Les Kurdes d’Irak : l’éternel tiraillement entre Nation et État

Camille Dubreucq
La REVUE du CAIUM
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8 min readNov 1, 2020

Depuis le mois de juin 2020, l’opération « griffe du tigre » ou « griffe d’aigle » sous l’égide de la Turquie sévit au nord de l’Irak. Cette série de bombardements aériens et terrestres a pour but de déloger le Parti des Travailleurs du Kurdistan œuvrant pour une plus grande autonomisation de la nation kurde, bouleversant depuis de nombreuses années l’équilibre du Moyen-Orient. Retour sur les arguments soulevés par différents auteurs et hommes politiques lors de la lutte pour la reconnaissance internationale d’un Kurdistan irakien.

« Le ministre turc de la Défense Hulusi Akar suit le déploiement de l’opération “Griffe d’aigle”, le 14 juin 2020. » Photo: Turkish Ministry of Defense Press Office / AFP

L a question kurde en Irak n’est pas nouvelle. Depuis le début du XXème siècle, les Kurdes revendiquent leur différence ethnique au sein de la population irakienne. Leur différence est d’abord reconnue en 1970 lors de la signature de l’Accord de Paix par le dirigeant irakien Saddam Hussein et le dirigeant du parti démocratique kurde, Mustafa Barzani. Par cet accord, Saddam Hussein reconnaît l’existence d’une nation kurde et présente l’idée d’accorder une autonomie aux Kurdes sur le territoire irakien.

Cependant, quelques années plus tard, le dirigeant irakien met en place une politique antikurde allant jusqu’à des bombardements chimiques en 1988 sur le Nord de l’Irak et à l’exécution de plusieurs milliers de Kurdes. L’exacerbation de la violence en Irak pousse le gouvernement irakien à signer un nouvel accord de paix en 1991. Les revendications kurdes ne cessent pas et à partir de la chute du régime de Saddam Hussein, en 2003. Les Kurdes d’Irak réclament alors une autonomie totale reconnue par communauté internationale, autrement dit : un État.

Une affirmation kurde par la culture

Plusieurs auteurs travaillant sur le nationalisme comme Herder ou Anderson affirment que la nation se définit principalement par la langue commune. Après 2003, le dialecte kurde appelé kurmandjî est utilisé de plus en plus fréquemment, et dans plusieurs branches de métiers comme le journalisme scientifique ou les revues publiées par des enseignants. Le nationalisme kurde se sert de la langue comme outil pour affirmer sa nation et légitimer une indépendance par rapport à l’Irak.

Cette affirmation par la culture en vient à créer une éducation générique, donnée dans une langue commune et s’articulant autour des mêmes valeurs. Le kurmandjî, et l’éducation propre à la nation permettent aux Kurdes de jeter les prémisses d’une auto-gouvernance, puisque la mise en place d’une administration est possible.

La culture, premier argument des Kurdes pour réclamer la formation d’un État autonome, est la première revendication formulée auprès du gouvernement irakien. L’année 2004 constitue un point de rupture important dans la politique antikurde : le gouvernement irakien cède aux revendications nationalistes kurdes et adopte la première loi reconnaissant le kurmandjî comme une langue officielle. En 2005, le gouvernement irakien va encore plus loin et inscrit dans la Constitution irakienne le kurmandjî comme langue officielle du pays, aux côtés de l’arabe. Elle est alors utilisée au parlement et pour les correspondances officielles.

Le parlement du district kurde du nord de l’Irak discutant la tenue d’un référendum sur la sécession de l’Irak. (AA/ Arif Yusuf)

Des conditions socio-économiques comme levier de négociation

En 2003, l’Irak connaît une industrialisation et une modernisation inégalitaire de son territoire. Le nord de l’Irak, aussi appelé Kurdistan par les Kurdes, a des infrastructures de santé peu développées, accentuant les inégalités socio-économiques à travers le pays. Ces inégalités, comme le souligne le sociologue Hechter analysant le nationalisme, renforcent les mouvements ethno-régionaux ayant l’impression que leur ethnicité ou identité culturelle est la cause de leur précarité.

Si l’on regarde la situation en Irak, les Kurdes ne bénéficient pas de projets de développement étatique et sont même en marge du développement économique du pays puisqu’ils font l’objet de plusieurs politiques d’exclusions. La main-d’œuvre ouvrière étant majoritairement composée de travailleurs arabes venant de l’étranger, 20% de la population active des régions Kurdes est au chômage, et 15% des Kurdes souffrent de malnutrition depuis 2010. Les Kurdes d’Irak continuent à ce jour leurs revendications auprès du gouvernement irakien pour un octroi des mêmes droits économiques et des mêmes aides sociales que le reste de la population.

« Les forces irakiennes passent près d’une centrale thermique lors de leur avancée vers Kirkouk, le 16 octobre 2017 » (AFP/AHMAD AL-RUBAYE)

Les disparités de développement entre la région des Kurdes d’Irak et le reste du pays proviennent en partie d’une inégalité dans l’appropriation des ressources naturelles. De nature, ces ressources naturelles créent des inégalités économiques fortes entre ceux qui les possèdent et ceux qui aimeraient les posséder. La nationalisation du pétrole irakien désavantage alors les Kurdes, qui ne peuvent pas percevoir les profits émanant de son extraction, pourtant fait à proximité des villes proclamées kurdes. Le discours Kurde dénonce en 2007 la centralisation de la rente pétrolière par le gouvernement irakien. Par la suite, étant situés à côté de Kirkouk, ville pétrolière et économiquement importante pour l’Irak, les Kurdes s’approprient en 2013 un tiers des réserves irakiennes de pétrole, soit 45 milliards de barils. Cet acte est perçu comme une revendication pour un accès officiel aux gisements. Un sentiment d’ignorance les pousse à créer le projet de construire un oléoduc entre le nord de l’Irak et la Turquie, où les Kurdes de part et d’autre de celui-ci peuvent utiliser les profits réalisés avec l’extraction de pétrole pour leur propre développement.

Ayant désormais cet avantage économique, les Kurdes d’Irak l’utilisent comme argument pour asseoir leur nationalisme et obtenir une indépendance face à l’Irak.

Une nation lancée dans une quête difficile pour un État

Les Kurdes d’Irak représentent une nation. Les Kurdes sont liés par la culture, la langue, et même par des conditions de développement économique similaires. Mais il semblerait que les Kurdes, en quête d’un État indépendant et reconnu par la communauté internationale, restent bloqués pour le moment au stade de nation, dirigeant une région autonome appelée le Kurdistan d’Irak.

Les Kurdes lancent pour la première fois en 2005 un projet politique permettant d’établir un lien entre la société civile et le pouvoir central. Jalal Talabani devient chef de gouvernement irakien et peut donc représenter les intérêts des Kurdes à l’échelle du pays. Une modification de la Constitution irakienne de 2005 met l’emphase sur une autonomisation des différentes régions du pays. La région du Kurdistan irakien voit alors ses institutions étatiques s’unifier et une administration centrale Kurde se mettre doucement en place.

Une femme irakienne exprimant son soutien au leader kurde Jalal Talabani en distribuant des sucreries en bas des quartiers généraux de l’Union Patriotique kurde (UPK) (AFP Photo/Sabah Arar)

La quête d’indépendance du Kurdistan irakien et la création d’un État Kurde sont cependant nettement freinées par une division au sein des partis politiques présents dans la région. Les institutions nouvellement mises en place ne reflètent plus que les intérêts des élites politiques, en constante compétition pour le pouvoir. La société civile kurde doit faire le choix entre le Parti démocratique kurde (PDK), œuvrant majoritairement dans le Nord du Kurdistan irakien, et l’Union Patriotique kurde (UPK) opérant à partir du sud. Les deux partis, qui se sont mené une guerre fratricide depuis 1970, n’ont pas fini de diviser davantage la région et empêchent la création d’un gouvernement solide, pourtant nécessaire pour proclamer un État.

Un territoire tout aussi divisé

« Tag de messages d’amour à Erbil, capitale de la région autonome Kurde au nord de l’Irak, — SAFIN HAMED / AFP » Traduction par AFP : « Dans tes yeux, je vois le monde entier. C’est comme si j’étais à Damas »

La composante clé d’un État est son territoire. Sans territoire, une nation ne peut devenir un État juridiquement reconnu. Or, dans le cas des Kurdes, ceux-ci se retrouvent dispersés dans 4 pays différents : l’Irak, l’Iran, la Syrie et la Turquie. Les Kurdes d’Irak, tout comme les Kurdes de Syrie, d’Iran ou de Turquie parlent la même langue, ont les mêmes conditions de vie et une certaine marginalisation de la part de leurs gouvernements respectifs. Cependant, n’ayant pas de terres souveraines pour se regrouper, un État Kurde ne peut voir le jour. L’absence de territoire et de gouvernement central contraignent les Kurdes à rester une nation, communiquant au travers de 4 frontières.

Pour approfondir

« L’échec du nationalisme kurde : fragmentation, partisanisation, milicisation ». Confluences Méditerranée 100, no 1 (2017): 89‑100. https://doi.org/10.3917/come.100.0089.

AFP. « Irak : Face au conservatisme, les Kurdes taguent leur amour sur les murs ». Consulté le 4 octobre 2020. https://www.20minutes.fr/insolite/2829571-20200727-irak-face-conservatisme-kurdes-taguent-amour-murs.

Anderson Benedict (1996), L’imaginaire national, p. 19–21, 47 et 49–58

Andlauer, Anne. « Kirkouk: la quasi-totalité des champs pétroliers repris par Bagdad, fin du rêve d’indépendance kurde — 45eNord.ca ». Consulté le 4 octobre 2020. http://www.45enord.ca/2017/10/kirkouk-la-quasi-totalite-des-champs-petroliers-repris-par-bagdad-fin-du-reve-dindependance-kurde/.

Bakawan, Adel. « Le mythe de l’indépendance du Kurdistan irakien ». Confluences Méditerranée 91, no 4 (2014): 165‑79. https://doi.org/10.3917/come.091.0165.

Bozarslan, Hamit. « Le Kurdistan d’Irak aujourd’hui ». Critique internationale 29, no 4 (2005): 25‑36. https://doi.org/10.3917/crii.029.0025.

Brass Paul R., «Elite Competition and Nation Formation» [1979], p. 83–89. Extrait de: Ethnicity and Nationalism, New Dahli: Sage, 1991, p. 69–108.

Breuilly John, «The Functions of Nationalist Ideology». Extrait de: Nationalism and the State, Manchester UP, 1982, p. 381–390 et 396–401.

Deschamps, Dimitri. « Économie politique kurdo‑irakienne et entreprenariat libanais : mise en contexte d’une collaboration opportuniste ». Anatoli, no 8 (1 octobre 2017): 297‑325. https://doi.org/10.4000/anatoli.624.

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Hakem, Halkawt. « La longue marche de la langue kurde en Irak ». Maghreb — Machrek 222, no 4 (2014): 11‑26.https://doi.org/10.3917/machr.222.0011.

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Larose, Major Martin. « L’instrumentalisation Des Kurdes : Un Essai de Cadre Analytique », 2012, 126. https://www.cfc.forces.gc.ca/259/290/298/286/larose.pdf

Ma dissertation de culture générale. « Différence entre Etat et Nation puis…Etat-Nation… », 13 octobre 2017. http://www.madissertation.fr/archives/1573.

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RFI. « Irak: la Turquie lance une vaste opération militaire contre les rebelles kurdes », 17 juin 2020. https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20200617-irak-la-turquie-lance-l-opération-griffe-tigre-contre-les-rebelles-kurdes.

Wassermann Lucie et Hewson Jack. « Focus — Au Kurdistan irakien, les frappes turques contre le PKK divisent les Kurdes ». France 24, 28 septembre 2020. https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20200928-au-kurdistan-irakien-les-frappes-turques-contre-le-pkk-divisent-les-kurdes.

Wéry, Gauthier. « Les Kurdes d’Irak, grands gagnants de la guerre contre l’Etat islamique ? Une analyse à moyen terme », août 2015, 72. http://www.rhid.be/website/images/livres/focuspaper/FP33.pdf

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Camille Dubreucq
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BSc in International Studies, Peace and Security, at UdeM. MSc in Political Science at UofT. Interested by UN agencies and the Middle East. French/English.