L’art pour cible : la nouvelle sonnette d’alarme climatique

Marylou Loison
La REVUE du CAIUM
Published in
8 min readNov 29, 2022
Militants de Just Stop Oil, main collées et œuvre réinterprétée sur le tableau The Hay Wain de John Constable, juillet 2022. Crédit : RTS

L e 23 octobre 2022, le tableau Les Meules de Monet, exposé au musée Barberini en Allemagne, a été aspergé de purée par deux activistes climatiques du groupe Last Generation. À peine une semaine avant, le 14 octobre 2022, ce sont Les Tournesols de Van Gogh qui ont été la cible de la soupe à la tomate de Just Stop Oil, au National Gallery à Londres. En 2022, c’est une trentaine d’œuvres d’art qui ont été prises pour cible par des mouvements climatiques. Les activistes climatiques ne cessent de se réinventer dans leur répertoire d’action : bloquer les aéroports, les grèves de la faim, le sit-in, et maintenant les œuvres d’art. Ce type d’action n’est pourtant pas nouveau, mais divise toujours autant l’opinion publique par l’importance que nos sociétés occidentales donnent à la culture et aux arts.

Just Stop Oil, Last Generation ou encore Extinction Rebellion sont des groupes d’activistes climatiques. Dernièrement, on entend parler d’eux davantage par leurs différentes actions menées sur des chefs d’œuvres artistiques. Les Meules de Monet, Les Tournesols et Les pêchers en fleurs de Van Gogh, Massacre en Corée de Picasso ou encore La Joconde de De Vinci, ont été les cibles de plusieurs groupes militants durant l’année 2022. La dernière œuvre ciblée est La vie et la mort de Gustav Klimt, qui a été aspergée d’un liquide noir (dit du « faux pétrole ») le 15 novembre dernier au musée Leopold de Vienne. Ce début de liste non exhaustive devrait continuer à s’allonger, comme le montre la carte de Média Climax qui répertorie les différentes actions climatiques sur l’art depuis le début de l’année.

Dans l’Histoire des revendications

Mary Richarson, Londres 1914. Illustration d’Achille Beltrame.

S’en prendre à des œuvres d’art est loin d’être une nouvelle forme de revendication politique. Une des premières serait Mary Richardson, une suffragette canadienne, qui lacéra l’œuvre La Vénus au Miroir de Vélasquez, en 1914 à Londres (Bindé 2022). En 1974, ce fut Tony Shafrazi qui écrivit à la peinture rouge « Kill lies all » sur le célèbre tableau de Picasso Guernica afin de protester contre la Guerre du Vietnam. Il justifia son geste en évoquant : « Guernica est une œuvre vivante. Moi je l’ai juste fait crier. D’une manière ou d’une autre, cela a réveillé tout le monde. C’était le but » (Jordil 2022). Ce type d’action divise entièrement l’opinion publique et interroge surtout sur le rapport des musées aux questions de la société. En effet, le musée est souvent comparé à une bulle déconnectée du monde et du vivant, où règnent certaines règles, un lieu d’exposition en dehors de son temps (Lindgaard 2022). Ainsi, déranger l’ordre de cette sphère permet de bousculer le quotidien et d’avoir une tribune efficace pour attirer l’attention des médias. En quelques heures, il est possible d’avoir une grande visibilité sur les réseaux sociaux, à la fois une grande notoriété mais aussi beaucoup de critiques.

« Qu’est-ce qui a le plus de valeur ? L’art ou la vie ? » « Il n’y a pas d’art sur une planète morte ! » — Deux militantes du collectif Just Stop Oil

Le lien entre l’art et la désobéissance civile

Que ce soit de la soupe à la tomate, de la purée, de la colle ou encore du faux pétrole, l’objectif est d’attirer l’attention sur la crise environnementale et de mettre en avant la question du changement climatique sur la sphère publique et politique. Plusieurs de ces militants soutiennent qu’une partie de l’opinion publique est davantage indignée face à une œuvre d’art aspergée de soupe à la tomate plutôt que par les millions de personnes qui vivent dans la famine et la pauvreté à travers le monde. Aujourd’hui, chaque individu est submergé d’information en continu, alors pour être vu et écouté, il apparaît comme nécessaire de choquer et/ou sortir de l’ordinaire et de la routine quotidienne. Attirer l’attention afin de rentrer dans l’agenda médiatique est le but de toutes les associations climatiques : faire réagir les populations afin d’élever la question au niveau des gouvernements. « L’art ne se limite pas à de jolis tableaux, mais aussi à faire bouger les choses » explique Kathryn West, activiste pour Just Stop Oil (Pecqueur 2022).

C’est alors ici que se pose le débat sur la désobéissance civile, concept selon lequel contrevenir à certaines lois de façon non violente, ici s’attaquer à des chefs-d’œuvre, pour exprimer un désaccord sur un combat « juste » permet de secouer et d’indigner la société dans son entièreté (Stephan & Chanoweth 2011). Les associations dirigent leurs actions vers des œuvres d’art connues, qui ont un rapport à l’être humain et la nature, mais qui, surtout, sont protégées par une vitre. Ce sont alors des actions maîtrisées, car leur intention première n’est pas d’endommager les œuvres, mais plutôt une action symbolique. Celle de perturber le silence poussiéreux des musées et faire réagir l’opinion publique pour poser les réelles questions sur l’avenir de notre planète.

Tweet de Rima Abdul Malak (Ministre de la culture en France). 18 novembre 2022

Une décrédibilisation de la cause climatique

Mais est-ce que la désobéissance civile est le meilleur moyen pour porter une revendication ? Si elle permet d’ouvrir la porte au débat, la question de l’action se pose en amenant à la fois des avantages et des inconvénients. Durant l’histoire, la désobéissance civile a permis plusieurs avancées sociales, notamment ce qui a trait aux droits des femmes ou ceux des communautés LGBTQUIA+. Le point de chute arrive lorsqu’il y a une décrédibilisation des activistes par les médias et les acteurs politiques. Mathieu Potte-Bonneville, directeur du département de la culture et de la création du Centre Pompidou, et ancien activiste pour Act-Up Paris, met en évidence que lorsqu’on arrive au point où on essaye de comprendre l’action en elle-même plutôt que la cause revendiquée, cela crée un effet inverse à celui recherché (Lindgaard 2022). Par exemple, le ministre de l’Intérieur en Angleterre a promis de sécuriser davantage « les infrastructures nationales capitales » et la ministre de la Culture française exprime : « C’est terrible ! Comment la logique de défense du climat amène à vouloir détruire une œuvre d’art ? C’est proprement absurde. » (LeFigaro 2022). En évoquant les termes « d’écoterrorisme » ou encore « d’éco vandalisme », cela insinue que les activistes climatiques sont les opposants de la société et bloquent ainsi les processus de dialogue et de négociations. Ces réactions de personnalités politiques influencent majoritairement les médias traditionnels et une partie de l’opinion publique en pointant du doigt davantage l’action que la revendication. Ils participent à décrédibiliser les militants écologistes et proposent une perspective incomplète.

La couverture médiatique, dans sa globalité, n’aident également pas la cause climatique. Que ce soit par les mots utilisés, les titres aguicheurs et les photos d’illustrations qui mettent en perspective davantage le côté destructeur plutôt que les réelles causes qui poussent les militants à agir. Par exemple, les médias soulignent très peu que les œuvres touchées sont protégées, d’une façon ou d’une autre, ce qui communique une information incomplète donnée aux lecteurs et ainsi peut influencer leur opinion. En utilisant des termes tels que « attaquer », « vandaliser » ou encore « mettre en danger », ce type de vocabulaire donne tout de suite une vision antagoniste et de désaccord face à ces actions. Les médias traditionnels utilisent ces techniques afin d’attirer un certain type de public, mais cela engendre finalement une pluralité d’articles qui tendent vers un discours climatosceptique basé sur la contestation de leurs méthodes d’actions.

Mettre en éveil le « danger du capitalisme »

Ces mouvements souhaitent faire réagir plusieurs acteurs, dont les gouvernements et les entreprises qui ne remettent pas assez en cause, selon eux, les modes de fonctionnements actuels, malgré le dernier rapport du GIEC. Au lendemain de la COP 27, les réactions négatives émergent de partout. Le résultat final de la Conférence des Nations Unies sur le changement climatique est de « fournir un financement des pertes et préjudices aux pays vulnérables durement touchés par les catastrophes naturelles » (United Nations 2022). Comme le souligne, Laurent Fabius, ancien ministre des Affaires étrangères en France et Président de la COP21 en 2015, avec ce résultat on ne s’occupe que des conséquences et non des réelles causes (FranceInfo 2022). Avec très peu d’ambitions pour baisser les émissions de gaz à effets de serre, la fin de la COP 27, sponsorisée par Coca Cola, est plus que mitigée. La partie civile, et surtout les groupes militants, s’attendaient à davantage d’actions concrètes. Les actions des militants climatiques ne semblent pas avoir fait assez réagir les gouvernements afin d’atteindre la COP 27, mais continuent à faire parler au sein de la sphère publique. Que ce soit par la désobéissance civile ou par d’autres moyens, les militants et les sympathisants de la cause environnementale revendiqueront toujours la préservation de notre système. Intervenir afin de changer les décisions gouvernementales et les entreprises privées sont leurs objectifs principaux, et ils comptent bien y arriver par n’importe quel moyen. Les œuvres d’arts transmettent des émotions, mais aussi des revendications. Réussir à les faire parler en interagissant avec eux permet de leur donner une seconde voix. Ainsi, même si l’opinion publique reste très divisée, l’art permet ainsi d’être la nouvelle sonnette de l’urgence climatique.

Pour approfondir

Bindé, Joséphine. 2022. Pourquoi les militants écologistes prennent d’assaut les musées. BeauxArts. 26 octobre 2022. https://www.beauxarts.com/grand-format/pourquoi-les-militants-ecologistes-prennent-dassaut-les-musees/

Bottrill, Catherine et Alison Tickell. 2022. The art of zero. Julie’s Bicycle. https://juliesbicycle.com/wp-content/uploads/2022/01/ARTOFZEROv2.pdf

Descamps, Elodie. 2022. Changement climatique : quelles sanctions face aux actions de désobéissance civile en Europe ? Geo environnement. 3 novembre 2022. https://www.geo.fr/environnement/changement-climatique-quelles-sanctions-face-aux-actions-de-desobeissance-civile-en-europe-212431

Franceinfo. 2022. Fin de la COP27 : « le résultat est mitigé », regrette Laurent Fabius, ancien ministre et président de la COP21 ». 20 novembre 2022. https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/cop/fin-de-la-cop27-le-resultat-est-mitige-regrette-laurent-fabius-ancien-ministre-et-president-de-la-cop21_5488932.html

Franceinfo. 2022. L’art pour attirer l’attention sur le changement climatique, une arme à double tranchant pour les activités selon les experts. 5 novembre 2022. https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/art-culture-edition/l-art-pour-attirer-l-attention-sur-le-changement-climatique-une-arme-a-double-tranchant-pour-les-activistes_5459542.html

Jordil, Valentin. 2022. Pourquoi les activités climatiques ciblent-ils les œuvres d’art des musées ? RTS Info. 23 octobre 2022. https://www.rts.ch/info/monde/13476298-pourquoi-les-activistes-climatiques-ciblentils-les-oeuvres-dart-des-musees.html

Le Figaro. 2022. Tableaux aspergés : la ministre appelle les musées à « redoubler de vigilance ». Le Figaro avec AFP, 25 octobre 2022.

Lindgaard, Jade. 2022. Jets de peinture et de soupe sur les œuvres d’art : « ça vous choque ? Tant mieux ! ». MediaPart. 19 novembre 2022. https://www.mediapart.fr/journal/ecologie/191122/jets-de-peinture-et-de-soupe-sur-les-oeuvres-d-art-ca-vous-choque-tant-mieux

Pecqueur, Antoine. 2022. L’activisme écologiste crée un malaise dans les musées. MediPart. 6 novembre 2022. https://www.mediapart.fr/journal/ecologie/061122/l-activisme-ecologiste-cree-un-malaise-dans-les-musees

Petit, Pauline. 2022. Pourquoi les militants écologistes utilisent l’art pour mener leur action. France Culture. 27 octobre 2022. https://www.radiofrance.fr/franceculture/pourquoi-les-militants-ecologistes-utilisent-l-art-pour-mener-leur-action-6570300

Stephan, Maria J. et Erica Chenoweth. 2011. Why civil resistance works. The Strategic Logic of Nonviolent Conflict.

United Nations. 2022. La COP27 parvient à un accord décisif sur un nouveau fonds « pertes et préjudices » pour les pays vulnérables. Communiqué ONU changements climatiques. 21 novembre 2022.

Van Den Bergh, Hannah. 2015. L’art pour le bien de la planète. Publié par IETM — Réseau International des Arts du Spectacle. Novembre 2015. Pages 7- 44.

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