L’autoritarisme du président Erdogan, ou le symptôme de la crise turque

Les déboires économiques en Turquie pourraient-ils constituer un frein à la dérive autoritaire du président Erdogan?

Patrice Senécal
La REVUE du CAIUM
6 min readOct 23, 2018

--

Reconduit à la tête de la Turquie en juillet, la dérive autoritaire du président du président Erdogan serait liée aux difficultés économiques auxquelles le pays est confronté depuis quelques semaines. Photo: Sergey Ponomarev for The New York Times

En Turquie, le régime actuel fait maintenant main basse sur les médias, sur l’appareil judiciaire, sur les pleins pouvoirs législatifs. Et même sur l’économie. Mais, depuis quelques semaines déjà, la crise monétaire qui fait rage au pays pourrait révéler les limites d’un régime autoritaire.

Au cours des dernières semaines, le spectre d’une récession a amené de nombreux investisseurs à rapatrier leur argent, mettant à mal la devise nationale, et faisant grimper l’appréciation du billet vert. Le 10 août dernier, la monnaie turque s’est dévaluée de plus de 16%. L’inflation a bondi au seuil du 15%.(1)

L’étincelle qui a mis le feu aux poudres? Une escalade de tensions entre la Turquie et les États-Unis. Le président américain Donald Trump a réclamé, début août, la libération « immédiate » du pasteur américain Andrew Burson, emprisonné en sol turc, tout en brandissant la menace de sanctions économiques. Ce à quoi Erdogan, le président turc, a refusé de façon catégorique.

Et depuis, les choses se sont corsées. Après une escalade de tensions diplomatiques entre Ankara et Washington et une surenchère de menaces tarifaires, l’économie de la Turquie a touché des bas fonds.

L’homme fort de la Turquie, Recep Tayyip Erdogan, n’a donc pas hésité à user de sa rhétorique populiste pour contrer la crise économique, la pire depuis 2001. La chute de la livre turque, dit-il, relève d’un complot fomenté par des « terroristes économiques ». (2)

Mais si c’est la querelle diplomatique entre son pays et les États-Unis qui, à première vue, semble avoir fait dérailler l’économie turque, « les racines de la crise sont bien plus profondes », note Vahid Yücesoy, spécialiste de la Turquie et chercheur au Centre d’études et de recherche internationales (CÉRIUM).

Car depuis quelques années déjà, le système économique du pays reposait sur de fragiles bases. Et c’est Erdogan lui-même qui aurait été l’artisan de cette fragilité.

Tayyip Erdogdan, président de la Turquie. Source

Gagnant élections après élections, surfant sur ses succès économiques, récoltant un soutien considérable de la population, le président Erdogan, arrivé au pouvoir en 2003, a pu jouir au fil des années « d’une confiance qu’il n’avait jamais eue auparavant », rappelle M. Yücesoy. Une confiance, aussi, qui a conduit au durcissement du régime.

« Erdogan veut depuis plusieurs années propulser la croissance économique, et pour ce faire, il a priorisé la consommation comme moteur de croissance » en gardant les taux d’intérêts très bas, explique le chercheur. Ce faisant, son but était de favoriser l’emprunt et, surtout, la construction d’infrastructures publiques — une industrie lui rapportant de nombreux gains électoraux.

Mais la stratégie du leader turc semble avoir révélé ses effets pervers. La prise en main de la politique monétaire et de la Banque centrale par l’exécutif a grandement nuit à l’indépendance des institutions au pays, amenant l’incertitude chez les investisseurs.

« Une Banque centrale est souvent obligée d’augmenter les taux d’intérêts pour que les ménages empruntent moins » et pour éviter une inflation galopante, rappelle le politologue. Une théorie à laquelle adhèrent nombre d’économistes à travers la planète. Mais Erdogan, lui, s’est toujours montré réfractaire face à ce genre de manoeuvre. « Et aujourd’hui, on voit que la monnaie turque est devenue très fragile. L’économie turque aujourd’hui est aux prises avec un endettement très élevé » et une inflation galopante.

Un capitalisme de « copains »?

Le marché économique n’est pas en restes des manoeuvres autoritaires. Au fil des années, en Turquie, une économie capitaliste dite « de connivence » a vu le jour. En clair? C’est la loyauté des promoteurs au régime Erdogan, ses copains, qui guiderait l’octroi de contrats publics.

« Erdogan a construit son propre secteur privé, explique M. Yücesoy. Les capitalistes qui sont critiques du pouvoir en place doivent se la fermer, sinon ils se font imposer des amendes très salées ou sont désavantagés. »

Ce style autoritaire, Recep Tayyip Erdogan ne l’a jamais vraiment caché. « La démocratie, c’est comme un autobus. On y débarque lorsqu’on arrive à destination », avait-il déclaré, alors maire d’Istanbul, il y a plus de vingt ans. (3). Et le terminus semble bel et bien atteint, à l’heure actuelle.

Au cours des cinq dernières années, de nombreuses crises, dont la guerre en Syrie, ont été le moteur de la dérive autoritaire au pays, rapporte le chercheur Yücesoy.

À commencer par le putsch manqué de juillet 2016, ayant mis sur un pied d’alerte le pouvoir. Depuis, plus de 100 000 fonctionnaires ont été limogés et une centaine de journalistes mis derrière les barreaux. Un référendum constitutionnel, adopté de justesse en avril 2017, a consolidé les pouvoirs du chef de l’État, accentuant la répression politique et le musellement des médias. (4)

Mais le président turc, réélu il y a quatre mois à peine, doit maintenant composer avec une crise économique qui relève, en partie, de son approche autoritaire.

« Il est certain que le durcissement du régime joue un rôle, conçoit Anne-Laure Mahé, spécialiste des régimes autoritaires au CÉRIUM. Cela a fait de la Turquie un pays de moins en moins fréquentable, détournant les investisseurs étrangers. »

L’instabilité et la répression renforceraient l’image d’une Turquie « potentiellement instable » sur la scène internationale, croit la chercheure.

Mais Mme Mahé pose toutefois une nuance. « Le lien de causalité entre la nature du régime et la crise économique est complexe et n’est pas simple et direct! Après tout, l’autoritarisme d’un régime n’a jamais totalement empêché les investisseurs étrangers d’y faire affaire. La dérive autoritaire d’Erdogan est d’ailleurs allée de pair pendant plusieurs années avec le succès économique », rappelle-t-elle.

Source

Frein à l’autoritarisme

Une occasion pour Erdogan, donc, de renforcer son régime? « La crise économique, historiquement, contribue à la montée des régimes non démocratiques et populistes. Mais son contrôle n’est pas total, tempère la politologue. Il se peut que le régime soit obligé à re-libéraliser et revenir sur certaines décisions politiques. »

Un avis que partage Vahid Yücesoy. La crise économique en Turquie révélerait les limites de l’autoritarisme du président Erdogan, selon lui. Et pourrait même lui imposer un frein.

« C’est sa survie politique qui est en jeu, explique le chercheur. Avec la crise actuelle, il y a une possibilité qu’Erdogan ne puisse plus acheter la loyauté de la population. » Une loyauté électorale qui s’est bâtie au fil des années sur le bon fonctionnement des services publics, mais qui pourrait s’effriter, notamment avec le resserrement du budget gouvernemental.

La solution, alors? Assouplir le régime et rétablir les contre-pouvoirs, qui éviterait ainsi au pays de s’enfoncer dans le gouffre financier. « Mais à mon avis, si ce scénario se produit, ce ne seraient pas des réformes profondes », souligne M. Yücesoy.

Or, la crise turque révèle une « leçon », croit-il. « Elle montre que la dégringolade économique d’un pays qui a pu prospérer comme la Turquie peut être engendrée par l’autoritarisme. » Une leçon qui servira peut-être à d’autres leaders dans le monde, notamment en Europe, qui ont eux aussi décidé d’embrasser la démocratie « illibérale ».

--

--

Patrice Senécal
La REVUE du CAIUM

Co-rédacteur en chef du CAIUM. Étudiant au baccalauréat en science politique, journaliste-pigiste.