’autant plus que les éléments du soft power peuvent servir les intérêts du hard power. L’Iran et sa diplomatie culturelle se retrouvent comme l’âne de Buridan, sous l’injonction de l’Ayatollah Khomeini. « Ni l’est, ni l’ouest ». Pendant ce temps, la détente viendra peut-être de là où on l’attend le moins, par les arts et le sport.

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Asadi Nariman
La REVUE du CAIUM

Étudiant de Maitrise en Études Internationales après un bac en Philosophie et Études Classiques. Théorie des relations internationales et Amérique Latine.