L’avortement : un enjeu central des présidentielles américaines 2024

Sarah Collardey
La REVUE du CAIUM
Published in
7 min readMay 16, 2024

Alors que Donald Trump se dit fier d’avoir contribué à la révision de l’arrêt Roe v. Wade, Joe Biden et Kamala Harris disent vouloir présenter une loi pour autoriser l’avortement dans tous les États américains, s’ils sont réélus à la tête de la Maison-Blanche en novembre. La question de l’avortement se retrouve ainsi plus que jamais au coeur des campagnes présidentielles américaines. Les « pro-choix » peuvent-ils faire basculer la présidentielle ?

Manifestation devant la Cour suprême des États-Unis le 24 juin 2022, après l’invalidation de l’arrêt Roe v. Wade. Crédit : Jacquelyn Martin Martin / ASSOCIATED PRESS

Une bataille de plus de 50 ans

En 1970, Norma McCorvey, habitante du Texas, mieux connue sous le pseudonyme de Jane Roe, se retrouve pour la troisième fois enceinte. Confrontée à une situation précaire marquée par une dépendance à l’alcool et un manque de ressources financières, elle estime ne pas être en mesure d’aller au terme de sa grossesse. Or à cette époque, à l’exception de quelques États, l’avortement demeure strictement interdit, sauf en cas de danger pour la vie de la mère.

Cherchant une issue, elle est alors orientée vers les avocates Sarah Weddington et Linda Coffee qui décident de médiatiser son cas, d’en faire une figure de la lutte pour l’avortement et s’engagent dans une bataille juridique qui les mènera à la Cour suprême. En premier lieu, elles déposent un recours visant à contester la constitutionnalité des lois anti-avortement du Texas. Dans cette bataille, leur adversaire, n’est autre que le procureur de la ville de Dallas, Henry Wade. Après avoir subi une première défaite devant la cour de district, puis les juridictions supérieures de l’État, l’équipe de défense décide, en second lieu, de porter l’affaire devant la plus haute instance judiciaire du pays, la Cour suprême.

Le 22 janvier 1973, un verdict retentissant est rendu : par une majorité de 7 voix contre 2, la Cour suprême statue en faveur de Roe, reconnaissant que le droit à l’avortement est conforme à la Constitution américaine et doit être légal. Si cette décision historique a changé la vie de millions de femmes aux États-Unis, elle a également eu pour conséquence de polariser la société américaine entre deux camps : les partisans du droit à l’avortement, souvent désignés comme « pro-choix » et les opposants regroupés sous la bannière « pro-vie ».

Faisons un pas de côté. La légalisation de l’avortement par un arrêt de la Cour suprême et non par une loi votée par le Congrès, a son importance. En effet, pour de nombreux politologues, le débat public — dans la rue, à la radio, à la télé ou au Congrès — n’a pas eu lieu. Ainsi, pour de nombreux Américains, la décision a été imposée de manière « arbitraire », conférant une légitimité démocratique fragile à l’arrêt Roe v. Wade. Pour faire un parallèle, en 1974, le Parlement français adopta la loi Veil, légalisant l’avortement, à l’issue d’un débat public enflammé, presque brutal. Néanmoins, 50 ans plus tard, ce droit est considéré comme un acquis indiscutable pour l’immense majorité des Français et des partis politiques, que personne n’oserait remettre en cause. Il a même été constitutionnalisé en mars dernier.

Ainsi, sous la pression des militants « pro-vie », la fragile jurisprudence Roe vs Wade a été renversée, le 24 juin 2022. En effet, Donald Trump, fait extrêmement rare, a été en mesure de nommer trois juges très conservateurs durant son mandat. Les équilibres au sein de la Cour ont été profondément bouleversés avec une majorité de 6 juges conservateurs contre 3 progressistes. Dans l’affaire Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, la plus haute juridiction du pays a statué que chaque État avait le pouvoir de légiférer indépendamment sur la question de l’avortement.

À la suite de cette décision, près d’une vingtaine d’États, principalement situés dans le sud et le centre du pays, ont adopté des lois restreignant considérablement l’accès à l’avortement, allant même jusqu’à son interdiction totale, même pour les cas de viol ou d’inceste. Dans le même temps, les droits relatifs à la contraception et à la pilule du lendemain ont été également remis en question. Un retour en arrière considérable.

À l’heure où la campagne présidentielle bat son plein, la question de l’avortement en est plus que jamais un enjeu central.

Un Trump « pro-vie » contre un Biden « pro-choix »

Depuis le début de sa campagne, Donald Trump n’a eu de cesse de brandir le renversement de Roe v. Wade comme un trophée politique. Lors d’une récente intervention sur Fox News le 10 janvier dernier, il s’est vanté, en ces termes : « Pendant 54 ans, ils ont tenté d’abroger l’arrêt Roe v. Wade, et je l’ai fait. Et je suis fier de l’avoir fait. ». Alors qu’il avait semé le doute quant à une éventuelle interdiction fédérale de l’avortement, il a finalement affirmé que la décision revenait à chaque État de légiférer ou de soumettre la question au vote.

Du côté de l’équipe démocrate, le jour du 51e anniversaire de Roe v. Wade, la vice-présidente américaine, Kamala Harris n’a pas hésité à prendre directement pour cible Donald Trump et ses partisans, les accusant : « Fiers que les jeunes femmes d’aujourd’hui aient moins de droits que leurs mères et leurs grands-mères ? Comment osent-ils ? ». Sur les réseaux sociaux, elle a utilisé les déclarations de Trump pour marquer clairement son opposition, affirmant : « Les alliés de Donald Trump au Congrès tentent de faire adopter une interdiction nationale », a-t-elle souligné. « Et maintenant, Trump veut nous faire croire qu’il ne signera pas d’interdiction nationale ? Assez de cette manipulation ! ».

L’ancienne porte-parole de la Maison-Blanche sous l’administration Trump, Kayleigh McEnany, a réagi en déclarant que « ce que fait Kamala, que ce soit juste ou non, résonne fortement chez les femmes », tout en affirmant sa position « pro-vie ». Elle estime que les républicains doivent modifier leur stratégie et centrer leur discours sur la mère plutôt que sur le bébé.

Dans cette course à la Maison-Blanche, Kamala Harris est devenue un symbole pour les femmes dans la lutte pour le droit à l’avortement. Biden et elle ont exprimé leur volonté de faire passer une loi fédérale visant à autoriser l’avortement dans tous les États américains. Ils ont été rejoints par une coalition d’associations, qui a lancé une campagne en faveur de l’inscription de l’avortement dans la Constitution. En Floride, par exemple, les « pro-choix » ont réuni le nombre de signatures requis pour l’organisation d’un referendum sur l’avortement.

Publication de Kamala Harris sur son compte officiel X.

Un revers de médaille pour les républicains

Dans un pays où la religiosité demeure forte (75,5% se déclarent chrétiens dans une étude menée par le Pew Research Center en 2020), l’équilibre entre les croyances personnelles et les choix individuels est au cœur du scrutin.

Au cours du mois d’août 2022, les électeurs du Kansas, bastion traditionnellement républicain, étaient appelés aux urnes pour se prononcer sur un amendement constitutionnel visant à supprimer le droit à l’avortement de la Constitution de l’État. À une large majorité de 60%, l’amendement a été rejeté, marquant ainsi un tournant significatif dans cet État conservateur.

Parallèlement, dans l’Ohio, fidèle au camp républicain lors des deux dernières élections présidentielles où 73% de la population se dit chrétien, les électeurs se sont également prononcés par référendum, en faveur de l’inscription de l’avortement dans la Constitution de l’État, à 60%.

Cette mobilisation citoyenne dans ces deux États, traditionnellement républicains, dénote une réaction populaire pour la défense d’un droit et contre les interdictions jugées excessives mises en place dans d’autres États du pays. En outre, ces États témoignent de la fracture qui peut exister au sein de l’électorat républicain. Entre modérés et radicaux, une scission semble apparaître sur le sujet spécifique de l’avortement. Donald Trump, derrière son discours « outrancier » semble bien avoir conscience de ces lignes de tension. C’est pourquoi, il n’a pas pris position officielle en faveur d’une interdiction fédérale de l’avortement.

À l’opposé, les démocrates tentent de créer une dynamique en utilisant l’avortement pour mobiliser leur base. Plus que jamais sur les sujets sociétaux, deux parties de la société américaine apparaissent inconciliables. La question est de savoir à qui profitera le plus ce débat sur l’avortemenent. Peut-il être le moteur de la réélection de Joe Biden ?

Pour en apprendre plus…

Provost, Anne-Marie. 2022, 4 août. « Droit à l’avortement : les États conservateurs vont-ils suivre le chemin du Kansas ? ». Le Devoir. https://www.ledevoir.com/monde/etats-unis/741330/droit-a-l-avortement-aux-etats-unis-droit-a-l-avortement-les-etats-conservateurs-vont-ils-suivre-le-chemin-du-kansas?utm_source=recirculation&utm_medium=hyperlien&utm_campaign=boite_extra

Agence France Presse. 2022, 14 mai. « ‘Jane Roe’, une femme ballottée dans la bataille américaine pour le droit à l’avortement ». Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1883606/jane-roe-portrait-avortement-etats-unis

Radio-Canada. 2023, 20 janvier. « Le 22 janvier 1973, l’arrêt Roe c. Wade légalise l’avortement aux États-Unis ». Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1949527/arret-roe-wade-femmes-histoire-archives#

Ibissa, Lalee & Kim, Soo Rin. 2024, 10 janvier. « Trump boasts of role ending Roe v. Wade but says abortion regulations need ‘concession’ ». ABC News. https://abcnews.go.com/Politics/trump-boasts-role-ending-roe-wade-abortion-regulations/story?id=106280890

Ramon, Paula. 2024, 10 avril. « Trump ‘veut ramener l’Amérique aux années 1800’ sur l’avortement, tacle Kamala Harris ». Le Devoir. https://www.ledevoir.com/monde/etats-unis/810877/trump-veut-ramener-amerique-annees-1800-avortement-tacle-kamala-harris?

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Sarah Collardey
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Étudiante en maîtrise de communication à l'UDEM et rédactrice pour la revue du CAIUM.