Des combattants taliban afghans dans la province de Farah. Non crédité

Le Pachtounwali et son rôle dans l’insurrection talibane

Thomas Ostiguy
La REVUE du CAIUM
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8 min readMay 9, 2018

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Que ce soit lors de l’invasion d’Alexandre le Grand, de Genghis Khan, des Britanniques ou encore des Soviétiques, les Afghans ont toujours résisté à l’envahisseur. Ce pays, pourtant divisé à travers des guerres internes, a démontré qu’il est en mesure d’arborer un front uni contre un envahisseur étranger. Ce phénomène résonne d’ailleurs avec la culture des Pachtouns, le groupe ethnique en importance dans le pays, représentant 42% de la population. [1] Aussi connu sous le nom de Pathans, le peuple pachtoune se retrouve principalement au sud et à l’est de l’Afghanistan ainsi qu’au long de la frontière du côté pakistanais, là où les Taliban sont le plus présent. À vrai dire, les Taliban sont en grande majorité (95%) constitués de Pachtouns. [2] Ceci mène à se demander si les structures tribales pachtounes sont une cause de la prolifération des Taliban dans la région. Nous nous attarderons donc à évaluer le rôle de ces structures tribales et plus particulièrement celui du Pachtounwali dans l’insurrection talibane en Afghanistan.

Dès leur création puis au cours de l’insurrection, les Taliban ont pu profiter de la protection fournie par la population pachtoune. Cette protection offerte par les tribus pachtoune s’explique par le fait que le régime taliban s’est largement inspiré de la culture pachtoune pour établir ses règles, associant donc l’ethnie pachtoune au régime taliban. [3] Ainsi, les Taliban ne sont pas des entités extérieures aux Pachtouns. Ces derniers ne font d’ailleurs pas de distinction entre eux et les insurgés. « La grande rapidité du développement du mouvement taliban […] s’explique par le soutien de la population locale pachtoune sans lequel les Taliban n’auraient peut-être jamais existé. Le mouvement s’est répandu parmi les aires pachtounes, lesquelles ont constitué les prémices d’un sanctuaire [c’est-à-dire un lieu à l’abri des attaques] » [3]

Il semblerait donc que la population pachtoune ait créé un sanctuaire ethnique pour les Taliban, ce qui expliquerait la longévité du mouvement. Toutefois, ce concept de sanctuaire pour les Taliban ne s’explique pas que par des considérations ethniques, mais également par des considérations culturelles. Le Pachtounwali, que l’on peut traduire par « la voie du Pachtoun », se définit par une série de principes selon lesquels un Pachtoun doit vivre. Ces principes définissent la façon dont la tribu interagit et fournissent des lignes directrices pour les comportements normatifs du mode de vie pachtoun. [2] Malgré ses variations, on peut néanmoins affirmer que le Pachtounwali repose sur 6 principes : ghayrat/nang (bravoure), badal (vengeance), melmestia/nanawati (hospitalité ou asile), purdah (différence entre les genres), namus (honneur) et jirga (conseil). [2;4;5;6]

En premier lieu, le concept d’hospitalité est un des éléments instrumentalisés par les Taliban pour mener à bien leurs objectifs. Le principe de melmestia inclut non seulement toute forme d’hospitalité, mais également tout forme de sanctuaire ou d’asile, y compris à l’égard d’un ennemi vaincu. [2] Ainsi, les Taliban profitent du principe de melmestia pour se retrouver sous le sanctuaire pachtoun. Un élément important qui entre en jeu est l’honneur. Pour le peuple pachtoun, l’honneur est sans aucun doute la chose la plus importante (plus importante que la vie elle-même). Outre le fait de respecter ses invités, de les nourrir, etcetera, il incombe à l’hôte de protéger son convive, même s’il s’agit de le protéger d’autres pachtouns. [2] Une fois que l’hôte fourni l’hospitalité à son convive, ce dernier tombe sous sa protection et il incomberait une grande perte d’honneur à l’hôte si le convive venait à être assailli [2]. C’est d’ailleurs pourquoi le colonel pakistanais Mohammad Effendi soutenait que l’offre de 25 millions de dollars américains pour celui qui délivrerait Ben Laden fut un effort futile, l’honneur d’un Pachtoun abritant le terroriste recherché valant plus que toute récompense matérielle. [2;7] Enfin, Cathell résume bien le tout en soutenant que la stratégie des Taliban fut de remplacer le construit social traditionnel des Pachtouns par le leur. Les Taliban exploitent les concepts tribaux de sanctuaire et d’hospitalité pour s’isoler des forces extérieures, et utilisent les loyautés tribales préexistantes pour renforcer leurs alliances. [1]

Poster d’Oussama ben Laden dans les bureaux du FBI en 1999. Crédit photo: REUTERS/Shannon Stapleton

Pour ce qui est du principe de vengeance (badal), celui-ci est intrinsèquement lié à la question d’honneur. Pour les Pachtouns, la seule manière de retrouver son honneur est à travers la vengeance. Un individu offensé qui ne répond pas à une insulte communique essentiellement au reste de la tribu qu’il ne mérite ni honneur ni respect. [2] Ainsi, à titre d’exemple, si des soldats forcent leur entrée dans la demeure d’un Pachtoun ou encore le détient à la vue de ses voisins, il est déshonoré. Il doit alors se venger pour restaurer son honneur. [2] D’autre part, comme le Pachtounwali impose aux proches parents le fardeau de la vengeance, un ciblage sélectif de personnes peut avoir des inconvénients à long terme. [8] Les membres proches se lancent alors dans une vendetta, alimentant un cercle vicieux de vengeance et de violence. Les Taliban instrumentalisent ce désir de vengeance chez les Pachtouns en leur donnant l’opportunité de la réaliser à travers des attaques contre les forces de la coalition.

Malgré tout, il est faux de croire que la culture pachtoune va dans le sens de l’idéologie talibane et qu’il n’y existe pas de différents. Bien que des liens ethniques existent entre Pachtouns et Taliban, il est également important de comprendre qu’en Afghanistan, « les liens ethniques, supérieurs à l’attache nationale, sont néanmoins moins forts que l’appartenance tribale ou clanique. » [3] On ne peut donc pas réellement parler de sanctuaire ethnique. « Néanmoins, il peut exister de nombreux sanctuaires locaux, soutenus par des qowm (clans), favorables aux Taliban ». [3] Toutefois, il existe également des tribus pachtounes qui sont en désaccord avec les Taliban et qui vont même jusqu’à refuser leur présence sur leur territoire. Les raisons derrière ce différend sont principalement liées aux divergences entre les structures pachtounes (dont le Pachtounwali) ainsi que l’islamisme fondamentalisme des Taliban (notamment en ce qui a trait à l’implantation de la Sharia). [3] Cette idée est d’ailleurs liée aux propos de Cathell, qui affirme que la structure sociale talibane est en aucun cas fidèle à la structure social traditionnelle des Pachtouns, ses valeurs ou encore ses normes sociétales. La structure sociale talibane est un construit autocratique qui a été imposé (par la force dans certains cas) aux tribus pachtounes. [1] Comme il a été abordé en entrée de jeu, le peuple pachtoun est un peuple indépendant qui ne se laisse pas imposer, alors que l’idéologie talibane est liée au concept d’asservissement, notamment face aux mollahs (chefs religieux islamiques). En addition, les Taliban se représentent comme un mouvement islamique radical cherchant à se substituer à la coutume tribale traditionnelle. [8] Par le passé, le régime Taliban a tenté de supprimer le rôle des aînés. Ils ont supplanté les structures tribales existantes et ont imposé leur version de la Sharia. « Ce construit social est étranger à l’Afghanistan en général, et particulièrement en opposition avec le Pachtounwali ». [1] Un des nombreux éléments de discorde entre Pachtounwali et Sharia est le rôle qu’occupent les femmes dans la société. Par exemple, « le droit des femmes à hériter inscrit dans le Pachtounwali a été remis en cause par l’interprétation de la charia des Taliban ». [3] Un autre élément de discorde est que « les assemblées traditionnelles pachtounes des chefs, appelées jirgas, ont été remplacées par des Shouras qui incluaient des mollahs ». [3] Enfin, la culture pachtoune prohibe la peine de mort alors que les Taliban y ont recours pour punir l’homosexualité, l’adultère ou encore la consommation de drogues. [1]. Leur usage de sévices corporels et d’exécutions constituent une terrible insulte à n’importe quel Pachtoun (ainsi qu’à sa famille) qui les subit, et ceux-ci doivent être vengés. [1]

Des villageois afghans se rassemblent autour des corps de plusieurs victimes tuées lors des affrontements entre les forces de sécurité afghanes et talibanes dans le village de Buz-e Kandahari dans la province de Kunduz en Afghanistan, le vendredi 4 novembre 2016. Crédit photo: VOA News

Enfin, ce qui est important de comprendre, c’est que les forces de la coalition peuvent également instrumentaliser ces structures tribales y compris le Pachtounwali pour tirer un avantage dans la lutte contre l’insurrection, notamment en retirant aux Taliban la protection qu’ils tirent de la population locale. Selon Cameron, « on fonde beaucoup plus d’espoir dans un appel aux sensibilités tribales, particulièrement dans la reconnaissance du code d’hospitalité et de justice vengeresse du Pachtounwali. Premièrement, on peut miner l’extrémisme des jeunes taliban élevés dans les camps de réfugiés pakistanais en renforçant la position des aînés pathans restants qui administrent le code. » [8] Les forces de coalition doivent donc travailler de concert avec les chefs de clan et tenter de rapprocher la jeunesse pachtoune aux structures tribales effritées par l’influence talibane. [9] Une étude démontre d’ailleurs que dans les régions montagneuses où les structures tribales sont plus fortes, la présence talibane y est moindre (la géographie offrant une plus grande imperméabilité aux influences talibanes). [10] John H. Cathell signale que pour avoir une chance de débarrasser l’Afghanistan des Taliban, il suffit de s’attaquer à leur légitimité. Les Taliban tirent leur légitimité du combat contre l’envahisseur et se présentent comme les défendeurs des Pachtouns. Toutefois, sans la cause du jihad, les Taliban se retrouvent sans aucune place dans la société pachtoune traditionnelle. [1]

Militaire et interprète rencontrant des Afghans. Crédit photo: Al-Jazeera

En conclusion, il est important de comprendre que les principes du Pachtounwali, malgré leurs rôles prépondérants qu’ils occupent au sein de la société pachtoune, ne sont pas absolus. C’est ce que le lieutenant Trevor Greene a appris à ses dépens en 2006 lorsqu’il reçut un coup de hache à la tête alors qu’il assistait à une jirga. Prenant place en région rurale de l’Afghanistan, la plupart des membres de l’unité de Greene avaient assumé qu’ils seraient protégés d’éventuelles attaques durant la tenue de la jirga principalement en raison de la protection supposée que leur conférait l’application des principes du Pachtounwali. [6] Cela ouvre donc la discussion à deux questions subséquentes auxquelles il faudrait s’attarder. Faut-il remettre en question l’universalité du Pachtounwali et accepter le fait qu’il existe des variations quant aux applications de ses principes, ou bien faut-il comprendre que les soldats canadiens ont-ils assumer à tort qu’ils étaient des invités et donc protégés sous le principe de melmestia? Scott Atran croit que la raison pour laquelle les Taliban survivent est qu’ils ont la protection des différents clans, et que ce support des Pachtouns s’explique par le fait que ces derniers savent bien se comporter en tant que convives, contrairement aux troupes de la coalition qui se comportent plutôt comme des envahisseurs. [7]

Bibliographie :

[1] Cathell, John H. 2009. Human Geography in the Afghanistan-Pakistan Region: Undermining the Taliban Using Traditional Pashtun Social Structures. Newport: Naval War College.

[2] Hawkins, Jonathan. 2009. « The Pashtun Cultural Code: Pashtunwali ». Australian Defence Force Journal (180): 16‑27.

[3] Gibrat, Marie. 2016. Géopolitique du « sanctuaire » des Taliban afghans. Sciences Po Toulouse.

[4] Amato, Jonathan N. 2010. Tribes, Pashtunwali and how they impact reconciliation and reintegration efforts in Afghanistan. Georgetown University.

[5] Naumann, Craig Cordell. 2008. « Pashtunwali’s Relevance as a Tool for Solving the Afghan Crisis ».

[6] Strickland, Richard Tod. 2007. « The Way of the Pashtun: Pashtunwali ». Canadian Army Journal 10 (3): 44‑55.

[7] Atran, Scott. 2010. « A Question of Honour: Why the Taliban Fight and What to Do About It ». Asian Journal of Social Science 38 (3): 343‑63.

[8] Cameron, Keith. 2010. « Qui est l’adversaire? Pathans, talibans et perspectives de paix ». Canadian Military Journal 10 (3).

[9] Ross, Robert. 2010. Pashtunwali and the American military. Georgetown University.

[10] Trives, Sébastien et Dominique David. 2006. « Afghanistan : réduire l’insurrection ». Politique étrangère Printemps (1): 105‑18.

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Thomas Ostiguy
La REVUE du CAIUM

Finissant au baccalauréat en Études internationales spécialisation Paix et Sécurité