Les constitutions autochtones en Amérique latine : un modèle pour le Canada?

Alicia Prieur-Couture
La REVUE du CAIUM
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7 min readOct 20, 2020

L’histoire de l’Amérique latine est marquée par de fortes inégalités entre classes sociales, mais surtout par des discriminations ethniques dont les Autochtones, qui représentent 10% de la population du continent, ont été les principales victimes. En guise de lutte contre cette stigmatisation, bon nombre de pays d’Amérique latine ont promulgué des constitutions reconnaissant la multiethnicité et la pluralité nationale, même dans des pays ayant une faible population autochtone tels le Chili, l’Argentine et l’Uruguay. Comment ces pays en sont-ils arrivés à adopter ce genre de constitutions? Le Canada pourrait-il s’en inspirer?

Une cérémonie traditionnelle aymara à Copacabana, en Bolivie. Photo: Kilobug

L es constitutions multiculturelles sont nées de réflexions initiées dans les années 70 en Amérique du Nord visant à « réparer » les injustices historiques vécues par les Autochtones, en proposant une meilleure reconnaissance de leurs différences et leurs cultures. Ces courants intellectuels se sont propagés autour du monde, avant que des institutions internationales (ONU, OMS), des ONG et des bailleurs de fonds (Banque Mondiale, Banque interaméricaine du Développement) ne pressent les pays d’Amérique latine à suivre cette voie. La grande majorité d’entre eux adopta donc des constitutions multiculturelles en deux temps, d’abord dans les années 90, puis 2000.

Il est important de souligner que les Autochtones n’auront été que très peu consulté.e.s pendant ces procédures. Par exemple, au Pérou, en 1993, la mise en place de l’initiative de Lima visait surtout à répondre aux pressions internationales. La nouvelle constitution péruvienne reconnut cependant l’éducation bilingue et le droit coutumier, des piliers fondamentaux à une constitution multiculturelle. Plusieurs pays suivirent durant les années 90, dont la Bolivie (1994), le Nicaragua (1995), l’Équateur (1998) et le Guatemala (1998). La Bolivie, sous l’impulsion du président autochtone Evo Morales, adopta par la suite une deuxième constitution multiculturelle en 2009, comportant 46 articles sur les Autochtones, plus exhaustive que son équivalent péruvien.

Cette démarche démocratique répondait à de multiples contestations sociales et à des débats virulents au sein de la société bolivienne. Cette démarche fut alors très bien acceptée par la population locale et la communauté internationale.

L’ancien président bolivien (2005–2019) Evo Morales, d’origine aymara. Photo: CTV News

Pour être considérée comme « multiculturelle », une constitution doit répondre à un certain nombre de critères, dont on peut en dénombrer cinq particulièrement importants. D’abord, la reconnaissance de l’existence d’une diversité culturelle sur le territoire est obligatoire. Certaines constitutions vont même jusqu’à nommer les différentes communautés autochtones du pays. Ensuite, les langues autochtones doivent être reconnues comme langues officielles et doivent faire partie du corpus scolaire national.

Le droit coutumier autochtone doit également être reconnu comme un droit légitime dans le pays, autorisant ainsi les pratiques de justice traditionnelle. Finalement, l’autonomie des territoires autochtones doit être reconnue, tout comme le droit à la propriété collective. Il est pertinent de souligner que les pays ayant souscrit à ces constitutions multiculturelles ne remplissent pas tous ces critères également. Par exemple, la constitution du Nicaragua suit tous les critères sauf celui de la reconnaissance légitime du droit autochtone tandis que celle de l’Équateur ne reconnaît pas les territoires autonomes.

Polémiques sur les réformes constitutionnelles

Les résultats des réformes constitutionnelles des années 90 et 2000 varient grandement. Certaines réformes mises de l’avant ont rencontré leurs lots de problèmes dans leur application, comme nous le verrons plus loin. La reconnaissance du droit coutumier a posé des difficultés en Bolivie; cette reconnaissance implique que l’État se départisse de certains de ses devoirs envers des communautés qui, dans certains cas, n’ont pas les moyens de les prendre en charge. Ils n’ont pas les ressources ni les compétences techniques pour assumer toutes ces responsabilités. Il arrive aussi que l’exercice du droit coutumier se traduise par des peines qui ne respectent pas les droits humains; c’est le cas en Bolivie, où même si le droit coutumier s’applique uniquement aux crimes mineurs, les peines peuvent parfois être, elles aussi, disproportionnées.

La reconnaissance de la langue officielle autochtone au Paraguay, le guarani, a causé bien des débats dans ce pays, puisqu’il existe plusieurs dialectes associés à cette langue qui sont parlés par différents groupes ethniques. Ils possèdent des ressemblances, mais restent assez différents l’un de l’autre. Toutes les différentes communautés prétendent parler le guarani officiel et souhaitent que les écoles enseignent leur variante de la langue. L’État considère que la sous-famille la plus parlée du guarani est celle qui devrait être enseignée et qui devrait ainsi apparaître dans la constitution. Or, cette version est essentiellement parlée par les non-Autochtones.

Ironiquement, l’institutionnalisation de cette langue irait à l’encontre de la valorisation de la diversité culturelle que cette nouvelle constitution prétend défendre. Cela devient rapidement un vrai casse-tête à démêler! D’ailleurs, toutes ces nouvelles constitutions n’ont eu aucun impact politique sur certains groupes autochtones plus isolés. Ceci crée donc une nouvelle hiérarchie au sein même des populations autochtones.

Une classe d’école du Paraguay apprenant le guarani. Photo: Blogpost

Autre inconvénient, les constitutions multiculturelles excluent les Afro-descendant.e.s, héritier.ère.s des esclaves amené.e.s en Amérique, qui vivent encore aujourd’hui des discriminations raciales et de l’exclusion politique parfois tout aussi importantes que celles vécues par les Autochtones. Bien que parfois plus nombreux.ses que les Autochtones, ce groupe n’a pas reçu, dans les constitutions, une reconnaissance de son identité et de sa culture. Cette situation pose une question délicate : quels sont les critères pour qu’une culture soit reconnue comme distincte de la culture nationale? Cela requiert-il un droit ancestral et un territoire établi depuis plusieurs centaines d’années? Ou une langue et une histoire distinctes suffisent-elles? L’Amérique latine semble avoir privilégié la première option; le pays ayant la plus forte densité de population afro-descendante, le Brésil, a pris certaines mesures pour mieux représenter cette population. Notamment, les médias ont désormais l’obligation d’avoir une meilleure représentativité des populations noires et leur histoire est intégrée au corpus scolaire. Ces mesures ne sont toutefois pas inscrites dans la constitution, elles apparaissent plutôt dans les textes de lois brésiliens.

Un exemple pour le Canada?

Qu’en est-il de la situation du Canada? Les constitutions adoptées en Amérique latine ont-elles inspiré des réformes constitutionnelles au Canada? Il semble que la réponse soit négative. L’idée du multiculturalisme est pourtant un concept très cher au Canada, ses institutions valorisant fortement cette valeur depuis plusieurs décennies. Or, en analysant le statut et l’histoire des Autochtones au pays, ce concept semble bien loin. Les différences culturelles entre les Autochtones et les Canadiens n’ont jamais été officiellement reconnues, bien qu’à plusieurs reprises des opportunités se soient présentées.

En 1965, le débat autour du choix du drapeau canadien a démontré le caractère complexe de la question identitaire au pays. Un des drapeaux candidats arborait trois feuilles d’érable et trois couleurs, qui représentaient les trois nations fondatrices du Canada : les Francophones, les Anglophones et les Autochtones. Cependant, le Canada adopta le drapeau tel qu’on le connaît aujourd’hui : une seule couleur, une seule feuille, pour une seule nation. Dans la constitution canadienne, les Autochtones en tant que grand groupe sont désigné.e.s comme « les Indiens, les Inuits et les Métis. » Cependant, la constitution ne reconnaît pas les différentes nations du Canada, car il n’y avait pas de consensus au moment de son rapatriement de 1982.

Si l’article 35 de la constitution précise que les traités entre l’État et les Autochtones doivent être respectés, dans les faits, ce n’est pas toujours le cas. Le gouvernement conservateur de Mulroney a bien tenté de réformer la constitution entre 1987 et 1990 avec l’Accord du lac Meech, dont le but était d’y inclure le Québec en attribuant aux francophones un statut différent du reste du Canada. Des personnalités autochtones, dont le député manitobain Elijah Harper, s’étaient levées pour inclure les Premières nations dans l’Accord. Les premiers ministres des provinces avaient alors accepté que les affaires autochtones fassent partie des discussions. Malheureusement, l’Accord n’a jamais été adopté par toutes les provinces.

Les constitutions multiculturelles se sont répandues en Amérique latine avec des conséquences généralement positives pour les Autochtones. À ce jour, le Canada ne s’est toujours pas engagé dans cette voie. Il est évident que la situation en Amérique latine reste bien différente de celle du Canada, où les Autochtones représentent 4,3% de la population générale, alors que dans certains pays d’Amérique latine, cette représentation peut atteindre plus de 45%, comme au Pérou. Une éventuelle modification de la constitution canadienne semble peu appétissante pour le gouvernement fédéral, du moins jusqu’ici, d’autant plus qu’ouvrir la constitution canadienne pour y inclure des droits pour les Autochtones provoquerait inéluctablement l’ouverture d’une boîte de Pandore pour le Québec.

Pour approfondir

Agudelo Carlos et Boullosa Joly Maité, « L’application des politiques multiculturelles en Amérique Latine », Problèmes d’Amérique latine, 2014/2 N° 92, p. 7–10. DOI : 10.3917/pal.092.0005 https://books.openedition.org/editionsmsh/10724.

Amériques noirs, « Constitutions politiques et réseaux transnationaux », (Présentation en ligne, Cours organisation, Université Paris 8, Paris, Printemps 2013) https://zambabamba.wordpress.com/ameriques-noires/cours-7-constitutions-politiques-et-reseaux-transnationaux/

Boidin, Capucine. « Le double discours des politiques d’éducation interculturelle bilingue au Paraguay », Problèmes d’Amérique latine, vol. 92, no. 1, 2014, pp. 73–90.

Carlos Miguel Herrera (dir.), Le Constitutionnalisme latino-américain aujourd’hui : entre renouveau juridique et essor démocratique?, Paris, Kimé, 2015, 133 p.

Encyclopédie canadienne, Traité des autochtones au Canada, (Ottawa. 2017), https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/traites-autochtones.

Encyclopédie canadaienne, Histoire constitutionnelle, (Ottawa, 2020), https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/histoire-constitutionnelle.

Goirand, C. (2010). Mobilisations et répertoires d’action collective en Amérique latine. Revue internationale de politique comparée, vol. 17(2), 7–27. doi:10.3917/ripc.172.0007.

Lachance, Miguel. « La petite histoire des traités avec les Autochtones », Radio-Canada, 3 novembre, 2019, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1372709/semaine-reconaissance-traite-histoire-relations-peuples-autochtones.

Martí I Puig, S. (2010). Les raisons de l’existence et du succès des partis ethniques en Amérique Latine. Les cas de la Bolivie, de l’Équateur, du Guatemala, du Mexique, du Nicaragua et du Pérou (1990–2005). Revue internationale de politique comparée, vol. 17(2), 143–165. doi:10.3917/ripc.172.0143.

Robien Azevedo, Valérie. « La Constitution à l’épreuve du multiculturalisme en Amérique latine. Réflexions d’une anthropologue à partir des cas péruvien et bolivien. », (Mémoire , Sorbonne, 2015), https://www.ledroitdelafontaine.fr/wp-content/uploads/2016/06/La-Constitution-et-lanthropologue.pdf.

Uprimny, Rodrigo. LES RÉCENTES TRANSFORMATIONS CONSTITUTIONNELLES EN AMÉRIQUE LATINE : UN EFFORT DE CRÉATIVITÉ DÉMOCRATIQUE ? SE, 2011, http://www.institut-gouvernance.org/fr/chapitrage/fiche-chapitrage-123.html.

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Alicia Prieur-Couture
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Je suis en première année au baccalauréat en Études internationales à l’Université de Montréal. J’aime l’actualité et les langues.