Le droit de veto au Conseil de sécurité : une réforme impossible ?

Léna Noël
La REVUE du CAIUM
Published in
8 min readNov 7, 2023

Le Conseil de sécurité est souvent critiqué pour son incapacité à agir face aux crises actuelles, telles que la guerre en Ukraine et le conflit israélo-palestinien. Cette situation reflète une crise institutionnelle aux yeux de nombreux acteurs, qui voient dans le droit de veto la raison du blocage récurrent de cet organe onusien. Bien qu’une réforme semble nécessaire, les négociations sur le sujet durent depuis plusieurs décennies, sans qu’aucun changement majeur n’ait eu lieu à ce jour.

Le Conseil de sécurité vote un projet de résolution sur le conflit israélo-palestinien le 18 octobre 2023 (UN Photo, Manuel Elias).

Le droit de veto : un élément central du Conseil de sécurité

La possession du droit de veto par les membres permanents du Conseil de sécurité s’explique par le contexte historique dans lequel l’ONU est créée en 1945. Les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, la Russie et la Chine sont alors considérés comme les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, et jouissent d’une grande influence sur la scène internationale. Ces cinq États accèdent ainsi au statut de membre permanent du Conseil de sécurité, et obtiennent un droit de veto, selon l’article 27 § 3 de la Charte des Nations Unies. La raison de ces privilèges doit se comprendre au regard des besoins de reconstruction et de coopération internationale à la sortie de la guerre. Dans ce contexte, le Conseil a été créé autour d’une logique de responsabilité et de capacité, et non de représentativité, afin que son caractère restreint lui permette une action rapide et efficace.

Si l’on se réfère souvent au Conseil de sécurité lorsque l’on pense à l’ONU de façon plus globale, c’est dans la mesure où il s’agit de l’organe le plus puissant du système onusien. Il est en effet le seul à pouvoir constater la violation par un État de ses obligations en matière de respect de la paix et de la sécurité internationales, ainsi qu’à prendre des décisions juridiquement contraignantes, telles qu’un embargo économique ou des actions militaires. Concrètement, le Conseil de sécurité est composé de 15 États membres, dont les cinq membres permanents.

Une réforme nécessaire, mais impossible

Le monde d’aujourd’hui n’est plus celui de 1945, et il en est de même pour la composition de l’ONU. Avec le processus de décolonisation qui s’est accéléré dans les années 1960, les nouveaux États indépendants ont rejoint l’organisation. En parallèle, le monde est devenu davantage multipolaire, un phénomène qui s’est accentué à la suite de la Guerre froide. Face à cette reconfiguration des rapports interétatiques, de nombreux acteurs ont critiqué le manque de représentativité du Conseil de sécurité, qui incarnerait une vision dépassée du monde. À cela s’ajoutent les reproches quant à son blocage récurrent associé au recours massif au droit de veto par certains États membres.

La mise en œuvre d’une réforme du droit de veto s’avère cependant complexe, voire impossible, au vu de la procédure de révision de la Charte des Nations Unies, une condition préalable à la réforme. En effet, selon l’article 108 de la Charte, pour qu’un amendement entre en vigueur, celui-ci doit être adopté par les deux tiers des membres de l’Assemblée générale, puis ratifié par les deux tiers des membres de l’organisation, dont les cinq membres permanents. Or, il est peu probable que ces cinq États acceptent de renoncer à ce privilège, qui leur permet de maintenir une grande influence sur la scène internationale.

Malgré les difficultés sur le plan juridique, plusieurs tentatives et propositions de réforme du Conseil de sécurité ont vu le jour au cours des dernières décennies. Parmi elles, se trouvent la « Déclaration du Millénaire » adoptée en 2000 par les Nations Unies dans laquelle les États membres s’engagent à « redoubler d’efforts pour réformer les procédures du Conseil de sécurité sous tous ses aspects », le rapport du Groupe de personnalité de haut niveau publié en 2004 qui met en avant les principales limites du Conseil, dont le manque de représentativité, en présentant deux plans de réforme, ou encore la position commune africaine consacrée par le Consensus d’Ezulwini en 2005. Toutefois, une proposition de réforme du Conseil de sécurité ne signifie pas pour autant une volonté de supprimer ou encadrer le droit de veto. Par exemple, de nombreuses propositions portent sur un élargissement de l’organe, à travers l’attribution de nouveaux sièges de membres permanents. Ainsi la volonté de réforme du droit de veto est confrontée à deux difficultés : l’accord des cinq membres permanents et un consensus sur la réforme à présenter parmi l’ensemble des États membres.

Un sujet toujours d’actualité

Aujourd’hui, la réforme du Conseil de sécurité, y compris celle relative au droit de veto, reste d’actualité. La dernière session de l’Assemblée générale des Nations Unies, qui s’est tenue à New York en septembre dernier, en témoigne. Dès le premier jour du débat général, les interventions ont porté sur le sujet, à commencer par celle du Secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres qui a rappelé l’urgence de réformer le Conseil. Selon lui, « nous ne pouvons pas traiter efficacement les problèmes tels qu’ils sont si les institutions ne reflètent pas le monde tel qu’il est […] C’est la réforme ou la rupture”.

Sur la question du droit de veto, Volodymyr Zelensky a vivement critiqué l’utilisation du veto à mauvais escient par la Russie. La guerre en Ukraine a souvent été mobilisée par les États membres pour illustrer les failles du Conseil de sécurité. La Présidente de la Slovénie Nataša Pirc Musar a ainsi exprimé son inquiétude au regard de l’utilisation sans restriction du droit de veto, résultant sur une impossibilité d’agir lorsque nécessaire, en faisant référence à l’Ukraine.

La situation en Ukraine permet de souligner que la réforme du Conseil de sécurité dépasse le simple débat juridique, dans la mesure où le fonctionnement actuel de cet organe a des conséquences bien réelles sur la vie de nombreuses personnes impactées par les conflits au quotidien. Le droit de veto est un frein à la prise de décision du Conseil de sécurité, alors même qu’il s’agit de l’organe le plus puissant du système onusien et par conséquent celui censé être le plus à même de répondre aux crises les plus graves. L’Ukraine n’est pas le seul exemple, l’incapacité du Conseil de sécurité à agir suite à la reprise du conflit israélo-palestinien le prouve.

En effet, un premier projet de résolution porté par la Russie le 16 octobre dernier qui appelait à un cessez-le-feu humanitaire dans la bande de Gaza, la libération des otages et l’accès à l’aide et à l’évacuation des civils, s’est vu opposer le veto de la France, du Royaume-Uni et des États-Unis. Un second projet de résolution porté par le Brésil a été une nouvelle fois rejeté le 18 octobre en raison du veto des États-Unis. À la suite de ce second rejet, le Gabon a regretté que le Conseil de sécurité ne soit pas à la hauteur de son mandat, ayant paralysé sa capacité d’action à faire face à une crise majeure. Le 25 octobre dernier, ce sont deux autres projets de résolutions qui ont à nouveau été rejetés, l’un présenté par les États-Unis qui s’est vu opposer les vétos de la Russie et de la Chine, l’autre présenté par la Russie qui s’est vu opposer le veto des États-Unis et du Royaume-Uni avec seulement quatre votes pour.

La réforme : une étape obligatoire pour encadrer le droit de veto ?

Face à cette situation qui semble au premier abord dénuée de perspectives d’évolution, certaines propositions d’encadrement du droit de veto se distinguent de par leur statut normatif. Plusieurs projets consistent ainsi en des déclarations fondées sur un engagement moral de la part des États, ne reposant sur aucune obligation juridique. Si ce type d’alternatives peut être critiquable, car n’impliquant aucune contrainte normative pour les États concernés, cela représente également un moyen de contourner les difficultés procédurales découlant de l’article 108 de la Charte, et ainsi une opportunité de repenser l’utilisation du droit de veto sans passer par une réforme.

Parmi ces propositions fondées sur un engagement, se trouve la proposition franco-mexicaine, concrétisée par la « Déclaration politique sur la suspension du veto en cas d’atrocités de masse » de 2015, signée par 104 États membres, et qui repose sur l’idée que le droit de veto est une responsabilité et non un pouvoir discrétionnaire. Les États-Unis se sont quant à eux engagés le 8 septembre 2022 à « s’abstenir de recourir au veto, sauf dans des situations rares et extraordinaires ». Une autre initiative, engagée par le Liechtenstein, a donné lieu à l’adoption par l’AGNU de la résolution 262/76 en avril 2022, qui crée un mandat permettant à l’Assemblée de tenir un débat en cas de recours au droit de veto.

Par ailleurs, certains attribuent un caractère transitoire à la non-juridicité de ces initiatives dans la mesure où la coutume pourrait venir leur octroyer une valeur normative sur le long terme. Pour ce faire, deux éléments devront être réunis, à savoir une pratique avec l’absence de veto lorsque les situations prévues par les projets ont lieu, et une opinio juris avec la croyance des autres États en l’existence de cette norme ainsi que la pratique des membres permanents.

Malgré l’espoir que représentent ces développements relativement récents quant à un possible encadrement du droit de veto, force est de constater qu’ici encore, l’engagement de chaque membre permanent demeure nécessaire. Le fait que cet engagement soit dans un premier temps dénué de contrainte juridique reste tout de même une avancée puisque l’on repense l’utilisation du droit de veto sans nécessairement réformer la Charte des Nations Unies. Il faudra toutefois du temps pour voir un potentiel aboutissement de ce type de propositions.

Pour approfondir…

Alexandra Novosseloff. 2006. « L’élargissement du Conseil de sécurité : enjeux et perspectives ». Presses Universitaires de France 4 (128) : 3–14, https://www.cairn.info/revue-relations-internationales-2006-4-page-3.htm.

Anne Peters. 2023. « La guerre en Ukraine et la limitation du droit de veto au Conseil de sécurité » RED 5 : 96–103, DOI : https://doi.org/10.3917/red.005.0096.

Assemblée générale des Nations Unies. 28 avril 2022. Mandat permanent permettant à l’Assemblée générale de tenir un débat en cas de recours au droit de veto au Conseil de sécurité. A/RES/76/262.

Centre régional d’information pour l’Europe Occidentale, Nations Unies. « Droit de veto : ce qui va changer » 29 avril 2022, https://unric.org/fr/droit-de-veto-ce-qui-va-changer/.

Nations Unies. 1945. Charte des Nations Unies.

Eric Pomès. 2016. « Les projets d’abandon du droit de veto : les réalistes contre les idéalistes » Questions de paix et de sécurité européenne et internationale, HAL 3 https://hal.science/hal-02895176/document.

Hubert Védrine. 2004. « Réflexions sur la réforme de l’ONU » Pouvoirs, 2 (109) : 125–140, DOI : https://doi.org/10.3917/pouv.109.0125.

Nations Unies, Couverture des réunions & communiqués de presse. « Conseil de sécurité : un projet de résolution en réponse à la crise à Gaza à nouveau rejeté, deux jours après celui présenté par la Fédération de Russie » 18 octobre 2023, https://press.un.org/fr/2023/cs15450.doc.htm.

Noémie Blaise. 2017. « R2P et intervention humanitaire. Peut-on [ou comment] dépasser la volonté politique du Conseil de sécurité ? » Civitas Europa 2 (39) : 249–255, DOI : https://doi.org/10.3917/civit.039.0249.

ONU Info. « Le Conseil de sécurité rejette à nouveau deux projets de résolution sur Gaza » 25 octobre 2023, https://news.un.org/fr/story/2023/10/1139997.

ONU Info. « Le Conseil de sécurité rejette un projet de résolution russe sur Gaza » 16 octobre 2023, https://news.un.org/fr/story/2023/10/1139707.

Philippe Vincent. 2005. « Pour une meilleure gouvernance mondiale : la réforme du Conseil de Sécurité des Nations Unies ». Revue du Centre d’études et de recherches en administration publique 9 : 69–86, https://journals.openedition.org/pyramides/365?lang=en.

UN News. “Zelensky says Russia’s Security Council veto undermines world body” 20 septembre 2023, https://news.un.org/en/story/2023/09/1141127.

United Nations, Meetings Coverage and Press Releases. “Secretary-General Urges ‘Statesmanship, Not Gamesmanship and Gridlock’ to Resolve Global Challenges, Geopolitical Tensions, Opening Annual General Assembly Debate” 20 septembre 2023, https://press.un.org/en/2023/ga12530.doc.htm.

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Étudiante en maîtrise d’études internationales à l’Université de Montréal & en cinquième année à Sciences Po Rennes